Syndicats : les jaunes, les capitulards et les autres
Pourquoi appeler à une nouvelle grève simplement le 23 septembre, alors que le projet de réforme des retraites passe devant l’Assemblée nationale le 15 ? A la suite de l’extraordinaire mobilisation de mardi dernier – les plus importantes manifestations en France depuis 15 ans -, ne fallait-il pas battre le fer tant qu’il est chaud, augmenter la pression sur le gouvernement ? Certainement, si c’est le retrait du projet que l’on veut. Mais plumedepresse publie un document exclusif qui prouve toute l’ambiguïté de la CGT sur cette question.
Il y a d’abord les discours officiels, d’aucuns diront de façade : « Plus l’intransigeance dominera, plus l’idée de grèves reconductibles gagnera les esprits » , prévient le secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, dans un entretien accordé au Monde titré Nous n’avons pas l’intention de lâcher (la version gratuite ne livre qu’un rapide résumé, mais d’autres extraits sont livrés par L’Expansion). Sur le fond du dossier, il règle rapidement leur sort aux concessions lâchées par Nicolas Sarkozy après l’exceptionnelle mobilisation de mardi : « ce qu’il a annoncé est à la marge au regard des désaccords de fond. Le dispositif de la pénibilité reste subordonné à des critères médicaux et individuels. Le renvoi à des négociations de branches n’oblige à aucun résultat alors que le patronat y est hostile. Les aménagements sur les carrières longues restent flous et la réforme reste fondamentalement injuste. » D’où sa mise en garde : « on peut aller vers un blocage, une crise sociale d’ampleur. » Entre parenthèses, si les propositions sarkozystes sont évidemment loin de rendre acceptable un projet qui demeure inique, ainsi que le dénonce toute la gauche et les syndicats de salariés, c’est encore trop pour certains, comme le relaie le journal Les Echos : « Une autre salve de critiques, qui gênera beaucoup moins l’exécutif, est venue des organisations patronales : elles sont montées au créneau hier pour dénoncer à l’inverse l’élargissement de la prise en compte de la pénibilité. « Il y a là un risque non négligeable sur le bénéfice financier attendu de cette réforme », affirme la CGPME. » On parle là de gens qui vont mourir prématurément, atteints de maladies ou handicaps professionnels, et ce syndicat patronal répond « bénéfice financier » : obscène ! Au moins, c’est clair, on sait qui sont, avec l’UMP, nos ennemis de classe. Sans oublier évidemment le Medef, qui proposait les seuils de 63 et 67 ans et s’oppose à toute taxation du capital, de même qu’à un dispositif de prise en compte collective de la pénibilité. Parenthèse refermée : dans ce contexte, comment organiser la riposte et forcer le gouvernement à reculer ? Voici le communiqué commun signé par CFDT, CFE/CGC, CFTC, CGT, FSU et UNSA : « Fortes de la réussite exceptionnelle du 7 septembre les organisations syndicales considèrent que les annonces du président de la République, qui se voulaient une réponse aux mobilisations, ne modifient pas le caractère injuste et inacceptable de la réforme proposée. Réunies le 8 septembre 2010 elles décident de poursuivre et d’amplifier le processus de mobilisation pour obtenir des mesures justes et efficaces afin d’assurer la pérennité du système de retraites par répartition. Elles appellent à faire du mercredi 15 septembre, jour du vote par les députés du projet de loi, une journée forte d’initiatives et d’interpellations des députés, des membres du gouvernement et du Président de la République dans les départements et les circonscriptions. Avant le débat au Sénat elles décident de faire du jeudi 23 septembre une grande journée de grèves et de manifestations dans tout le pays. »
Le 23 septembre ? Sur @rrêt sur images, Daniel Schneidermann réagit ainsi à cette date, et il résume si parfaitement le fond de notre pensée que nous le citions déjà dans notre billet où nous appelions à la grève générale pour obtenir le retrait du projet : « Pourquoi pas plus tôt ? Deux millions et demie de personnes dans la rue, ça donnait de l’élan. Vu de loin, très humblement, il me semble que la seule action qui soit de nature à faire reculer le gouvernement, à le faire renoncer à ce report de l’âge légal de la retraite que chacun (…) juge suprêmement injuste, puisqu’il vise à faire payer par les ouvriers les retraites des cadres, la seule chose, c’est une grève générale reconductible, comme en 95. Avec blocage général de l’économie, pas de métros, trains à l’arrêt, et apoplexie quotidienne pour Jean-Pierre Pernaut. Hors de cette épreuve de force majeure, on est dans l’ajustement, le dosage, l’homéopathie. Donc, autant dire que les 60 ans (et 65 ans à taux plein), les syndicats font une croix dessus. » Ainsi donc, tout en proclamant, bravaches, « Nous n’avons pas l’intention de lâcher » , les syndicats auraient déjà capitulé ? Vous noterez que ni FO, ni Solidaires n’ont signé le communiqué commun. Explication dans La tribune : « Force Ouvrière et Solidaires ont confirmé ce jeudi leur participation à la nouvelle journée de grèves et de manifestations du 23 septembre contre la réforme des retraites décidée par six syndicats mercredi (…). Les deux centrales syndicales n’avaient pas signé l’appel de l’intersyndicale, souhaitant initialement ne pas attendre cette date pour manifester à nouveau. FO, dirigée par Jean-Claude Mailly, a précisé qu’elle défilera « sur son propre mot d’ordre » , à savoir l’exigence d’un retrait du texte gouvernemental. La centrale a également indiqué que ses syndicats mèneront des actions le 15 septembre, jour du vote du projet de loi à l’Assemblée nationale, en première lecture. C’est également ce qu’a a annoncé l’intersyndicale. De son côté, Solidaires a confirmé sa position prise mercredi de ne pas signer le communiqué commun. « Nous ne sommes pas d’accord sur la stratégie d’action qui consiste à reporter au 23 les suites du 7, a expliqué à Reuters Thierry Lescant, membre du secrétariat général. Il faut inscrire un mouvement dans la durée, impulser un rythme, une montée en puissance. Le 23 doit être suivi du 24, du 25, du 26… » Solidaires ne restera pas pour autant isolé ou inactif, a-t-il ajouté. « Nous appellerons à manifester le 23 sur la base de nos revendications et nous nous réservons le droit de lancer nos propres intiatives d’ici là. » On s’interroge sur ce refus des autres syndicats – moins dans le cas de la CFDT, que nous surnommions dans un billet de janvier 2009 Confédération française démobilisatrice des traîtres aux travailleurs ! – de réclamer le retrait du texte, puisqu’il est en fait inacceptable en tous points et qu’il conviendrait de tout reprendre à zéro. Ne pas imposer le retrait revient à négocier à partir de mauvaises bases, pour aboutir quoi qu’il advienne à un résultat catastrophique pour les salariés. Hélas, les directions syndicales semblent avoir choisi, en se gardant bien de le dire, la voie de cette complicité avec le gouvernement pour empêcher que la contestation en prenne trop d’ampleur. Ce que confirme un document que nous nous sommes procuré, émanant de l’Union départementale de la CGT de l’Isère.
Signé du secrétaire de l’UD, Patrick Brochier, ce courrier électronique adressé aux partenaires de l’intersyndicale est éloquent. Et qu’on ne nous objecte pas qu’il s’agit d’une correspondance privée ! Derrière ces organisations syndicales, il y a des militants qui paient leurs cotisations pour être représentés par ces gens-là. Ils ont le droit de savoir ce qui se trame et notre devoir d’informer nous impose cette publication, dusserait-elle faire grincer quelques dents. En voici donc le texte complet : « Aux camarades de la FSE, UNEF et UNL, copie aux OS de salariés : à la demande du secrétariat de l’UD réuni ce matin, il vous est demandé de réfléchir encore un instant concernant la phrase du RETRAIT que nous ne voulons pas voir figurer dans l’intervention publique demain place de Verdun. Ce qui est important, c’est que nous voulons tous d’autres solutions pour l’avenir de nos retraites et notamment vous les jeunes, retrait ou pas retrait. Stratégiquement, nous avons peur que le seul retrait soit une victoire sans lendemain car elle n’aurait pas résolu le problème du financement qui resterait entier. Et vraiment, relancer la bagarre derrière pour des solutions alternatives risque d’être très difficile… Donc, SVP, ne compliquez pas ce qui peut être très simple et ne change rien sur le fond de notre volonté commune de mettre le gouvernement sur le reculoir et qui va l’être si nous ne tombons pas dans ce type de débats démobilisateurs. Retirez cette phrase et tout sera OK pour demain. Sinon nous interprèterions cela comme une volonté de briser l’unité. FO a été écartée de la délégation en préfecture. L’intervention unitaire ne fait pas mention du retrait. Il n’est pas concevable que vous restiez sur cette position alors qu’il n’était pas prévu au départ d’autre intervention que celle unitaire des syndicats de salariés, qui sont les interlocuteurs du gouvernement sur ce sujet, devons-nous vous le rappeler. J’attends confirmation. »
Heureusement, la CGT s’est faite royalement envoyer sur les roses : « Nous sommes extrêmement surpris par ce courrier de l’UD CGT. Les divergences politiques entre les organisations syndicales unies dans l’action ne doivent pas avoir pour conséquences d’empêcher la liberté d’expression et d’analyse des organisations qui composent l’intersyndicale, répond Jean-Paul Portello, pour l’union syndicale Solidaires de l’Isère. Dans l’intersyndicale, tout le monde ne partage pas le même point de vue sur le retrait ou la négociation du projet. Le texte commun a été rédigé de façon à ne trahir aucune des analyses politiques. L’éviction de FO de la délégation syndicale en préfecture, et la menace d’éviction des syndicats de jeunesse, sont non seulement contraires au respect des différences de points vue et de l’unité d’action en cours, mais plus grave encore ils imposent à l’intersyndicale l’axe de la négociation. Ce débat n’a pas encore été tranché au niveau national, il n’a pas à l’être en Isère. Solidaires est favorable au RETRAIT du projet de loi, nous sommes en désaccord avec ceux qui privilégient la négociation du projet, néanmoins nous respectons ces choix et la volonté de les exprimer. Le contraire serait de la censure politique. C’est pourquoi nous ne tairons pas nos revendications, y compris devant le préfet. Ce serait naïf de croire que le préfet, le gouvernement et le patronat, ignorent nos différences d’analyse. Nous participerons donc à la délégation unitaire qui rencontrera le préfet, sur la base de l’appel commun et sans exclusion aucune des positions encore en débat. Si la CGT veut s’opposer à la liberté d’expression d’une ou plusieurs organisations signataires, ou si elle veut imposer un point de vue, quel qu’il soit, ce serait la CGT qui porterait la responsabilité politique de briser l’intersyndicale. » Peut-on imaginer que la position du syndicat de Bernard Thibault soit différente en Isère qu’ailleurs ? Que ces pressions pour empêcher de réclamer le retrait du projet n’obéissent pas à des directives nationales ? Nous vous en laissons juge. En attendant, si l’on veut obtenir la victoire dans le combat contre la réforme antisociale des retraites, il va falloir composer avec certains syndicats, pour reprendre l’expression du secrétaire cégétiste de l’Isère, pour le moins « sur le reculoir ».