En poésie, la parole est libre
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Essenine, Le Camarade
Le Camarade
Il était le fils d’un simple travailleur
Et ce qui est à dire de lui est très court.
Rien d’autre en lui que des cheveux tels la nuit
Et puis des regards bleu-ciel et tout doux.
Son père, de l’aube à la nuit,
Ployait le dos pour nourrir son petit.
Mais le petit n’avait rien à faire
Et il avait des camarades : le Christ, puis une chatte.
La chatte était vieille et sourde ;
Elle n’entendait ni les mouches, ni les souris.
Le Christ se tenait sur les mains de sa Mère
Et regardait de son icône les pigeons sous les toits.
Martin vécut et personne rien n’en sut.
Mornes tapotaient ses jours, comme sur du fer la pluie.
Le seul fait fut que parfois lors d’un pauvre dîner
Son père lui apprit à entonner : « Enfants de la patrie ! »
Il lui disait : « Tu grandiras et tu comprendras !
Tu devineras pourquoi nous sommes si malheureux ! »
Et sourdement tremblait son canif ébréché
Sur un croûton rassis du pain quotidien.
Mais sous les volets de voliges
Voici
Qu’un couple ailé de vents voltige,
Ceci
Avec la printanière armoise
D’eaux,
C’est le peuple russe en noise,
Flots.
Et c’est vagues mugissantes
Et c’est tempête chantante.
C’est, issue de bleue bruine,
Tout regard qui illumine.
C’est dans l’air gestes, grands gestes.
C’est cadavre sur cadavre.
C’est pire affre qui émiette
Les âpres dents de l’affre.
Tout est vol, envol.
Tout est cri, crie.
Dans la bouche où rien n’est sol
La source fuit…
Et brusque pour un homme a résonné,
L’heure toute dernière, l’heure toute mélancolie…
Mais croyez bien que lui ne s’est pas découragé
Devant la puissance des regards ennemis.
Son âme, comme devant,
Reste non-peureuse et forte
Vers l’espoir, elle se tend,
Sa droite qui nul sang ne porte
Il n’a pas en vain vécu,
N’a pas en vain fripé les fleurs,
Mais ses songes fanés plus
Ne vous sont semblables, fleurs !
Soudainement inopinément du seuil de sa maison
Lui parvint le dernier cri de son père moribond
Les yeux éteints, un bleu craintif aux lèvres
Il s’écroule à genoux étreignant le froid cadavre.
Mais voici, sourcils dressés, essuyant ses yeux du doigt,
Qu’il rentre en hâte en la chaumière, face aux icônes se met droit :
« Entends-tu, Jésus, Jésus ? Et vois-tu ? Je suis seul !
C’est Martin, ton camarde, qui vers toi clame, t’appelle.
Mon père est là qui gît tué, mais en lâche il n’est pas tombé.
Je l’entends qui nous appelle, ô mon Jésus de fidélité.
"Nous appelle : « Venez aider où le peuple russe bataille ! »
Nous ordonne : « Debout pour la Liberté, l’Egalité, le Travail ! »
Et, recevant accortement
Les sons de ces dits innocents,
Le Christ sur terre descend, quittant
Les Mains où rien ne va bougeant.
Main dans la main tous deux font route
Tandis que noire, noire est la nuit…
Et le Malheur boursoufle en outres
Les joues du silence gris.
Tout songe fleurit d’espérance
En un libre, éternel matin.
Le vent de février, câlin,
Sur leurs paupières à tous deux danse.
Halte soudain !… Des feux flamboient…
Une charge de cuivre aboie…
Et tombe terrassé de plomb,
Jésus l’enfançon.
Oyez :
Désormais, plus de Résurrection !
Son corps, on l’a livré pour l’inhumation.
Sur le lieu-dit
« Champ de Mars »
Il gît.
Mais là-bas où la Mère est restée,
Où Lui ne pourra plus être
Jamais,
A la petite fenêtre
Est assise la vieille chatte,
Elle attrape la lune avec ses pattes…
Martin se traîne par les champs
« Ô vous faucons ô mes faucons ,
Vous êtes en prison,
En prison ! »
Sa voix s’en va sourde, assourdie
Quelqu’un l’étouffe, quelqu’un l’étrangle,
Fait feu sur lui…
Et derrière les vitres bruit,
Sûr de lui,
Tantôt mourant, tantôt tonnant
A neuf son bruit,
Le cri
Tout ferraillis :
« DE-HEHEH-MOOO-CRAHAH-TIE ! »
Sergueï Essénine, (1895 – 1925) in Quatre poètes russes (Blok, Essénine, Maïakovski, Pasternak), anthologie réunie et traduite par Armand Robin,
éd. Le temps qu’il fait, 1985.
Il était le fils d’un simple travailleur
Et ce qui est à dire de lui est très court.
Rien d’autre en lui que des cheveux tels la nuit
Et puis des regards bleu-ciel et tout doux.
Son père, de l’aube à la nuit,
Ployait le dos pour nourrir son petit.
Mais le petit n’avait rien à faire
Et il avait des camarades : le Christ, puis une chatte.
La chatte était vieille et sourde ;
Elle n’entendait ni les mouches, ni les souris.
Le Christ se tenait sur les mains de sa Mère
Et regardait de son icône les pigeons sous les toits.
Martin vécut et personne rien n’en sut.
Mornes tapotaient ses jours, comme sur du fer la pluie.
Le seul fait fut que parfois lors d’un pauvre dîner
Son père lui apprit à entonner : « Enfants de la patrie ! »
Il lui disait : « Tu grandiras et tu comprendras !
Tu devineras pourquoi nous sommes si malheureux ! »
Et sourdement tremblait son canif ébréché
Sur un croûton rassis du pain quotidien.
Mais sous les volets de voliges
Voici
Qu’un couple ailé de vents voltige,
Ceci
Avec la printanière armoise
D’eaux,
C’est le peuple russe en noise,
Flots.
Et c’est vagues mugissantes
Et c’est tempête chantante.
C’est, issue de bleue bruine,
Tout regard qui illumine.
C’est dans l’air gestes, grands gestes.
C’est cadavre sur cadavre.
C’est pire affre qui émiette
Les âpres dents de l’affre.
Tout est vol, envol.
Tout est cri, crie.
Dans la bouche où rien n’est sol
La source fuit…
Et brusque pour un homme a résonné,
L’heure toute dernière, l’heure toute mélancolie…
Mais croyez bien que lui ne s’est pas découragé
Devant la puissance des regards ennemis.
Son âme, comme devant,
Reste non-peureuse et forte
Vers l’espoir, elle se tend,
Sa droite qui nul sang ne porte
Il n’a pas en vain vécu,
N’a pas en vain fripé les fleurs,
Mais ses songes fanés plus
Ne vous sont semblables, fleurs !
Soudainement inopinément du seuil de sa maison
Lui parvint le dernier cri de son père moribond
Les yeux éteints, un bleu craintif aux lèvres
Il s’écroule à genoux étreignant le froid cadavre.
Mais voici, sourcils dressés, essuyant ses yeux du doigt,
Qu’il rentre en hâte en la chaumière, face aux icônes se met droit :
« Entends-tu, Jésus, Jésus ? Et vois-tu ? Je suis seul !
C’est Martin, ton camarde, qui vers toi clame, t’appelle.
Mon père est là qui gît tué, mais en lâche il n’est pas tombé.
Je l’entends qui nous appelle, ô mon Jésus de fidélité.
"Nous appelle : « Venez aider où le peuple russe bataille ! »
Nous ordonne : « Debout pour la Liberté, l’Egalité, le Travail ! »
Et, recevant accortement
Les sons de ces dits innocents,
Le Christ sur terre descend, quittant
Les Mains où rien ne va bougeant.
Main dans la main tous deux font route
Tandis que noire, noire est la nuit…
Et le Malheur boursoufle en outres
Les joues du silence gris.
Tout songe fleurit d’espérance
En un libre, éternel matin.
Le vent de février, câlin,
Sur leurs paupières à tous deux danse.
Halte soudain !… Des feux flamboient…
Une charge de cuivre aboie…
Et tombe terrassé de plomb,
Jésus l’enfançon.
Oyez :
Désormais, plus de Résurrection !
Son corps, on l’a livré pour l’inhumation.
Sur le lieu-dit
« Champ de Mars »
Il gît.
Mais là-bas où la Mère est restée,
Où Lui ne pourra plus être
Jamais,
A la petite fenêtre
Est assise la vieille chatte,
Elle attrape la lune avec ses pattes…
Martin se traîne par les champs
« Ô vous faucons ô mes faucons ,
Vous êtes en prison,
En prison ! »
Sa voix s’en va sourde, assourdie
Quelqu’un l’étouffe, quelqu’un l’étrangle,
Fait feu sur lui…
Et derrière les vitres bruit,
Sûr de lui,
Tantôt mourant, tantôt tonnant
A neuf son bruit,
Le cri
Tout ferraillis :
« DE-HEHEH-MOOO-CRAHAH-TIE ! »
Sergueï Essénine, (1895 – 1925) in Quatre poètes russes (Blok, Essénine, Maïakovski, Pasternak), anthologie réunie et traduite par Armand Robin,
éd. Le temps qu’il fait, 1985.
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Re: En poésie, la parole est libre
Emouvant et magnifique Essenine.....
Vals- Messages : 2770
Date d'inscription : 10/07/2010
Re: En poésie, la parole est libre
DON QUICHOTTE
"Le chevalier de l'éternelle jeunesse
Suivit, vers la cinquantaine,
La raison qui battait dans son coeur.
Il partit un beau matin de juillet
Pour conquérir le beau, le vrai et le juste.
Devant lui c'était le monde
Avec ses géants absurdes et abjects
Et sous lui c'était la Rossinante
Triste et héroïque.
Je sais,
Une fois qu'on tombe dans cette passion
Et qu'on a un coeur d'un poids respectable
Il n'y a rien à faire, mon Don Quichotte, rien à faire,
Il faut se battre avec les moulins à vent.
Tu as raison,
Dulcinée est la plus belle femme du monde,
Bien sûr qu'il fallait crier cela
à la figure des petits marchands de rien du tout,
Bien sûr qu'ils devaient se jeter sur toi
Et te rouer de coups,
Mais tu es l'invincible chevalier de la soif
Tu continueras à vivre comme une flamme
Dans ta lourde coquille de fer
Et Dulcinée sera chaque jour plus belle."
.
NAZIM HIKMET
"Le chevalier de l'éternelle jeunesse
Suivit, vers la cinquantaine,
La raison qui battait dans son coeur.
Il partit un beau matin de juillet
Pour conquérir le beau, le vrai et le juste.
Devant lui c'était le monde
Avec ses géants absurdes et abjects
Et sous lui c'était la Rossinante
Triste et héroïque.
Je sais,
Une fois qu'on tombe dans cette passion
Et qu'on a un coeur d'un poids respectable
Il n'y a rien à faire, mon Don Quichotte, rien à faire,
Il faut se battre avec les moulins à vent.
Tu as raison,
Dulcinée est la plus belle femme du monde,
Bien sûr qu'il fallait crier cela
à la figure des petits marchands de rien du tout,
Bien sûr qu'ils devaient se jeter sur toi
Et te rouer de coups,
Mais tu es l'invincible chevalier de la soif
Tu continueras à vivre comme une flamme
Dans ta lourde coquille de fer
Et Dulcinée sera chaque jour plus belle."
.
NAZIM HIKMET
gérard menvussa- Messages : 6658
Date d'inscription : 06/09/2010
Age : 67
Localisation : La terre
Re: En poésie, la parole est libre
C’est là, à cette minute poignante où le poids des souffrances endurées semble devoir tout engloutir, que l’excès même de l’épreuve entraîne un changement de signe qui tend à faire passer l’indisponible humain du côté du disponible et à affecter ce dernier d’une grandeur qu’il n’eût pu se connaître sans cela (...)" Mais tu es l'invincible chevalier de la soif
Tu continueras à vivre comme une flamme
Dans ta lourde coquille de fer
Et Dulcinée sera chaque jour plus belle."
Il faut être allé au fond de la douleur humaine, en avoir découvert les étranges capacités, pour pouvoir saluer du même don sans limites de soi-même ce qui vaut la peine de vivre. La seule disgrâce définitive qui pourrait être encourue devant une telle douleur, parce qu’elle rendrait impossible cette conversion de signe, serait de lui opposer la résignation. Sous quelque angle que devant moi tu aies fait état des réactions auxquelles t’exposa le plus grand malheur que tu aies pu concevoir, je t’ai toujours vu mettre le plus haut accent sur la rébellion.
Il n’est pas, en effet, de plus éhonté mensonge que celui qui consiste à soutenir, même et surtout en présence de l’irréparable, que la rébellion ne sert à rien. La rébellion porte sa justification en elle-même, tout à fait indépendamment des chances qu’elle a de modifier ou non l’état de fait qui la détermine. Elle est l’étincelle dans le vent, mais l’étincelle qui cherche la poudrière.
André Breton, Arcane 17.
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Maäkovski, Cela
Est-ce vous
Qui comprendrez pourquoi,
Serein,
Sous une tempête de sarcasmes,
Au dîner des années future
J’apporte mon âme sur un plateau ?
Larme inutile coulant
De la joue mal rasée des places,
Je suis peut-être
Le dernier poète.
Vous avez vu
Comme se balance
Entre les allées de briques
Le visage strié de l’ennui pendu,
Tandis que sur le cou écumeux
Des rivières bondissantes,
Les ponts tordent leurs bras de pierre.
Le ciel pleure
Avec bruit,
Sans retenue,
Et le petit nuage
À au coin de la bouche,
Une grimace fripée,
Comme une femme dans l’attente d’un enfant
À qui dieu aurait jeté un idiot bancroche.
De ses doigts enflés couverts de poils roux, le soleil vous a épuisé de caresses, importun comme un bourdon.
Vos âmes sont asservies de baisers.
Moi, intrépide,
je porte aux siècles ma haine des rayons du jour ;
l’âme tendue comme un nerf de cuivre,
je suis l’empereur des lampes.
Venez à moi, vous tous qui avez déchiré le silence,
Qui hurlez,
Le cou serré dans les nœuds coulants de midi.
Mes paroles,
Simples comme un mugissement,
Vous révèleront
Nos âmes nouvelles,
Bourdonnantes
Comme l’arc électrique.
De mes doigts je n’ai qu’à toucher vos têtes,
Et il vous poussera
Des lèvres
Faites pour d’énormes baisers
Et une langue
Que tous les peuples comprendront.
Mais moi, avec mon âme boitillante,
Je m’en irai vers mon trône
Sous les voûtes usées, trouées d’étoiles.
Je m’allongerai,
Lumineux,
Revêtu de paresse,
Sur une couche moelleuse de vrai fumier,
Et doucement,
Baisant les genoux des traverses,
La roue d’une locomotive étreindra ton cou.
Si je croyais à l'outre-tombe...
Une promenade est facile.
Il suffit d'allonger le bras, –
la balle aussitôt
dans l'autre vie
tracera un chemin retentissant.
Que puis-je faire
si moi
de toutes mes forces
de tout mon cœur
en cette vie
en cet
univers
ai cru
crois.
Maïakovski, Cela, 1923
Qui comprendrez pourquoi,
Serein,
Sous une tempête de sarcasmes,
Au dîner des années future
J’apporte mon âme sur un plateau ?
Larme inutile coulant
De la joue mal rasée des places,
Je suis peut-être
Le dernier poète.
Vous avez vu
Comme se balance
Entre les allées de briques
Le visage strié de l’ennui pendu,
Tandis que sur le cou écumeux
Des rivières bondissantes,
Les ponts tordent leurs bras de pierre.
Le ciel pleure
Avec bruit,
Sans retenue,
Et le petit nuage
À au coin de la bouche,
Une grimace fripée,
Comme une femme dans l’attente d’un enfant
À qui dieu aurait jeté un idiot bancroche.
De ses doigts enflés couverts de poils roux, le soleil vous a épuisé de caresses, importun comme un bourdon.
Vos âmes sont asservies de baisers.
Moi, intrépide,
je porte aux siècles ma haine des rayons du jour ;
l’âme tendue comme un nerf de cuivre,
je suis l’empereur des lampes.
Venez à moi, vous tous qui avez déchiré le silence,
Qui hurlez,
Le cou serré dans les nœuds coulants de midi.
Mes paroles,
Simples comme un mugissement,
Vous révèleront
Nos âmes nouvelles,
Bourdonnantes
Comme l’arc électrique.
De mes doigts je n’ai qu’à toucher vos têtes,
Et il vous poussera
Des lèvres
Faites pour d’énormes baisers
Et une langue
Que tous les peuples comprendront.
Mais moi, avec mon âme boitillante,
Je m’en irai vers mon trône
Sous les voûtes usées, trouées d’étoiles.
Je m’allongerai,
Lumineux,
Revêtu de paresse,
Sur une couche moelleuse de vrai fumier,
Et doucement,
Baisant les genoux des traverses,
La roue d’une locomotive étreindra ton cou.
Si je croyais à l'outre-tombe...
Une promenade est facile.
Il suffit d'allonger le bras, –
la balle aussitôt
dans l'autre vie
tracera un chemin retentissant.
Que puis-je faire
si moi
de toutes mes forces
de tout mon cœur
en cette vie
en cet
univers
ai cru
crois.
Maïakovski, Cela, 1923
Azadi- Messages : 82
Date d'inscription : 27/12/2010
Re: En poésie, la parole est libre
Une Méditerranée s’invente aujourd’hui, par delà les désastres et les crimes. On en trouve une trace vive dans cette belle anthologie d'auteurs contemporains, dont j'essaierai de rendre compte régulièrement, en reproduisant quelques uns des textes qui la composent.
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Les poètes de la Méditerranée (1)
De Grèce, d'abord (c'est ainsi que commence cette anthologie), quelques textes piochés dans un semi-hasard --leur brièveté explique en partie leur choix.
LES MONTAGNES
D'abord il y eut la mer
Je suis né entouré d'îles
je suis une île surgie le temps de voir
la lumière, dure comme la pierre
puis sombrer.
Les montagnes sont venues après.
Je les ai choisies.
Il fallait bien que je partage un peu le poids
écrasant ce pays depuis des siècles.
VILLE DE LA GRECE DU SUD
Cette ville m'a brisé, comme jadis
pouvait me briser une ville
avec ses casernes ses usines vides
ses murs noirs aux tessons coupants
ses rues étroites, sèche, sans arbres
avec ses femmes noiraudes, vaguement salées
vives, changeantes, oeil de charbon
peau mate, et juste un peu suantes
comme il convient aux amours passagères
dans l'ombre d'une plage écartée
pleine de pierres, de goudron, de ferraille, de ronces.
Cette ville me guérit par ses nuits
Les nuits de mon pays, inchangées.
SCINTILLEMENT
Peinture grise de terminus des cars
verte de commissariat
marron de salon de coiffure le matin
blanc sale du dispensaire
à l'autre bout du port
couleur pistache d'épicerie familiale
sols en plastique et chewing-gums écrasés
tables en formica rayé
plafonds lisses et poutres de béton
toutes choses de même teinte éclairées
par les mêmes tubes fluorescents.
D'où ce scintillement qui lie
entre elles toutes les villes
inconnues et lointaines du sud.
Titos Patrikios
J'AI UNE PIERRE
Je lèche une pierre. Les pores de ma langue s'imbriquent avec les pores de la pierre. Ma langue se dessèche et traîne jusqu'à la face de la pierre touchant la terre, une moisissure collée sur elle comme du sang. Soudain je retrouve de la salive, elle mouille la pierre et la pierre glisse dans ma bouche.
Cette pierre je la nomme Œdipe. Car comme Œdipe elle est irrégulière avec deux profondes entailles où seraient les yeux. Elle aussi dégringole sur ses pieds enflés. Une fois immobile, elle cache sous elle une destinée, un reptile, mon moi oublié.
Cette pierre je la nomme Œdipe.
Car si par elle-même elle n'est rien, elle a la forme et le poids du choix. Je la nomme et la lèche.
Jusqu'à la fin de mon histoire.
Jusqu'à comprendre le mot choix.
Jusqu'à comprendre le mot fin.
LA CHALEUR
Dans la chaleur grecque
nos poitrines se collaient
ruisselantes,
je buvais ta sueur en même temps
que tes baisers
que ton ah
dans l'ombre du volet.
A l'heure où s'élevait
le midi féroce d'ici
toi aussi tu gonflais
avec tes mèches folles
tes cils divins
ton rire polyèdre
aux prismes salés de la passion.
Dans une telle fournaise
une telle immobilité
avec pour toute ombre
la noirceur du destin
les dessins de notre existence
paraissaient une équation d'insectes.
Août s'est infecté comme
une blessure ouverte
et les cigales intarissables
à nouveau ressemblaient au poète
quand le poème s'achève.
Pas un souffle...
La mouche qui enlaidit tout soigneusement
s'est posée sur ton sexe
et mange ta liqueur.
Passe le haut-parleur
du marchand de pastèques,
midi tombe
à mes pieds
tête coupée.
Katerina Anghelaki-Rooke
LA GRECE, TU VOIS...
La Grèce, tu vois, ce n'est pas seulement une plaie.
A l'heure creuse le café écumeux,
les radios les télés aux balcons,
couleur de bronze la Grèce à mes lèvres.
Sur les murets la glu du soleil
attrape les yeux comme des insectes.
Derrières les murets les maisons éventrées,
terrains de foot, hôpitaux, prisons
créatures du bon Dieu et instruments du diable
et conducteurs de tram buvant seuls
un petit vin râpeux d'Aràhova.
Là des braves ont dormi
le fusil au côté, le sommeil peuplé d'enfants pieds nus.
Des foulards de femmes, fières voilures, passaient,
tapis et couvertures dans l'eau du moulin.
A présent caillasse et godillots
dans ce broyeur de pierres
et conducteur de tram buvant seuls
un petit vin râpeux d'Aràhova.
Michalis Ganas
MON PERE VOULAIT CONSTRUIRE UNE MAISON
Mon père a usé sa vie à construire une maison.
Après-midi, jours fériés dans la petite cuisine
sans gâteaux sans aller au café.
En mourant il laissait une allée envahie d'herbes
des murs sans charpentes, sans crépi, depuis des années...
La roue tourne, comme disent les gens,
il s'est passé des choses, mon frère et moi
on s'est perdus de vue, on a su que le père était mort...
Voilà pourquoi ce soir je te regarde au fond des yeux.
C'est pour connaître un peu l'humble chaleur
que lui n'a pas connue.
Yorgos Markopoulos
LES MONTAGNES
D'abord il y eut la mer
Je suis né entouré d'îles
je suis une île surgie le temps de voir
la lumière, dure comme la pierre
puis sombrer.
Les montagnes sont venues après.
Je les ai choisies.
Il fallait bien que je partage un peu le poids
écrasant ce pays depuis des siècles.
VILLE DE LA GRECE DU SUD
Cette ville m'a brisé, comme jadis
pouvait me briser une ville
avec ses casernes ses usines vides
ses murs noirs aux tessons coupants
ses rues étroites, sèche, sans arbres
avec ses femmes noiraudes, vaguement salées
vives, changeantes, oeil de charbon
peau mate, et juste un peu suantes
comme il convient aux amours passagères
dans l'ombre d'une plage écartée
pleine de pierres, de goudron, de ferraille, de ronces.
Cette ville me guérit par ses nuits
Les nuits de mon pays, inchangées.
SCINTILLEMENT
Peinture grise de terminus des cars
verte de commissariat
marron de salon de coiffure le matin
blanc sale du dispensaire
à l'autre bout du port
couleur pistache d'épicerie familiale
sols en plastique et chewing-gums écrasés
tables en formica rayé
plafonds lisses et poutres de béton
toutes choses de même teinte éclairées
par les mêmes tubes fluorescents.
D'où ce scintillement qui lie
entre elles toutes les villes
inconnues et lointaines du sud.
Titos Patrikios
J'AI UNE PIERRE
Je lèche une pierre. Les pores de ma langue s'imbriquent avec les pores de la pierre. Ma langue se dessèche et traîne jusqu'à la face de la pierre touchant la terre, une moisissure collée sur elle comme du sang. Soudain je retrouve de la salive, elle mouille la pierre et la pierre glisse dans ma bouche.
Cette pierre je la nomme Œdipe. Car comme Œdipe elle est irrégulière avec deux profondes entailles où seraient les yeux. Elle aussi dégringole sur ses pieds enflés. Une fois immobile, elle cache sous elle une destinée, un reptile, mon moi oublié.
Cette pierre je la nomme Œdipe.
Car si par elle-même elle n'est rien, elle a la forme et le poids du choix. Je la nomme et la lèche.
Jusqu'à la fin de mon histoire.
Jusqu'à comprendre le mot choix.
Jusqu'à comprendre le mot fin.
LA CHALEUR
Dans la chaleur grecque
nos poitrines se collaient
ruisselantes,
je buvais ta sueur en même temps
que tes baisers
que ton ah
dans l'ombre du volet.
A l'heure où s'élevait
le midi féroce d'ici
toi aussi tu gonflais
avec tes mèches folles
tes cils divins
ton rire polyèdre
aux prismes salés de la passion.
Dans une telle fournaise
une telle immobilité
avec pour toute ombre
la noirceur du destin
les dessins de notre existence
paraissaient une équation d'insectes.
Août s'est infecté comme
une blessure ouverte
et les cigales intarissables
à nouveau ressemblaient au poète
quand le poème s'achève.
Pas un souffle...
La mouche qui enlaidit tout soigneusement
s'est posée sur ton sexe
et mange ta liqueur.
Passe le haut-parleur
du marchand de pastèques,
midi tombe
à mes pieds
tête coupée.
Katerina Anghelaki-Rooke
LA GRECE, TU VOIS...
La Grèce, tu vois, ce n'est pas seulement une plaie.
A l'heure creuse le café écumeux,
les radios les télés aux balcons,
couleur de bronze la Grèce à mes lèvres.
Sur les murets la glu du soleil
attrape les yeux comme des insectes.
Derrières les murets les maisons éventrées,
terrains de foot, hôpitaux, prisons
créatures du bon Dieu et instruments du diable
et conducteurs de tram buvant seuls
un petit vin râpeux d'Aràhova.
Là des braves ont dormi
le fusil au côté, le sommeil peuplé d'enfants pieds nus.
Des foulards de femmes, fières voilures, passaient,
tapis et couvertures dans l'eau du moulin.
A présent caillasse et godillots
dans ce broyeur de pierres
et conducteur de tram buvant seuls
un petit vin râpeux d'Aràhova.
Michalis Ganas
MON PERE VOULAIT CONSTRUIRE UNE MAISON
Mon père a usé sa vie à construire une maison.
Après-midi, jours fériés dans la petite cuisine
sans gâteaux sans aller au café.
En mourant il laissait une allée envahie d'herbes
des murs sans charpentes, sans crépi, depuis des années...
La roue tourne, comme disent les gens,
il s'est passé des choses, mon frère et moi
on s'est perdus de vue, on a su que le père était mort...
Voilà pourquoi ce soir je te regarde au fond des yeux.
C'est pour connaître un peu l'humble chaleur
que lui n'a pas connue.
Yorgos Markopoulos
Dernière édition par Babel le Mer 29 Fév - 10:18, édité 1 fois
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Les poètes de la Méditerranée (2)
Turquie
LA PASSION EST DURABLE
Je me suis perdue
Comme un chien qui guette un enfant
Le cœur éperdu d’attente
Je me suis perdue
Des cris, bizarrement l’écho
des voix ne revient pas
Je me suis perdue
Ils composent comptent jusqu’au dernier
Le dernier a filé de la mémoire, l’appel est interrompu
Je me suis perdue
On lit le nom de tout le monde, le sien est tombé
Je me suis perdue
Dormir et se réveiller côte à côte pendant des années
Toujours ensemble tendre les bras vers l’eau et le pain
Discuter, se disputer, s’aimer
Mais où est la passion où est-elle donc
Je me suis perdue
Pour certains c’était la tristesse pour d’autres la nostalgie
Certains étaient fous d’amour d’autres oubliaient
Vous tous aimez les morts et les tombes
Ca ne durera pas longtemps un jour moi aussi j’attendrai
Gulten Akin
Bruits de pas dont tu te souviens.
Portes qui grincent.
Un silence gluant
qui grimpe.
Secrète et coupe-gorge
l’impudente obscurité.
Niellé le mur d’une noire peau de raisin,
une rognure d’ongle, une dent cassée,
un œil meurtri et l’odeur de chair brûlée.
Bruits de pas dont tu te souviens.
Il t’en souvient :
Il était un mur
sur le mur un arbre
et sur l’arbre un oiseau avait posé son nid.
Démoli le mur.
Séché l’arbre.
Défait le nid.
Il t’en souvient :
Odeur de geôle de la cour arrosée.
Souffles retenus.
Murailles fripées.
Déchirées les mappemondes –
un ami change de trottoir
dans sa lettre jamais rédigée –
Et de la mer, il est brisé le miroir.
Il t’en souvient :
Un paysage du pays
à travers la porte entrebâillée.
ô
âge de pierres muettes !
MIROIR BRISE
Etal de pastèques, lampe à huile, bougie de spermaceti :
trois petits mots magiques ;
un enfant de douze ans rentrant de sa garde de nuit,
toi qui as dit : « Mon enfance », c’est à la poursuite
d’une gazelle que tu es parti.
De la rue derrière parvient le son d’une prière, ou sinon
récite-t-on le Coran dans une maison,
dans la cour au puits tu pénètres en ouvrant la porte en bois
ton nez à l’affût, l’odeur d’huile brûlée sur la poêle
des femmes arrangent leurs jupes, attachent leurs foulards,
tu retires tes souliers avant de franchir le seuil
tu regardes ton gros orteil au travers de ta chaussette trouée
Comme un fou tu traverses la nuit, ton souffle se coupe,
ils crient dans ton dos et jettent des pierres grosses comme des poings :
« Malappris, ce vicieux épiait à la fenêtre. »
Ozdemir Ince
HERITAGE DE L’ORIENT
nous étions trois frères beaux garçons, et la mort,
la mort était le plus jeune d’entre nous
le grand poème de l’orient nous était échu
il était comme un fleuve et il était à nous
répandus sur les mille routes de la soie
blottis en ses bras profonds
comme un bouton de rose
comme laine brute, safran, kilim,
après tant de souffrances,
de notre exil, telle une fondation pieuse,
fière et ruinée, peu à peu nous avons vu la fin
nous étions trois frères beaux garçons
et la mort était le plus jeune d’entre nous
le grand poème de l’orient nous était échu
plus tard notre registre de derviches a été clos
le jour fut mouton noir et la nuit chevreau
et mon jumeau qui était une fontaine nomade
comme un campement a fait lever le poème
sans regarder aux pentes ni aux pierres
sur les routes des épices nos genoux ont fléchi
un pas après l’autre
comme un thrène effrayant il nous a fait passer
il nous a fait déboucher dans la plaine
le grand poème de l’orient nous était échu
POEMES A ORPHEE
I
Tout n’est que cancer ! nous
n’avons pu arracher à cette ville
dévastée et pathologique les misères
répugnantes et souillées… on en a tant vu….
les sentiments forment des rhizomes, il y a
des caillots dans le sang ; nous avons
atteint le cancer du mot :
cette ville ne manquait pas
de mots abrupts et de poèmes
disponibles comme des pierres…
son amour s’appelle destruction : sa défaite
implique maintenant l’espoir ;
si elle est au ciel la sphère que
l’on abandonne sans fracas pour lentement
se défaire est rude, très rude…
désormais même la tristesse ne rend plus
triste ; la douleur a oublié la douleur ;
nous en sommes à ne plus distinguer le soleil d’une bougie
une maladie contagieuse ; les portes pourrissent
sur place ; il n’y a plus aucun sens à les ouvrir
ni à les fermer…
Hilmi Yavuz
LA PASSION EST DURABLE
Je me suis perdue
Comme un chien qui guette un enfant
Le cœur éperdu d’attente
Je me suis perdue
Des cris, bizarrement l’écho
des voix ne revient pas
Je me suis perdue
Ils composent comptent jusqu’au dernier
Le dernier a filé de la mémoire, l’appel est interrompu
Je me suis perdue
On lit le nom de tout le monde, le sien est tombé
Je me suis perdue
Dormir et se réveiller côte à côte pendant des années
Toujours ensemble tendre les bras vers l’eau et le pain
Discuter, se disputer, s’aimer
Mais où est la passion où est-elle donc
Je me suis perdue
Pour certains c’était la tristesse pour d’autres la nostalgie
Certains étaient fous d’amour d’autres oubliaient
Vous tous aimez les morts et les tombes
Ca ne durera pas longtemps un jour moi aussi j’attendrai
Gulten Akin
Bruits de pas dont tu te souviens.
Portes qui grincent.
Un silence gluant
qui grimpe.
Secrète et coupe-gorge
l’impudente obscurité.
Niellé le mur d’une noire peau de raisin,
une rognure d’ongle, une dent cassée,
un œil meurtri et l’odeur de chair brûlée.
Bruits de pas dont tu te souviens.
Il t’en souvient :
Il était un mur
sur le mur un arbre
et sur l’arbre un oiseau avait posé son nid.
Démoli le mur.
Séché l’arbre.
Défait le nid.
Il t’en souvient :
Odeur de geôle de la cour arrosée.
Souffles retenus.
Murailles fripées.
Déchirées les mappemondes –
un ami change de trottoir
dans sa lettre jamais rédigée –
Et de la mer, il est brisé le miroir.
Il t’en souvient :
Un paysage du pays
à travers la porte entrebâillée.
ô
âge de pierres muettes !
MIROIR BRISE
Etal de pastèques, lampe à huile, bougie de spermaceti :
trois petits mots magiques ;
un enfant de douze ans rentrant de sa garde de nuit,
toi qui as dit : « Mon enfance », c’est à la poursuite
d’une gazelle que tu es parti.
De la rue derrière parvient le son d’une prière, ou sinon
récite-t-on le Coran dans une maison,
dans la cour au puits tu pénètres en ouvrant la porte en bois
ton nez à l’affût, l’odeur d’huile brûlée sur la poêle
des femmes arrangent leurs jupes, attachent leurs foulards,
tu retires tes souliers avant de franchir le seuil
tu regardes ton gros orteil au travers de ta chaussette trouée
Comme un fou tu traverses la nuit, ton souffle se coupe,
ils crient dans ton dos et jettent des pierres grosses comme des poings :
« Malappris, ce vicieux épiait à la fenêtre. »
Ozdemir Ince
HERITAGE DE L’ORIENT
nous étions trois frères beaux garçons, et la mort,
la mort était le plus jeune d’entre nous
le grand poème de l’orient nous était échu
il était comme un fleuve et il était à nous
répandus sur les mille routes de la soie
blottis en ses bras profonds
comme un bouton de rose
comme laine brute, safran, kilim,
après tant de souffrances,
de notre exil, telle une fondation pieuse,
fière et ruinée, peu à peu nous avons vu la fin
nous étions trois frères beaux garçons
et la mort était le plus jeune d’entre nous
le grand poème de l’orient nous était échu
plus tard notre registre de derviches a été clos
le jour fut mouton noir et la nuit chevreau
et mon jumeau qui était une fontaine nomade
comme un campement a fait lever le poème
sans regarder aux pentes ni aux pierres
sur les routes des épices nos genoux ont fléchi
un pas après l’autre
comme un thrène effrayant il nous a fait passer
il nous a fait déboucher dans la plaine
le grand poème de l’orient nous était échu
POEMES A ORPHEE
I
Tout n’est que cancer ! nous
n’avons pu arracher à cette ville
dévastée et pathologique les misères
répugnantes et souillées… on en a tant vu….
les sentiments forment des rhizomes, il y a
des caillots dans le sang ; nous avons
atteint le cancer du mot :
cette ville ne manquait pas
de mots abrupts et de poèmes
disponibles comme des pierres…
son amour s’appelle destruction : sa défaite
implique maintenant l’espoir ;
si elle est au ciel la sphère que
l’on abandonne sans fracas pour lentement
se défaire est rude, très rude…
désormais même la tristesse ne rend plus
triste ; la douleur a oublié la douleur ;
nous en sommes à ne plus distinguer le soleil d’une bougie
--heures cancérigènes !...
l’amour donne la nausée commeune maladie contagieuse ; les portes pourrissent
sur place ; il n’y a plus aucun sens à les ouvrir
ni à les fermer…
--rien…il n’y a rien…
Hilmi Yavuz
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Les poètes de la Méditerranée (3)
Syrie
Moins célèbre qu'Adonis, mais d'une inspiration aussi puissante, Nazih Abou Afach.
Ruines et clôtures
mouchoirs et civières
tel est mon cœur
Mulets accablés, arbres dénudés
enfants usés, fleurs étiolés
amas de crânes, livres, plumes d’oiseaux :
tel est mon cœur
Bombe
mur sombre et voie barrée
noces comptées en mois et funérailles en jours
« Embrasse-moi, que je t’abatte »
« Je te donne mon cœur, tu m’offres le gibet »
sirènes d’alarmes et cercueils
vieux fers et tintements factices
épitaphes pâlies et carnages d’exportation :
tel est mon cœur
Amis et cannibales
rues et stèles du souvenir
heures infinies… de six à deux et demie
heures infinies… de neuf à demain ou après-demain
de demain aux années à venir
heures qui s’étirent, débordant les besoins du cœur
vastes étendues, débordant les besoins des pas
balles de fusil et poignards, débordant les besoins des morts
volatiles décrépits et cages d’excellente facture
modulation de fréquence
dix lys flétris et cinq oiseaux muets
chat noir bourré de poussière, paille et ressorts détraqués
coupe-ongle
avis postaux ignorés
voyageurs et assassins, compliments bons à tirer
avertissements en recommandé : « Veuillez excuser notre refus »
dernière heure du dernier jour du neuvième mois :
tel est mon cœur
Seigneurs de jadis et seigneurs de ce jour
montagnes pelées et cœurs rongés par l’acide :
tel est mon cœur
Et vous… que faites-vous de nous ?
Vous…
Tant de tristesses calculées, de mornes sourires !
Et nous… que faisons-nous ? possédons-nous ?
Nous regorgeons de temps pour tirer sur les papillons, les nuages et les idées neuves
regorgeons d’espace pour les bastilles, les cercueils et les cimetières d’enfants
détenons grands sanglots et très intimes secrets
titres de livres mauvais parlant d’amour, élevage de poulets et fleurs interdites
Mais vous… que faites-vous de nous ?
Et nous… que possédons-nous ?
A voir les belles mallettes pour contrats de vente, ordres de tuer
et permis d’inhumer
A nous les poches pour réchauffer nos doigts et sauver les poèmes de contrebande
A vous la terre
A nous les cartes et les mappemondes en relief
A nous les rêves inouïs et le petit lopin
suffisant pour rassurer nos enfants :
« Les morts prennent leur lait et s’en vont dormir »
Ce que nous faisons très exactement :
prenons notre lot de coups de fouet, épidémies, attaques aériennes
de visages moroses, cachots… et nous allons au cimetière
Nous, les humains,
nos temps sont noirs, nos cœurs très blancs
Nous, les humains,
nos horizons sont vastes, nos logis très étroits
Nous, les humains,
La mort est diligente, notre vie très coûteuse
Pour nous, rien de plus
Notre porte s’ouvre sur la rue :
si aisément viendraient les sangliers pour dérober mes os la nuit !
Basses sont nos fenêtres :
sans peine entreraient les vigiles pour écouter le murmure du sang dans mes veines !
De verre, notre façade :
si promptement les corbeaux épieraient-ils les sanglots de mon âme !
Au fond, une mince paroi et aucun passage secret
peu de chambres et point de vue sur le fleuve
point de sortie à l’arrière :
si aisément s’introduiraient les voleurs pour s’emparer de mon corps !
Corps si lourd… et je ne sais imiter les oiseaux
âme accablée… et je ne trouve le sommeil
cœur gorge de temps… et je ne puis oublier
Eux, ils emplissent la terre… moi, je suis voué à la pesanteur
Eux, ils emplissent la terre…
moi, je ne suis ni aérien, ni transparent
Ah… si aisément mourrai-je… si durement !
Homme infortuné… pourquoi ce corps ?
Egaré dans le jour
égaré dans la nuit
cristal brisé, fumée évanescente
fleur dans le cœur et balle de plomb pour fin
L’amour ni la musique
le baiser ni l’oiseau
le ciel ni les cantiques
ne donnent à la vie bonheur, au rêve douceur
Démarche chancelante et corps fluet
cœur blanc et doigts sans force…
Le temps demeure étroit
et la pierre ne prend saveur
Les arbres inspirent l’automne,
les enfants le massacre,
les passereaux le plomb,
les galettes de pain la famine :
égaré dans la nuit
égaré dans le jour
fleur dans le cœur
et balle de plomb pour fin
Ô
petit
enfant
endormi
dans
un coin
Que faire des heures…
Que faire des lieux…
si nous ne pouvons rire
ne pouvons aimer…
Sans foyer ni jardin
mur ni arbre…
Et nous ne sommes point papillons
n’avons griffes à nos doigts
Venons de la terre, mais ne la foulons pas
Toi et moi…
toi et moi
rivières s’écoulant dans un nuage
toi et moi…
lièvre craintif et sarcelle immolée
Que faire des heures
que faire des lieux
Ô temps étroit
ô vaste terre !
Ni assassin
ni saint,
tu ne peux vivre
ne peux mourir
Au commencement Dieu créa l’homme :
le cou pour les virevoltes du regard
la bouche pour le baiser
le cœur pour le battement
les ongles pour les papouilles
les dents pour le sourire
les bras pour l’étreinte
et le corps pour l’amour
les yeux pour la fleur
et la feuille de papier
pour l’écriture
A la fin Dieu créa l’homme
le cou pour la lame
le cœur pour la balle de fusil
les bras pour la hache
le corps pour la bombe
les dents pour le marteau
les ongles pour les pinces
les yeux pour les clous
et la feuille de papier
pour le feu
Ô homme surprenant… pourquoi ce corps ?
Ni assassin
ni saint,
tu ne peux vivre
ne peux mourir
Fleur dans le cœur et balle de plomb pour fin
Ô
grand
enfant
endormi
dans
un coin
Moins célèbre qu'Adonis, mais d'une inspiration aussi puissante, Nazih Abou Afach.
Ô TEMPS ETROIT… Ô VASTE TERRE
« Que font les morts
de dix lys flétris et cinq oiseaux muets ? »
de dix lys flétris et cinq oiseaux muets ? »
Ruines et clôtures
mouchoirs et civières
tel est mon cœur
Mulets accablés, arbres dénudés
enfants usés, fleurs étiolés
amas de crânes, livres, plumes d’oiseaux :
tel est mon cœur
Bombe
mur sombre et voie barrée
noces comptées en mois et funérailles en jours
« Embrasse-moi, que je t’abatte »
« Je te donne mon cœur, tu m’offres le gibet »
sirènes d’alarmes et cercueils
vieux fers et tintements factices
épitaphes pâlies et carnages d’exportation :
tel est mon cœur
Amis et cannibales
rues et stèles du souvenir
heures infinies… de six à deux et demie
heures infinies… de neuf à demain ou après-demain
de demain aux années à venir
heures qui s’étirent, débordant les besoins du cœur
vastes étendues, débordant les besoins des pas
balles de fusil et poignards, débordant les besoins des morts
volatiles décrépits et cages d’excellente facture
modulation de fréquence
dix lys flétris et cinq oiseaux muets
chat noir bourré de poussière, paille et ressorts détraqués
coupe-ongle
avis postaux ignorés
voyageurs et assassins, compliments bons à tirer
avertissements en recommandé : « Veuillez excuser notre refus »
dernière heure du dernier jour du neuvième mois :
tel est mon cœur
Seigneurs de jadis et seigneurs de ce jour
montagnes pelées et cœurs rongés par l’acide :
tel est mon cœur
**
Et vous… que faites-vous de nous ?
Vous…
Tant de tristesses calculées, de mornes sourires !
Et nous… que faisons-nous ? possédons-nous ?
Nous regorgeons de temps pour tirer sur les papillons, les nuages et les idées neuves
regorgeons d’espace pour les bastilles, les cercueils et les cimetières d’enfants
détenons grands sanglots et très intimes secrets
titres de livres mauvais parlant d’amour, élevage de poulets et fleurs interdites
Mais vous… que faites-vous de nous ?
Et nous… que possédons-nous ?
A voir les belles mallettes pour contrats de vente, ordres de tuer
et permis d’inhumer
A nous les poches pour réchauffer nos doigts et sauver les poèmes de contrebande
A vous la terre
A nous les cartes et les mappemondes en relief
A nous les rêves inouïs et le petit lopin
suffisant pour rassurer nos enfants :
« Les morts prennent leur lait et s’en vont dormir »
Ce que nous faisons très exactement :
prenons notre lot de coups de fouet, épidémies, attaques aériennes
de visages moroses, cachots… et nous allons au cimetière
Nous, les humains,
nos temps sont noirs, nos cœurs très blancs
Nous, les humains,
nos horizons sont vastes, nos logis très étroits
Nous, les humains,
La mort est diligente, notre vie très coûteuse
Pour nous, rien de plus
**
Notre porte s’ouvre sur la rue :
si aisément viendraient les sangliers pour dérober mes os la nuit !
Basses sont nos fenêtres :
sans peine entreraient les vigiles pour écouter le murmure du sang dans mes veines !
De verre, notre façade :
si promptement les corbeaux épieraient-ils les sanglots de mon âme !
Au fond, une mince paroi et aucun passage secret
peu de chambres et point de vue sur le fleuve
point de sortie à l’arrière :
si aisément s’introduiraient les voleurs pour s’emparer de mon corps !
Corps si lourd… et je ne sais imiter les oiseaux
âme accablée… et je ne trouve le sommeil
cœur gorge de temps… et je ne puis oublier
Eux, ils emplissent la terre… moi, je suis voué à la pesanteur
Eux, ils emplissent la terre…
moi, je ne suis ni aérien, ni transparent
Ah… si aisément mourrai-je… si durement !
Homme infortuné… pourquoi ce corps ?
**
Egaré dans le jour
égaré dans la nuit
cristal brisé, fumée évanescente
fleur dans le cœur et balle de plomb pour fin
L’amour ni la musique
le baiser ni l’oiseau
le ciel ni les cantiques
ne donnent à la vie bonheur, au rêve douceur
Démarche chancelante et corps fluet
cœur blanc et doigts sans force…
Le temps demeure étroit
et la pierre ne prend saveur
Les arbres inspirent l’automne,
les enfants le massacre,
les passereaux le plomb,
les galettes de pain la famine :
égaré dans la nuit
égaré dans le jour
fleur dans le cœur
et balle de plomb pour fin
Ô
petit
enfant
endormi
dans
un coin
Que faire des heures…
Que faire des lieux…
si nous ne pouvons rire
ne pouvons aimer…
Sans foyer ni jardin
mur ni arbre…
Et nous ne sommes point papillons
n’avons griffes à nos doigts
Venons de la terre, mais ne la foulons pas
Toi et moi…
toi et moi
rivières s’écoulant dans un nuage
toi et moi…
lièvre craintif et sarcelle immolée
Que faire des heures
que faire des lieux
Ô temps étroit
ô vaste terre !
**
Ni assassin
ni saint,
tu ne peux vivre
ne peux mourir
Au commencement Dieu créa l’homme :
le cou pour les virevoltes du regard
la bouche pour le baiser
le cœur pour le battement
les ongles pour les papouilles
les dents pour le sourire
les bras pour l’étreinte
et le corps pour l’amour
les yeux pour la fleur
et la feuille de papier
pour l’écriture
A la fin Dieu créa l’homme
le cou pour la lame
le cœur pour la balle de fusil
les bras pour la hache
le corps pour la bombe
les dents pour le marteau
les ongles pour les pinces
les yeux pour les clous
et la feuille de papier
pour le feu
Ô homme surprenant… pourquoi ce corps ?
**
Ni assassin
ni saint,
tu ne peux vivre
ne peux mourir
Fleur dans le cœur et balle de plomb pour fin
Ô
grand
enfant
endormi
dans
un coin
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Les poètes de la Méditerranée (4)
Israël
TU DORS, ORIENT
1.
à l’heure qu’il est, ici, le champ
est l’abysse du ciel
sur les branches bruissent
des anges qui attisent le feu
un vent vient balayer
l’œil, la poussière,
révélant ce qui se cache
au-dedans du visible.
Et si cela n’est pas une
montagne c’est un dieu
et un homme crie
vers les montagnes
tu dors, Orient
2.
J’entends
un cheval mâcher
son souffle
j’entends.
Une légère hésitation de paille
le consume entièrement
Le vent fait galoper des herbes affolées,
avive un brasier près d’une haie.
De jour en jour les abeilles
s’adoucissent. Au-dedans
des fleurs une lampe
comme une bouche
3.
dans les champs, du bleu
franchit la frontière
du non-visible.
Sur les genoux de l’air
se repose un faucon (de la famille du
feu) qui se transforme en poussière
dans les naseaux du soleil.
Roche calcaire compacte
atteste que des animaux
sauvages et grands rôdent
tenant bride cachée.
Mais quelque chose manque
et tu ne sais pas
où pose ni comment
ce manque
4.
j’écoute la substance
au fon de l’œil
dans l’immédiat
Est-ce le corps de Dieu ?
Et l’enfant s’agenouille
tout près.
Le Levant passe devant lui
avec ses poches tirées
dehors.
Il colporte la nouvelle
de main en main,
reprend pied.
A gauche le vieux jardin
ne cesse de sombrer
perdu dans le bleu
de l’Orient.
Israël Eliraz
LA VENGEANCE DE L’ENFANT BEGUE
Je parle aujourd’hui en souvenir des mots coincés autrefois
dans ma bouche
en souvenir des roues dentées broyant les syllabes
sous la langue et sentant la poudre à canon
entre le palais et les lèvres sombres.
Je rêvais alors de faire passer ces mots clandestins camouflés comme des
marchandises de contrebande
dans les cavernes de la bouche,
déchirer l’emballage de carton et arracher
les jouets de l’alphabet.
La maîtresse, posant une main sur mon épaule, racontait que Moïse
bégayait aussi et pourtant il avait atteint le mont Sinaï.
Ma montagne à moi, c’était une fillette assise
à mes côtés dans la classe, mais je n’avais de braise dans le buisson ardent
de la bouche
pour attiser, devant elle,
les paroles consumées d’amour.
BLUES DU TROISIEME BAISER
Elle était presque la première et j’ai voulu l’appeler Eve.
Elle m’appelait Peugeot car j’étais son 306e .
Quelques années nous séparaient –elle les avait en plus— et jusque-là
je n’avais jamais fait de stop dans des voitures qui n’arrêtaient pas.
Nous étions debout près de la haie de l’école agricole et sous
nos pieds on pouvait entendre comment
dans les tuyaux d’arrosage l’eau adoucissait
un secret à la terre.
« Si tu y plantes un fer à cheval, disait-elle, dans un an
un cheval y poussera », et « Si, disais-je, tu y plantes un ventilateur,
en un instant s’élèvera la robe de Marilyn Monroe. »
Un instant plus tard ses lèvres ont commencé à se dissoudre comme le sable
et sa langue s’est lancée vers mon visage
comme les restes d’une vague.
A ce moment-là le monde était scindé entre ceux qui fermaient les yeux
et les tambours du champ d’honneur
du crépuscule.
Voilà pourquoi je n’ai pas vu près de moi les roues du tracteur
qui passait éclaboussant l’eau des flaques,
ni les éclats de boue, comme des baisers volants, giclant
sur les muscles des nuages condamnés, le soir venu, à
faire basculer le soleil
dans la mer.
Ronny Somech
Abrahimon le terrible
Vient joue avec moi ma couche
Et toute son abrahamité s’est détachée de moi
Comme les lys du b, ton de la tige
son ventre était doux comme maman
Nous étions moi Loth moi et lui à son niveau des frères
Et j’ai découpé pour lui dans le ciel
Les noms de tous les animaux des pensées—
Mais dans le ventre on m’a coupée
La voix d’Abraham Abrahoum de lui
Et il s’est approché m’a appelée ma mort
Abraham mon frère étreins-moi
Avec toi et peut s’arrêter en moi
Sa paume sur l’odeur du champ sur mon sein
Toute la nuit je l’ai longé
Toute la nuit
Nurith Zarchi
TU DORS, ORIENT
1.
à l’heure qu’il est, ici, le champ
est l’abysse du ciel
sur les branches bruissent
des anges qui attisent le feu
un vent vient balayer
l’œil, la poussière,
révélant ce qui se cache
au-dedans du visible.
Et si cela n’est pas une
montagne c’est un dieu
et un homme crie
vers les montagnes
tu dors, Orient
2.
J’entends
un cheval mâcher
son souffle
j’entends.
Une légère hésitation de paille
le consume entièrement
Le vent fait galoper des herbes affolées,
avive un brasier près d’une haie.
De jour en jour les abeilles
s’adoucissent. Au-dedans
des fleurs une lampe
comme une bouche
3.
dans les champs, du bleu
franchit la frontière
du non-visible.
Sur les genoux de l’air
se repose un faucon (de la famille du
feu) qui se transforme en poussière
dans les naseaux du soleil.
Roche calcaire compacte
atteste que des animaux
sauvages et grands rôdent
tenant bride cachée.
Mais quelque chose manque
et tu ne sais pas
où pose ni comment
ce manque
4.
j’écoute la substance
au fon de l’œil
dans l’immédiat
Est-ce le corps de Dieu ?
Et l’enfant s’agenouille
tout près.
Le Levant passe devant lui
avec ses poches tirées
dehors.
Il colporte la nouvelle
de main en main,
reprend pied.
A gauche le vieux jardin
ne cesse de sombrer
perdu dans le bleu
de l’Orient.
Israël Eliraz
LA VENGEANCE DE L’ENFANT BEGUE
Je parle aujourd’hui en souvenir des mots coincés autrefois
dans ma bouche
en souvenir des roues dentées broyant les syllabes
sous la langue et sentant la poudre à canon
entre le palais et les lèvres sombres.
Je rêvais alors de faire passer ces mots clandestins camouflés comme des
marchandises de contrebande
dans les cavernes de la bouche,
déchirer l’emballage de carton et arracher
les jouets de l’alphabet.
La maîtresse, posant une main sur mon épaule, racontait que Moïse
bégayait aussi et pourtant il avait atteint le mont Sinaï.
Ma montagne à moi, c’était une fillette assise
à mes côtés dans la classe, mais je n’avais de braise dans le buisson ardent
de la bouche
pour attiser, devant elle,
les paroles consumées d’amour.
BLUES DU TROISIEME BAISER
Elle était presque la première et j’ai voulu l’appeler Eve.
Elle m’appelait Peugeot car j’étais son 306e .
Quelques années nous séparaient –elle les avait en plus— et jusque-là
je n’avais jamais fait de stop dans des voitures qui n’arrêtaient pas.
Nous étions debout près de la haie de l’école agricole et sous
nos pieds on pouvait entendre comment
dans les tuyaux d’arrosage l’eau adoucissait
un secret à la terre.
« Si tu y plantes un fer à cheval, disait-elle, dans un an
un cheval y poussera », et « Si, disais-je, tu y plantes un ventilateur,
en un instant s’élèvera la robe de Marilyn Monroe. »
Un instant plus tard ses lèvres ont commencé à se dissoudre comme le sable
et sa langue s’est lancée vers mon visage
comme les restes d’une vague.
A ce moment-là le monde était scindé entre ceux qui fermaient les yeux
et les tambours du champ d’honneur
du crépuscule.
Voilà pourquoi je n’ai pas vu près de moi les roues du tracteur
qui passait éclaboussant l’eau des flaques,
ni les éclats de boue, comme des baisers volants, giclant
sur les muscles des nuages condamnés, le soir venu, à
faire basculer le soleil
dans la mer.
Ronny Somech
Abrahimon le terrible
Vient joue avec moi ma couche
Et toute son abrahamité s’est détachée de moi
Comme les lys du b, ton de la tige
son ventre était doux comme maman
Nous étions moi Loth moi et lui à son niveau des frères
Et j’ai découpé pour lui dans le ciel
Les noms de tous les animaux des pensées—
Mais dans le ventre on m’a coupée
La voix d’Abraham Abrahoum de lui
Et il s’est approché m’a appelée ma mort
Abraham mon frère étreins-moi
Avec toi et peut s’arrêter en moi
Sa paume sur l’odeur du champ sur mon sein
Toute la nuit je l’ai longé
Toute la nuit
Nurith Zarchi
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Les poètes de la Méditerranée (5)
Palestine
Peut-être
Hier
Dans mon sommeil
Je me suis vu mourir
J’ai vu la mort de mes yeux
Je l’ai sentie,
J’étais en elle.
J’ignorais auparavant
Que la mort dans ses diverses phases
Coulait avec une telle fluidité :
Torpeur pâle et chaleureuse,
Impression exquise de sommeil.
Dans cet état
Ni frayeur ni douleur ne subsistent.
Il se peut que la peur outrancière de la mort
Se fonde sur l’intense exaltation
De notre désir de vivre.
Peut-être.
De ma mort je puis tout décrire
Sauf ce frisson destructeur
Qui nous submerge à l’heure ultime
Lorsque nous savons
Que le fil nous liant à nos intimes
Va se rompre
Que nous ne les verrons plus,
Et n’arriverons même plus
À penser à eux.
Taha Muhammad Ali
Ce jour-là
Rien n’a changé en lui
La table et sa chaise sont sur le balcon
Son livre est ouvert à la dernière page
Son cendrier, ses papiers...
Il dessinait un brin de basilic chaque fois qu’il avait mal,
Un oiseau lorsqu’une mort était annoncée à la radio
Et après le second verre
Il dessinait des figures obscures et mystérieuses
Rien n’a changé en lui
Mais, depuis ce jour-là, il n’est plus revenu à sa chaise
Il n’a plus jamais accordé d’attention
Au bruit des bottes
Depuis ce jour-là son rire communicateur
N’a plus résonné dans notre maison,
Son rire insouciant et triste.
Absence
Sa chambre vide :
Un siège de cuir noir à droite
Un siège de cuir noir à gauche
Un tricot vert et noir, fatigué, éperdu d’amour,
Posé sur le rebord en marbre de la fenêtreRien : sa chambre vide.
Pas de vent, pas le moindre bruit
Les violettes se réfugient dans le mur
Et derrière la vitre les nuages
S’enfoncent dans l’azur impénétrable.
Soudain...
Un bruit étouffé et doux dans le corridor
Soudain...
Son absence ardente et profonde
Emplit la chambre.
Les maisons
Dans ses yeux, le nuage de l’exil.
Dans la serviette de cuir, le livre, le crayon
Et un portrait de famille
Dans ses mains l’étain des fauteuils,
L’étain des corniches et des ornières
Dans ses mains l’étain de la poignée de main.
La serviette s’est inclinée vers le mur.
Va-t-il sortir d’abord ses mémoires ou, tel un magicien, une patrie :
Une maison,
Une rue
Et une capitale.
Il a fermé les yeux
Et s’est penché sur l’épaule de ses légitimes habitudes :
Il ne se liera plus d’amitié avec un autre vase
Il ne se confiera plus à un lit prêt à exploser dès la prochaine guerre
Il ne fera plus de thé, il ne chantera plus.
Il rôdera longtemps, entre cuisine et corridor
Et prêtera l’oreille au moindre bruit venant du portail du jardin.
Rien que papiers froissés sous des pas
Qui viennent
Puis
S’éloignent
Rien que murmures dans les maisons voisines.
Walid Khaznadar
Paysage
Ils s’élèvent sans un regard
Leur silence couvre leurs présences
Leurs propos diminueront tout en haut.
Dans les plaines, le sommeil de la création
Et la solitude des tués
Résonnent clairement.
En bas...
Les carillons du regret profond s’élèvent
En bas... les arcs des collines répartissent la lumière blafarde
En bas... les lieux se rejoignent...
Et l’on peut voir l’immensité de la terre
Où sans aucune intention ils s’assiéront.
Présence
Il est là qui mêle tout dans la nuit
Qui empoigne le coeur
Et illumine la chambre des morts.
Le chien soudain se tait
Les meubles se font plus sombres.
Soudain...
Le jasmin cogne ses branches contre la vitre.
Des pas gravissent les trois marches
Des pas dans le couloir
Des pas dans l’ombre
Des pas... comme l’absence.
Les fleurs depuis deux jours fanées
Relèvent leurs pétales...
Au tableau, le joueur de luth
Relâche les doigts...
Soudain...
La poignée de la porte !
La complainte du mari
La nuit
Lorsque mon miroir sèche et que crie mon mari
Qu’une fenêtre, en rafale se lève
Devant ma maison, sur le muret
Qui semble plus haut dans la nuit,
... Tu es là-bas, nette et tranchée devant le feu
Ta voix effleure les objets...
Souvenir de nos pas sur le seuil,
Souvenir de deux palmiers à la hauteur obscure
Souvenir de l’attente du fleuve,
Souvenir...
... Nulle fleur sur le marbre
Nulle litanie dans l’air
La méditation des roues luit sur la boue des champs.
Une obscurité bat de toute sa vivacité... et se pose
Souvenir
Puis souvenir
Puis mon odeur...
Rien que mon odeur.
Oreiller
Reste-t-il du temps
pour lui dire,
Mère,
bonsoir,
je suis revenu
avec une balle dans le coeur.
Mon oreiller est là
je veux m’allonger
et me reposer.
Si la guerre
revient frapper à la porte
dites-leur : il est en train
de se reposer…
Ghassan Zaqtane
Peut-être
Hier
Dans mon sommeil
Je me suis vu mourir
J’ai vu la mort de mes yeux
Je l’ai sentie,
J’étais en elle.
J’ignorais auparavant
Que la mort dans ses diverses phases
Coulait avec une telle fluidité :
Torpeur pâle et chaleureuse,
Impression exquise de sommeil.
Dans cet état
Ni frayeur ni douleur ne subsistent.
Il se peut que la peur outrancière de la mort
Se fonde sur l’intense exaltation
De notre désir de vivre.
Peut-être.
De ma mort je puis tout décrire
Sauf ce frisson destructeur
Qui nous submerge à l’heure ultime
Lorsque nous savons
Que le fil nous liant à nos intimes
Va se rompre
Que nous ne les verrons plus,
Et n’arriverons même plus
À penser à eux.
Taha Muhammad Ali
Ce jour-là
Rien n’a changé en lui
La table et sa chaise sont sur le balcon
Son livre est ouvert à la dernière page
Son cendrier, ses papiers...
Il dessinait un brin de basilic chaque fois qu’il avait mal,
Un oiseau lorsqu’une mort était annoncée à la radio
Et après le second verre
Il dessinait des figures obscures et mystérieuses
Rien n’a changé en lui
Mais, depuis ce jour-là, il n’est plus revenu à sa chaise
Il n’a plus jamais accordé d’attention
Au bruit des bottes
Depuis ce jour-là son rire communicateur
N’a plus résonné dans notre maison,
Son rire insouciant et triste.
Absence
Sa chambre vide :
Un siège de cuir noir à droite
Un siège de cuir noir à gauche
Un tricot vert et noir, fatigué, éperdu d’amour,
Posé sur le rebord en marbre de la fenêtreRien : sa chambre vide.
Pas de vent, pas le moindre bruit
Les violettes se réfugient dans le mur
Et derrière la vitre les nuages
S’enfoncent dans l’azur impénétrable.
Soudain...
Un bruit étouffé et doux dans le corridor
Soudain...
Son absence ardente et profonde
Emplit la chambre.
Les maisons
Dans ses yeux, le nuage de l’exil.
Dans la serviette de cuir, le livre, le crayon
Et un portrait de famille
Dans ses mains l’étain des fauteuils,
L’étain des corniches et des ornières
Dans ses mains l’étain de la poignée de main.
La serviette s’est inclinée vers le mur.
Va-t-il sortir d’abord ses mémoires ou, tel un magicien, une patrie :
Une maison,
Une rue
Et une capitale.
Il a fermé les yeux
Et s’est penché sur l’épaule de ses légitimes habitudes :
Il ne se liera plus d’amitié avec un autre vase
Il ne se confiera plus à un lit prêt à exploser dès la prochaine guerre
Il ne fera plus de thé, il ne chantera plus.
Il rôdera longtemps, entre cuisine et corridor
Et prêtera l’oreille au moindre bruit venant du portail du jardin.
Rien que papiers froissés sous des pas
Qui viennent
Puis
S’éloignent
Rien que murmures dans les maisons voisines.
Walid Khaznadar
Paysage
Ils s’élèvent sans un regard
Leur silence couvre leurs présences
Leurs propos diminueront tout en haut.
Dans les plaines, le sommeil de la création
Et la solitude des tués
Résonnent clairement.
En bas...
Les carillons du regret profond s’élèvent
En bas... les arcs des collines répartissent la lumière blafarde
En bas... les lieux se rejoignent...
Et l’on peut voir l’immensité de la terre
Où sans aucune intention ils s’assiéront.
Présence
Il est là qui mêle tout dans la nuit
Qui empoigne le coeur
Et illumine la chambre des morts.
Le chien soudain se tait
Les meubles se font plus sombres.
Soudain...
Le jasmin cogne ses branches contre la vitre.
Des pas gravissent les trois marches
Des pas dans le couloir
Des pas dans l’ombre
Des pas... comme l’absence.
Les fleurs depuis deux jours fanées
Relèvent leurs pétales...
Au tableau, le joueur de luth
Relâche les doigts...
Soudain...
La poignée de la porte !
La complainte du mari
La nuit
Lorsque mon miroir sèche et que crie mon mari
Qu’une fenêtre, en rafale se lève
Devant ma maison, sur le muret
Qui semble plus haut dans la nuit,
... Tu es là-bas, nette et tranchée devant le feu
Ta voix effleure les objets...
Souvenir de nos pas sur le seuil,
Souvenir de deux palmiers à la hauteur obscure
Souvenir de l’attente du fleuve,
Souvenir...
... Nulle fleur sur le marbre
Nulle litanie dans l’air
La méditation des roues luit sur la boue des champs.
Une obscurité bat de toute sa vivacité... et se pose
Souvenir
Puis souvenir
Puis mon odeur...
Rien que mon odeur.
Oreiller
Reste-t-il du temps
pour lui dire,
Mère,
bonsoir,
je suis revenu
avec une balle dans le coeur.
Mon oreiller est là
je veux m’allonger
et me reposer.
Si la guerre
revient frapper à la porte
dites-leur : il est en train
de se reposer…
Ghassan Zaqtane
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Les poètes de la Méditerranée (6)
Egypte
Perçant les murs du village,
La tombe égorgée s’envole.
Les chauves-souris du soir affluent
Et les lanternes s’éteignent.
Perçant l’air du village, les araignées tombent
Et en récitant leurs oraisons funèbres légendaires,
Les criquets grincent terriblement...
Ravagent... les astres des ténèbres.
Les auges s’emplissent alors
De cendres, lorsque la faim expire.
Notre village est une vieille aux dents arrachées par le pain.
Sur ses seins se pavanent les hannetons, errent les charançons.
Dans ses yeux, une lanterne de ténèbres
Balancée par les saisons du limon aride.
Dans son flanc, une lame aiguisée est plantée.
Mais ni son sang ne jaillit, ni sa douleur.
Sur son crâne, un tatouage brûlant altéré.
Dans ses tresses, les soleils noirs se lèvent
Et rouillent les lunes dans leurs élégies.
Notre village fouille les fissures de l’été, à la recherche
d’un lézard vert,
De lait de corbeau et de blé de caméléon,
Et elle en vieillit. Puis s’éteint le sang prisonnier de sa matrice.
De ses cuisses file une progéniture aux yeux perdus.
Année après année, les enfants versent
Le sang primitif, dissolvent les chants légendaires
Dans l'oeil du soleil, puisent la boue dans le monde souterrain
des esprits et des rêves
Et se courbent année après année,
Sans goûter la moindre bouchée.
Les démons des ténèbres hantèrent le moulin du village.
Ils célébrèrent leurs noces dans son silence,
Dansèrent sur la rouille des auges.
Notre village, lui, se lamentait sous le gibet des vents et la faim
Épanouissait les fleurs des chouettes et les bûches.
Les garçons frappent aux portes
Et puisent dans la lune de la famine et les étoiles muettes
Des poèmes gris
Les garçons frappent aux portes
Et invoquent le soleil primitif
Les garçons frappent aux portes :
« Viens, par les ponts de glace,
Ô soleil des cieux enneigés,
Ô lune des épis, nous sommes juchés dans le noir,
Privés du goût de semoule, du vert des herbes
Et du goût de la levure expirant son acide voluptueux
Dans une matrice d’argile.
Nous sommes affamés, ô lune des épis... Pousse le moulin muet
Pour qu’il nous offre, ne serait-ce qu’une poignée de sa semoule,
mélangé au fenugrec.
Ô lune des épis et des mythes,
Éclate sur le pont de la famine... en tranches de pain »
À travers les murs du village,
Les branches du soleil primitif murmurent :
« Les auges éclatent en rire dans les moulins.
Sur tes seins, deux nerpruns
Rient dans le sang de l’enfer à la voix grave.
Leurs voix rient pour le soleil.
Elles ouvrent leur porte nocturne entre le sang et l’accouchement pénible .
Mohamed Afifi Matar
Tu peux poser le bout des doigts
Sur les touches du piano
Et enfouir ta voix entre celles des canaris et des cascades d’eau
Mais tu ne peux poser tes pieds sur terre.
Toi, qui t’élèves si fort au-dessus de tes rêves
Le sifflement du dernier train
Signifie que c’est le premier qui arrive,
Comme une calme nostalgie de l’originel.
Ne mets pas la nuit dans ta poche
Accompagne-la jusqu’au lit ;
Après le repos
Dénoue lacets et agrafes
Nettoie sa tête pleine de poux
Puis mets-la entre tes testicules...
Et remplis ta gorge meurtrie de voix d’animaux !
Tu te perdras
Tu bâtiras une pièce sans mur
Tu peux étendre tout ton corps vers Dieu
Mais tu es incapable de t’étendre sur Marie
Je ne sais comment ta plume glissait sur les couleurs
Comment tes chants avaient emprisonné toute la lumière
Ne laissant pas une seule lueur,
même pour une vache dans un pré.
Tu n’as pas vu Le dernier tango
Tu n’as pu voir Le dernier tango :
La nuit dans laquelle tu te nichais
Marchait à tes côtés
Te craignant comme un vieillard
Dont seul le bâton tambourinait
Écoute !
Tu auras la nostalgie d’une autre nuit
Qui se glissera par les fenêtres,
Se déchaussera pendant la journée, face au soleil.
Qui, lui, se déguisera
En un chat noir assis à tes pieds
Tu peux voler au-dessus de la muraille
Jeter des regards aux étoiles
Pendant qu’elles se gargouillent de lumière
Inviter quelques-unes pour un voyage
Mais moi, je t’invite à la hâte
Toi, qui t’élèves si fort au-dessus de tes rêves
À sortir de ton éternité
Et venir voir avec moi Caligula
et La dernière tentation du Christ
Et la revue Play-Boy
Ainsi, surpris par la fin du monde
Tu pourras aimer ton corps oisif
Et non pas ce corps transparent.
Abdelmonem Ramadan
1. Oui, le nœud papillon du chef – comme une flèche pointant dans deux directions opposées – était bien fatigué, et on n’a pas vu les doigts des musiciens. Mais on les a vus sortir, l’un après l’autre, et on a su que les poètes qui étaient arrivés tôt avaient pris le parti de la flûte – pourtant sa tristesse est belle et pleine – et qu’ils avaient beaucoup fumé entre deux morceaux. Tout cela ne nous importait pas, nous voulions voir le rideau noir derrière la scène. On était en retard, on a juste aperçu les universitaires quand ils ont récupéré leurs manteaux.
2. Non, en fait l’ambiance était étouffante, comme si vous étiez dans une caserne, obligé de répéter l’hymne national. Sauf que, comme vous le savez, il pleut en général dans les films étrangers.
3. On n’a pas regretté que le concert soit terminé. Plutôt que de filer le drame vers l’autre rive, on a traversé le pont, salué le vendeur de colifichets qui rentrait du mouled d’El-Hussein.
4. Oui, je les ai perdus au milieu d’un troupeau de chameaux qui sortaient de la Ligue arabe. Quand on s’est retrouvés, on a donné un peu de nos cigarettes au soldat en faction devant un immeuble dont il ne connaît pas le nom. Enfin on est arrivé au bar du centre ville, pleins d’humanité et d’égratignures éparses.
5. Il nous a fallu nous asseoir là quatre ans. On a lu Samir Amin, tenté d’égyptianiser Henry Miller. Kundera, lui, a changé nos manières de justifier la trahison.
6. Là aussi on a reçu une lettre d’un ami qui vit à Paris, il nous disait qu’il a découvert en lui quelqu’un d’autre et qu’il n’arrive pas à s’y habituer, qu’il traîne chaque jour sa misère derrière lui sur des trottoirs plus lisses que ceux du tiers monde et qu’il se démolit bien mieux. On a passé des mois à l’envier et à souhaiter qu’ils nous expulsent vers une autre capitale.
7. On ne s’est pas affolés quand nos poches se sont vidées : un des nôtres était devenu soufi et après une courte invocation – je vous jure – un puits de bière a jailli sous nos pieds. On a joué à tomber dans les pommes, on s’est fait un dictionnaire avec des mots à nous : bocan, nulos, bétoc, chagaille, etc.
8. On criait très fort, personne ne nous comprenait. Quand le plus âgé d’entre nous a proposé qu’on devienne positifs, j’étais en train de réfléchir au moyen de transformer les toilettes publiques en pleuroirs et les grandes places en urinoirs. A cet instant, un intellectuel rassis criait après son ami : “Quand je parle de démocratie, tu la fermes et tu t’écrases.”
9. On a couru une bonne heure, à la rue Moezz on s’était un peu calmés. Là, on rencontré un martyr contrarié ; on l’a rassuré : il était bien vivant, il pouvait gagner sa croûte s’il voulait. D’ailleurs, il n’y avait jamais eu de bataille.
10. Oui, nous étions près d’affermir notre relation avec la métaphysique, si l’un des nôtres n’avait caché son crâne sous un chapeau de luxe. On nous prenait pour des touristes, au point qu’un vendeur d’épices se mit à nous suivre en répétant : « Stop siouplaît, wait siouplaît »
11. Il ne nous restait plus que le cimetière de l’Imam. On s’est assis là, une autre année, à humer l’odeur de la goyave. Quand j’ai décidé de les quitter, tous, de marcher seule, j’avais trente ans.
Iman Mersal
Lune rouge
Perçant les murs du village,
La tombe égorgée s’envole.
Les chauves-souris du soir affluent
Et les lanternes s’éteignent.
Perçant l’air du village, les araignées tombent
Et en récitant leurs oraisons funèbres légendaires,
Les criquets grincent terriblement...
Ravagent... les astres des ténèbres.
Les auges s’emplissent alors
De cendres, lorsque la faim expire.
Notre village est une vieille aux dents arrachées par le pain.
Sur ses seins se pavanent les hannetons, errent les charançons.
Dans ses yeux, une lanterne de ténèbres
Balancée par les saisons du limon aride.
Dans son flanc, une lame aiguisée est plantée.
Mais ni son sang ne jaillit, ni sa douleur.
Sur son crâne, un tatouage brûlant altéré.
Dans ses tresses, les soleils noirs se lèvent
Et rouillent les lunes dans leurs élégies.
Notre village fouille les fissures de l’été, à la recherche
d’un lézard vert,
De lait de corbeau et de blé de caméléon,
Et elle en vieillit. Puis s’éteint le sang prisonnier de sa matrice.
De ses cuisses file une progéniture aux yeux perdus.
Année après année, les enfants versent
Le sang primitif, dissolvent les chants légendaires
Dans l'oeil du soleil, puisent la boue dans le monde souterrain
des esprits et des rêves
Et se courbent année après année,
Sans goûter la moindre bouchée.
Les démons des ténèbres hantèrent le moulin du village.
Ils célébrèrent leurs noces dans son silence,
Dansèrent sur la rouille des auges.
Notre village, lui, se lamentait sous le gibet des vents et la faim
Épanouissait les fleurs des chouettes et les bûches.
Les garçons frappent aux portes
Et puisent dans la lune de la famine et les étoiles muettes
Des poèmes gris
Les garçons frappent aux portes
Et invoquent le soleil primitif
Les garçons frappent aux portes :
« Viens, par les ponts de glace,
Ô soleil des cieux enneigés,
Ô lune des épis, nous sommes juchés dans le noir,
Privés du goût de semoule, du vert des herbes
Et du goût de la levure expirant son acide voluptueux
Dans une matrice d’argile.
Nous sommes affamés, ô lune des épis... Pousse le moulin muet
Pour qu’il nous offre, ne serait-ce qu’une poignée de sa semoule,
mélangé au fenugrec.
Ô lune des épis et des mythes,
Éclate sur le pont de la famine... en tranches de pain »
À travers les murs du village,
Les branches du soleil primitif murmurent :
« Les auges éclatent en rire dans les moulins.
Sur tes seins, deux nerpruns
Rient dans le sang de l’enfer à la voix grave.
Leurs voix rient pour le soleil.
Elles ouvrent leur porte nocturne entre le sang et l’accouchement pénible .
Mohamed Afifi Matar
Préambule aux instincts
Tu peux poser le bout des doigts
Sur les touches du piano
Et enfouir ta voix entre celles des canaris et des cascades d’eau
Mais tu ne peux poser tes pieds sur terre.
Toi, qui t’élèves si fort au-dessus de tes rêves
Le sifflement du dernier train
Signifie que c’est le premier qui arrive,
Comme une calme nostalgie de l’originel.
Ne mets pas la nuit dans ta poche
Accompagne-la jusqu’au lit ;
Après le repos
Dénoue lacets et agrafes
Nettoie sa tête pleine de poux
Puis mets-la entre tes testicules...
Et remplis ta gorge meurtrie de voix d’animaux !
Tu te perdras
Tu bâtiras une pièce sans mur
Tu peux étendre tout ton corps vers Dieu
Mais tu es incapable de t’étendre sur Marie
Je ne sais comment ta plume glissait sur les couleurs
Comment tes chants avaient emprisonné toute la lumière
Ne laissant pas une seule lueur,
même pour une vache dans un pré.
Tu n’as pas vu Le dernier tango
Tu n’as pu voir Le dernier tango :
La nuit dans laquelle tu te nichais
Marchait à tes côtés
Te craignant comme un vieillard
Dont seul le bâton tambourinait
Écoute !
Tu auras la nostalgie d’une autre nuit
Qui se glissera par les fenêtres,
Se déchaussera pendant la journée, face au soleil.
Qui, lui, se déguisera
En un chat noir assis à tes pieds
Tu peux voler au-dessus de la muraille
Jeter des regards aux étoiles
Pendant qu’elles se gargouillent de lumière
Inviter quelques-unes pour un voyage
Mais moi, je t’invite à la hâte
Toi, qui t’élèves si fort au-dessus de tes rêves
À sortir de ton éternité
Et venir voir avec moi Caligula
et La dernière tentation du Christ
Et la revue Play-Boy
Ainsi, surpris par la fin du monde
Tu pourras aimer ton corps oisif
Et non pas ce corps transparent.
Abdelmonem Ramadan
Le Seuil
1. Oui, le nœud papillon du chef – comme une flèche pointant dans deux directions opposées – était bien fatigué, et on n’a pas vu les doigts des musiciens. Mais on les a vus sortir, l’un après l’autre, et on a su que les poètes qui étaient arrivés tôt avaient pris le parti de la flûte – pourtant sa tristesse est belle et pleine – et qu’ils avaient beaucoup fumé entre deux morceaux. Tout cela ne nous importait pas, nous voulions voir le rideau noir derrière la scène. On était en retard, on a juste aperçu les universitaires quand ils ont récupéré leurs manteaux.
2. Non, en fait l’ambiance était étouffante, comme si vous étiez dans une caserne, obligé de répéter l’hymne national. Sauf que, comme vous le savez, il pleut en général dans les films étrangers.
3. On n’a pas regretté que le concert soit terminé. Plutôt que de filer le drame vers l’autre rive, on a traversé le pont, salué le vendeur de colifichets qui rentrait du mouled d’El-Hussein.
4. Oui, je les ai perdus au milieu d’un troupeau de chameaux qui sortaient de la Ligue arabe. Quand on s’est retrouvés, on a donné un peu de nos cigarettes au soldat en faction devant un immeuble dont il ne connaît pas le nom. Enfin on est arrivé au bar du centre ville, pleins d’humanité et d’égratignures éparses.
5. Il nous a fallu nous asseoir là quatre ans. On a lu Samir Amin, tenté d’égyptianiser Henry Miller. Kundera, lui, a changé nos manières de justifier la trahison.
6. Là aussi on a reçu une lettre d’un ami qui vit à Paris, il nous disait qu’il a découvert en lui quelqu’un d’autre et qu’il n’arrive pas à s’y habituer, qu’il traîne chaque jour sa misère derrière lui sur des trottoirs plus lisses que ceux du tiers monde et qu’il se démolit bien mieux. On a passé des mois à l’envier et à souhaiter qu’ils nous expulsent vers une autre capitale.
7. On ne s’est pas affolés quand nos poches se sont vidées : un des nôtres était devenu soufi et après une courte invocation – je vous jure – un puits de bière a jailli sous nos pieds. On a joué à tomber dans les pommes, on s’est fait un dictionnaire avec des mots à nous : bocan, nulos, bétoc, chagaille, etc.
8. On criait très fort, personne ne nous comprenait. Quand le plus âgé d’entre nous a proposé qu’on devienne positifs, j’étais en train de réfléchir au moyen de transformer les toilettes publiques en pleuroirs et les grandes places en urinoirs. A cet instant, un intellectuel rassis criait après son ami : “Quand je parle de démocratie, tu la fermes et tu t’écrases.”
9. On a couru une bonne heure, à la rue Moezz on s’était un peu calmés. Là, on rencontré un martyr contrarié ; on l’a rassuré : il était bien vivant, il pouvait gagner sa croûte s’il voulait. D’ailleurs, il n’y avait jamais eu de bataille.
10. Oui, nous étions près d’affermir notre relation avec la métaphysique, si l’un des nôtres n’avait caché son crâne sous un chapeau de luxe. On nous prenait pour des touristes, au point qu’un vendeur d’épices se mit à nous suivre en répétant : « Stop siouplaît, wait siouplaît »
11. Il ne nous restait plus que le cimetière de l’Imam. On s’est assis là, une autre année, à humer l’odeur de la goyave. Quand j’ai décidé de les quitter, tous, de marcher seule, j’avais trente ans.
Iman Mersal
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Les poètes de la Méditerranée (7)
Libye
Il est mort
Aucune goutte de pluie ne s'est attristée
Aucun visage humain ne s'est assombri
La lune n'a pas survolé sa tombe de nuit
Aucun ver paresseux n'y a déployé son corps
Aucune pierre ne s'est fendue
Il est mort demain
cadavre sali
linceul oublié
tel un rêve...
le peuple s'est réveillé
et a traversé le champ des roses au crépuscule
comme un ouragan
il est mort
dans son âme noircie incendiée un passé de sang et de gibets suspendus
des cris de révolte dans les prisons
visages douloureux et fendillés des vieilles
bras tordus dressés comme des faucilles
yeux où plonge l'ombre des potences
ô mon fils
en quel lieu les soldats ont-ils emmené ton visage
pourquoi m'ont-ils privé de l'odeur de ta chemise ?
mon fils si beau dans l'éclat de sa jeunesse
marchait sur les élans des cœurs
le geôlier a cadenassé la porte de sa grande prison
une chaîne a rampé
et le fouet a enveloppé la nuit de lamentations
et toi mon père
reviendras-tu avant l'hiver ?
tu nous trouveras en pleurs
reviens-nous
ma mère mes soeurs et moi
nous bruissons de pleurs
reviens pour qu'on cesse de nous traiter de pauvres et d'orphelins
mon père est-il innocent
j'ai demandé tristement aux passants
pourquoi l'ont-ils ligoté avec des chaînes ?
ils ont baissé la tête
comme s'ils étaient tous prisonniers
ils ont cogné de nuit à la porte et sont entrés
qui êtes-vous ?
Que voulez-vous ?
Que portez-vous ?
Une fois son cadavre posé auprès du mur
J'ai scruté le visage des souvenirs
et séché mes pleurs avec les larmes des autres
demain le cortège de la faim passera par notre rue
verdissez les années de la disette
tombez ô pluie
noyez les champs de blé et de riz
noyez le fleuve
essuyez de votre main de cendre la tristesse des arbres
viendra un jour où les moissons seront à moi
à moi le ciel le monde et le cours du ruisseau
quand prendra fin la famine de la terre
et celle des humains
un jour aussi sombre aussi humide
qu'un long labyrinthe
il s'est réveillé
a secoué ses mains de la rigidité du cadavre...
et les mains qui racontaient les faucilles des champs
se prolongèrent palmiers plaintifs
dans ses yeux
il s'est écroulé par terre
dans un râle déchirant
et vit du mur de l'horizon descendre une corde
et un cadavre froid tomber dans la boue.
Mohammed al-Faytouri
IL EST MORT DEMAIN
Il est mort
Aucune goutte de pluie ne s'est attristée
Aucun visage humain ne s'est assombri
La lune n'a pas survolé sa tombe de nuit
Aucun ver paresseux n'y a déployé son corps
Aucune pierre ne s'est fendue
Il est mort demain
cadavre sali
linceul oublié
tel un rêve...
le peuple s'est réveillé
et a traversé le champ des roses au crépuscule
comme un ouragan
il est mort
dans son âme noircie incendiée un passé de sang et de gibets suspendus
des cris de révolte dans les prisons
visages douloureux et fendillés des vieilles
bras tordus dressés comme des faucilles
yeux où plonge l'ombre des potences
ô mon fils
en quel lieu les soldats ont-ils emmené ton visage
pourquoi m'ont-ils privé de l'odeur de ta chemise ?
mon fils si beau dans l'éclat de sa jeunesse
marchait sur les élans des cœurs
le geôlier a cadenassé la porte de sa grande prison
une chaîne a rampé
et le fouet a enveloppé la nuit de lamentations
et toi mon père
reviendras-tu avant l'hiver ?
tu nous trouveras en pleurs
reviens-nous
ma mère mes soeurs et moi
nous bruissons de pleurs
reviens pour qu'on cesse de nous traiter de pauvres et d'orphelins
mon père est-il innocent
j'ai demandé tristement aux passants
pourquoi l'ont-ils ligoté avec des chaînes ?
ils ont baissé la tête
comme s'ils étaient tous prisonniers
ils ont cogné de nuit à la porte et sont entrés
qui êtes-vous ?
Que voulez-vous ?
Que portez-vous ?
Une fois son cadavre posé auprès du mur
J'ai scruté le visage des souvenirs
et séché mes pleurs avec les larmes des autres
demain le cortège de la faim passera par notre rue
verdissez les années de la disette
tombez ô pluie
noyez les champs de blé et de riz
noyez le fleuve
essuyez de votre main de cendre la tristesse des arbres
viendra un jour où les moissons seront à moi
à moi le ciel le monde et le cours du ruisseau
quand prendra fin la famine de la terre
et celle des humains
un jour aussi sombre aussi humide
qu'un long labyrinthe
il s'est réveillé
a secoué ses mains de la rigidité du cadavre...
et les mains qui racontaient les faucilles des champs
se prolongèrent palmiers plaintifs
dans ses yeux
il s'est écroulé par terre
dans un râle déchirant
et vit du mur de l'horizon descendre une corde
et un cadavre froid tomber dans la boue.
Mohammed al-Faytouri
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Les poètes de la Méditerranée (8)
Tunisie
Un seul auteur, pour cette série qui tire à sa fin : Moncef Louhaïbi. Choix partial et forcément peu équitable, les autres poètes que cite l'anthologie m'ayant paru tout aussi dignes d'écoute, qu'ils se nomment Tahar Bekri ou Mohamed al-Sghaier Ouled Ahmed.
Dans le lit maternel
La poupée de ma soeur
Une poupée écartelée.
Prends-la
Elle sent le camphre et la girofle
Rends-lui
Ses bras, ses jambes
Et rectifie sa charpente disloquée
Alors, peut-être les temps anciens
Se redressent.
Dis au puits du jardin
D’inviter notre fillette
Et aux ailes de l’alouette
D’humecter mon enfance.
Depuis des années il arrive
Qu’une voix étouffée
Me réveille la nuit.
Par le trou de la serrure
Il n’y a rien
Une lanterne se meut
Entre les pièces.
- Qui te cherche ?
- Peut-être n’as-tu pas bien fermé la porte !
- Peut-être.
Je me retourne
Pas une maison, pas une lumière,
Rien d’autre qu’une fenêtre
S’embrasant dans le charbon noir de la nuit
.
J’ai dressé la table
Mais ni ceux que j’ai conviés
Ni ceux que j’ai aimés
Ne sont venus !
J’ai rempli mes cruches de vin
Et j’ai attendu
Je me suis assis
Dans l’obscurité, seul
J’étais mon propre hôte
Qui buvait de ma propre main
Et disait
Gloire à celui qui, dans la nuit,
A conduit cet enfant d’une illusion à une autre !
La nuit rentre son ombre
Et le soleil signe du Verseau
J’ai dit c’est l’hiver donc !
l’Enfer de Dante est sur ma table
Du vin blanc
Et des poissons frits m’attendent...
J’ai dit j’allume un cierge pour la nuit
Quand la fleur de l’hibiscus me surprit
À la porte du jardin
Avais-je assez de temps
Et n’ai-je pas couru vers elle ?
N’ai pas entouré son printemps avec l’aile de ma chanson ?
Mais j’ai oublié la porte ouverte
(Le nuage retirait sa lumière)
Je me suis arrêté comme l’âne de Jimenez
Dans mon ombre en carton
M’éclairait.
(Je n’ai pas le temps de recopier « l’homme et son chien », du même auteur, et c’est dommage : le texte traite des avanies du désir masculin avec justesse et drôlerie. Par contre j’ai trouvé sur la toile un poème de lui aux résonances très actuelles.)
Exercice d'écriture du vendredi 14 janvier 2011
Que toute chose se taise ici, ce vendredi :
le frémissement des oiseaux, à l'aube de la Tunisie verte,
ses cloches qui sonnent depuis un arc-en-ciel,
ses arbres qui chantent.
Que toute chose se taise :
les sons des téléphones, le bruit des pioches.
Que toute chose se taise ce vendredi :
les femmes pleurant notre voisin qui agonise
ce vendredi
les rires des belles filles qui accourent sous la
pluie fine, vers l'école,
ce vendredi
Que la pluie cesse de tomber
ce vendredi
Qu'elle accroche ses cloches de cristal
dans l'air et dans les nuages
Qu'elle attende
que 17h sonne
Après, elle aura droit à tomber avec abondance
Que notre voisin reporte sa mort jusqu'à 17h
Que toute chose se taise
ce vendredi :
cette femme qui appelle tantôt son fils
tantôt son chien
Qu'elle soit comme le chien
Lui qui dresse ses oreilles
Pressentant ce que nous les bergers, ne pressentons jamais
Que toute chose se taise
ce vendredi
le tintement de leurs verres
le chuchotement de leurs bouteilles
dans Al-Mazar
Dis-leur :
vous qui traversez la terrasse du jour
vers un bar qui ouvre le vendredi
un peu de silence
ce n'est rien
et attendez
que 17h sonne
Que toute chose se taise ce vendredi :
les chansons des bergers
l'appel à la prière
dis-leur
ne faites pas la prière
ce vendredi
ne lisez pas la Fatiha (*)
levez-vous comme les Tunisiennes et les Tunisiens
en ce vendredi
Que vous psalmodiez : louange au peuple
notre seigneur à nous tous
Que vous psalmodiez : louange au soleil
que le peuple fait rouler en ses mains
Que vous psalmodiez : louange à la terre
que le peuple entoure
et fait tourner dans ses mains
Que toute chose se taise
ce vendredi :
les élèves
même s'ils chantent :
"Si le peuple veut un jour la vie
le destin se doit de répondre"
Dis-leur
ne saluez pas le drapeau
ce vendredi
il y a une voix qui vient
une voix qui illumine
pour nous apprendre
et apprendre ce crayon
Un peu de silence
toi vent
toi pluie
toi orage
Un peu de silence
vous véhicules et trains
qui partez depuis le matin
Que toute chose ici et là se taise :
Les caravanes de chameaux et de chiens
qui traversent le Sahara de Douz
Les bateaux, allant et venant
en Méditerranée
hissant des voiles
déployant des filets
Les phares qui éclairent
à travers le gypse du brouillard
Que toute chose se taise :
Les pirates
Le piétinement des rames
Le reflux sur la côte tunisienne
Un peu de silence
mes frères
mes camarades que j'aime
Que toute chose ici et là
se taise maintenant
17h sonne
Que nous soyons tout oreille
Ici tout est silencieux
Vous n'entendez rien?
Mais si, écoutez bien
C'est le bruit de ses bottes
Le despote
qui s'enfuit
qui part
en hâte
qui traîne ses pas lourdement
vers l'endroit où
il s'endormira
dans un cadavre vide
Moncef Louhaïbi
Un seul auteur, pour cette série qui tire à sa fin : Moncef Louhaïbi. Choix partial et forcément peu équitable, les autres poètes que cite l'anthologie m'ayant paru tout aussi dignes d'écoute, qu'ils se nomment Tahar Bekri ou Mohamed al-Sghaier Ouled Ahmed.
Une poupée
Dans le lit maternel
La poupée de ma soeur
Une poupée écartelée.
Prends-la
Elle sent le camphre et la girofle
Rends-lui
Ses bras, ses jambes
Et rectifie sa charpente disloquée
Alors, peut-être les temps anciens
Se redressent.
Dis au puits du jardin
D’inviter notre fillette
Et aux ailes de l’alouette
D’humecter mon enfance.
Le visiteur
Depuis des années il arrive
Qu’une voix étouffée
Me réveille la nuit.
Par le trou de la serrure
Il n’y a rien
Une lanterne se meut
Entre les pièces.
- Qui te cherche ?
- Peut-être n’as-tu pas bien fermé la porte !
- Peut-être.
Je me retourne
Pas une maison, pas une lumière,
Rien d’autre qu’une fenêtre
S’embrasant dans le charbon noir de la nuit
.
L’hôte
J’ai dressé la table
Mais ni ceux que j’ai conviés
Ni ceux que j’ai aimés
Ne sont venus !
J’ai rempli mes cruches de vin
Et j’ai attendu
Je me suis assis
Dans l’obscurité, seul
J’étais mon propre hôte
Qui buvait de ma propre main
Et disait
Gloire à celui qui, dans la nuit,
A conduit cet enfant d’une illusion à une autre !
Comme l’âne de Jimenez
à Jeanine Alcaraz
La nuit rentre son ombre
Et le soleil signe du Verseau
J’ai dit c’est l’hiver donc !
l’Enfer de Dante est sur ma table
Du vin blanc
Et des poissons frits m’attendent...
J’ai dit j’allume un cierge pour la nuit
Quand la fleur de l’hibiscus me surprit
À la porte du jardin
Avais-je assez de temps
Et n’ai-je pas couru vers elle ?
N’ai pas entouré son printemps avec l’aile de ma chanson ?
Mais j’ai oublié la porte ouverte
(Le nuage retirait sa lumière)
Je me suis arrêté comme l’âne de Jimenez
Dans mon ombre en carton
M’éclairait.
(Je n’ai pas le temps de recopier « l’homme et son chien », du même auteur, et c’est dommage : le texte traite des avanies du désir masculin avec justesse et drôlerie. Par contre j’ai trouvé sur la toile un poème de lui aux résonances très actuelles.)
Exercice d'écriture du vendredi 14 janvier 2011
Que toute chose se taise ici, ce vendredi :
le frémissement des oiseaux, à l'aube de la Tunisie verte,
ses cloches qui sonnent depuis un arc-en-ciel,
ses arbres qui chantent.
Que toute chose se taise :
les sons des téléphones, le bruit des pioches.
Que toute chose se taise ce vendredi :
les femmes pleurant notre voisin qui agonise
ce vendredi
les rires des belles filles qui accourent sous la
pluie fine, vers l'école,
ce vendredi
Que la pluie cesse de tomber
ce vendredi
Qu'elle accroche ses cloches de cristal
dans l'air et dans les nuages
Qu'elle attende
que 17h sonne
Après, elle aura droit à tomber avec abondance
Que notre voisin reporte sa mort jusqu'à 17h
Que toute chose se taise
ce vendredi :
cette femme qui appelle tantôt son fils
tantôt son chien
Qu'elle soit comme le chien
Lui qui dresse ses oreilles
Pressentant ce que nous les bergers, ne pressentons jamais
Que toute chose se taise
ce vendredi
le tintement de leurs verres
le chuchotement de leurs bouteilles
dans Al-Mazar
Dis-leur :
vous qui traversez la terrasse du jour
vers un bar qui ouvre le vendredi
un peu de silence
ce n'est rien
et attendez
que 17h sonne
Que toute chose se taise ce vendredi :
les chansons des bergers
l'appel à la prière
dis-leur
ne faites pas la prière
ce vendredi
ne lisez pas la Fatiha (*)
levez-vous comme les Tunisiennes et les Tunisiens
en ce vendredi
Que vous psalmodiez : louange au peuple
notre seigneur à nous tous
Que vous psalmodiez : louange au soleil
que le peuple fait rouler en ses mains
Que vous psalmodiez : louange à la terre
que le peuple entoure
et fait tourner dans ses mains
Que toute chose se taise
ce vendredi :
les élèves
même s'ils chantent :
"Si le peuple veut un jour la vie
le destin se doit de répondre"
Dis-leur
ne saluez pas le drapeau
ce vendredi
il y a une voix qui vient
une voix qui illumine
pour nous apprendre
et apprendre ce crayon
Un peu de silence
toi vent
toi pluie
toi orage
Un peu de silence
vous véhicules et trains
qui partez depuis le matin
Que toute chose ici et là se taise :
Les caravanes de chameaux et de chiens
qui traversent le Sahara de Douz
Les bateaux, allant et venant
en Méditerranée
hissant des voiles
déployant des filets
Les phares qui éclairent
à travers le gypse du brouillard
Que toute chose se taise :
Les pirates
Le piétinement des rames
Le reflux sur la côte tunisienne
Un peu de silence
mes frères
mes camarades que j'aime
Que toute chose ici et là
se taise maintenant
17h sonne
Que nous soyons tout oreille
Ici tout est silencieux
Vous n'entendez rien?
Mais si, écoutez bien
C'est le bruit de ses bottes
Le despote
qui s'enfuit
qui part
en hâte
qui traîne ses pas lourdement
vers l'endroit où
il s'endormira
dans un cadavre vide
Moncef Louhaïbi
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Poésie arabe contemporaine
Liban
Trouvé dans Le poème arabe moderne, une anthologie établie et présentée par Abdul Kader El Janabi (téléchargeable sur le net), cet ensemble de textes du poète libanais Chawqi Abi Chaqra.
Une poésie portée par l’émerveillement de l’enfance.
Un oiseau
L’amour est un oiseau
Que tu as porté dans la forêt à travers la conscience
Tu as lavé ses griffes dans ton âge,
Secoué son bec, sa petite tête
Et ses cheveux fins comme le silence.
Tu as pensé : « Peut-être méconnaîtrai-je ses voyages »
Tu as voulu le chasser par la fenêtre
Vers l’immensité du temps
Mais, endormi dans tes yeux,
Il s’est déshabillé
Et il ne vole plus.
Une théière
La vapeur fait transpirer le bec
De mon amie la théière
Chaque matin elle se présente
Et pleure le thé de la chaleur
La nostalgie la brise...
Hier, j’ai eu froid
Elle n’est pas venue
On m’a dit : « elle est morte de vieillesse
Et les gosses l’ont ensevelie sous les pierres. »
L’étudiante
Dans la montagne des nains
Mon étudiante est une magicienne
Elle s’envola sur son cahier,
Elle s’envola sur son sabot,
Emporta sa craie et sa gomme
Pour écrire « diable »,
Gommer « diable »
Le chasser du royaume de ses tétins,
Pour étudier la géographie
Elle est ainsi entrée dans la capitale des miroirs
Capitale des cierges et des nouvelles
Telle une abeille, égarée, loin de la maison
Elle avait perdu de vue le capitaine ainsi que les mers
Comme on perd une goutte d’huile.
La faute
Le soleil est un âne en arithmétique. Il se couche chaque soir et fait la même erreur.
Les voisins me prennent pour un astre
- Je naquis d’un basilic. Je courus dans le plat de mes traces.
- Un clou dans mon soulier et une épine dans ma barbe, c’est tout ce que je possède.
- J’ouvre l’ombrelle et les bouteilles. Je patine sur toute la géographie.
- Je passe l’été dans le cou d’une girafe.
- Les claquements de l’air m’ont asséché.
- J’avale à jeun le phoque et les piments forts.
- On me plante dans un panier. Je vais aux noces.
- Je mange les prépositions et les points d’interrogation.
- Je répare les trains. Les bagages et les cartes d’invitation tombent sur l’épine de
mon dos.
- Je brille sans être or et sans être pape.
- J’éternue et tous les boutons des barils sautent en même temps.
- La pierre n’engendre pas des enfants.
- La fourmi est une olive, une dame, un tapis, un yacht et deux piastres et demi.
- L’oiseau est un piano.
- J’échouai aux élections municipales et mon épaule gauche a bleui. J’ai lu le journal à l’envers.
- J’allume le chauffage avec des ciseaux.
- La figue est la maîtresse du kurde. La prune est un bouton de veste de cardinal.
- Je me retourne dans mon pyjama, et mes voisins me prennent pour un astre.
- Tel un tailleur, je sens les épingles.
- J’ai perdu mon porte-monnaie. Il contenait un mouton, un escargot et cinq sous
- Un feu éclata dans mon œil. Les locataires et les gendarmes prirent la fuite.
- J’ai laissé le livre ouvert. Les ennemis, les tigres et le juges tombèrent dedans.
- Je nage dans la jarre.
- J’ai une collection de cochons, de papillons et de frites.
- Mon oncle paternel ronfle. Il lit les rêves. Il aime sa femme comme un oignon.
- Mon oncle maternel est un ivrogne. Il écrase des scorpions sous ses bottes.
- De temps en temps, je sors mon cœur et le pose sur ma table de nuit comme un
réveille-matin.
- Ma tête en cognant le plafond a éteint l’électricité.
- Je passe une nuit blanche à la fenêtre, causant avec l’amie A et Madame Z.
- Au rez-de-chaussée habite une oie, au second une mouche, au troisième un pois
chiche. Nous occupons le dernier étage.
- « Lionceau » est un rossignol, non un homme.
- Je pince ma fiancée. Elle donne à la Croix-Rouge son sang qui gicle.
- Avec un briquet j’invente la lumière. J’espionne. Sur la peau de l’ours, j’écris le
feu. Je vole ses moustaches.
- Les grenouilles n’ont jamais sommeil. Des nuits entières, elles jouent aux cartes.
- Je partage avec l’accent circonflexe la tête du A.
Un royaume
Dors, j’écris
Dors, je suis moineau
Dors, je suis coquille
Dors, je suis bateau
Dors, prends-moi
Dormir avec toi est un royaume.
Prendre le frais
Je saute de joie sur un seul pied. Chaque famille m’invite pour engendrer des enfants, pour créer des chevaux qui mènent l’homme sur le vent.
Je trais la chèvre. Je lui donne à manger des tabliers d’écoliers et des rideaux de théâtre. Je la tiens par les cornes, elle s’envole comme une voiture et donne des coups de cornes aux chiens et aux acteurs.
Je suis né jaune à force de boire du miel et de l’encre. Je m’abîme, et Dieu m’aide.
Pas d’épines dans les nuages. J’attrape une fleur trop haute dans un bal, dans une noce, et en prenant l’air.
J’apprends au troupeau à monter à bicyclette pour qu’il devance le loup et la dame
aristocratique.
Ma cousine est bergère dans un musée, ma sœur fait du ski, elle traîne les neiges et les sports. Son fils est herbe, ma mère rocher sur lequel je coupe le fleuve.
Je lis la coiffure, les astres et le livre de la magie. Je rencontre les scientifiques et les bergers. J’ouvre la cave pour mon âne. Il donne des coups de pied à la lune, mord les
voyageurs, plonge dans l’huile, dans l’olive et dans la tempête. Il est d’acier et de cire. Je l’allume gratuitement pour qu’il brille et éclaire le monde par temps d’éclipse.
Je réduis l’hôtel à une simple fleur. J’ouvre ses draps et ses sous-vêtements.
Je prends une photo pour la lanterne. J’inscris la fable d’une petite fille qui tombe sous la croix. Une abeille suce sa glande.
Je traverse la boîte d’allumettes, le jardin et le gâteau, un foulard autour du cou comme les scouts dans les pins.
Sur mon front volent les poulets, les colombes et un petit drapeau qui indique la couleur de l’ambassade.
Je voyage dans les airs vers ma tente sauvage. Je mange le poulet entre ses cuisses.
Sa chair est aussi douce que le papier à lettres.
Je ne mets ni le pantalon ni le fez, car je ne suis pas l’élu du village.
Le vendredi saint je me fige devant la croix. Je deviens savonnette.
J’imprime les chansons, les accroche dans le gosier d’une chanteuse houspillée par les clients. Ils la frappent avec les chaises et elle avale sa salive.
Mes regards sont un grain de musc ; une laitue que le canard plongeur avale.
L’été s’installe. Le froid revient au pôle comme un aigle à son nid.
Un miracle est arrivé. Ma chèvre s’envola avec ma jarre de lait, emportant avec elle les photos et les crayons.
La jarre
Une pierre roulait
Non, un homme
Non, un papillon
Non, un chat
Non, une fleur
Non, une gomme
Une femme nommée « Non » roulait
Et la jarre se brisa.
Trouvé dans Le poème arabe moderne, une anthologie établie et présentée par Abdul Kader El Janabi (téléchargeable sur le net), cet ensemble de textes du poète libanais Chawqi Abi Chaqra.
Une poésie portée par l’émerveillement de l’enfance.
Un oiseau
L’amour est un oiseau
Que tu as porté dans la forêt à travers la conscience
Tu as lavé ses griffes dans ton âge,
Secoué son bec, sa petite tête
Et ses cheveux fins comme le silence.
Tu as pensé : « Peut-être méconnaîtrai-je ses voyages »
Tu as voulu le chasser par la fenêtre
Vers l’immensité du temps
Mais, endormi dans tes yeux,
Il s’est déshabillé
Et il ne vole plus.
Une théière
La vapeur fait transpirer le bec
De mon amie la théière
Chaque matin elle se présente
Et pleure le thé de la chaleur
La nostalgie la brise...
Hier, j’ai eu froid
Elle n’est pas venue
On m’a dit : « elle est morte de vieillesse
Et les gosses l’ont ensevelie sous les pierres. »
L’étudiante
Dans la montagne des nains
Mon étudiante est une magicienne
Elle s’envola sur son cahier,
Elle s’envola sur son sabot,
Emporta sa craie et sa gomme
Pour écrire « diable »,
Gommer « diable »
Le chasser du royaume de ses tétins,
Pour étudier la géographie
Elle est ainsi entrée dans la capitale des miroirs
Capitale des cierges et des nouvelles
Telle une abeille, égarée, loin de la maison
Elle avait perdu de vue le capitaine ainsi que les mers
Comme on perd une goutte d’huile.
La faute
Le soleil est un âne en arithmétique. Il se couche chaque soir et fait la même erreur.
Les voisins me prennent pour un astre
- Je naquis d’un basilic. Je courus dans le plat de mes traces.
- Un clou dans mon soulier et une épine dans ma barbe, c’est tout ce que je possède.
- J’ouvre l’ombrelle et les bouteilles. Je patine sur toute la géographie.
- Je passe l’été dans le cou d’une girafe.
- Les claquements de l’air m’ont asséché.
- J’avale à jeun le phoque et les piments forts.
- On me plante dans un panier. Je vais aux noces.
- Je mange les prépositions et les points d’interrogation.
- Je répare les trains. Les bagages et les cartes d’invitation tombent sur l’épine de
mon dos.
- Je brille sans être or et sans être pape.
- J’éternue et tous les boutons des barils sautent en même temps.
- La pierre n’engendre pas des enfants.
- La fourmi est une olive, une dame, un tapis, un yacht et deux piastres et demi.
- L’oiseau est un piano.
- J’échouai aux élections municipales et mon épaule gauche a bleui. J’ai lu le journal à l’envers.
- J’allume le chauffage avec des ciseaux.
- La figue est la maîtresse du kurde. La prune est un bouton de veste de cardinal.
- Je me retourne dans mon pyjama, et mes voisins me prennent pour un astre.
- Tel un tailleur, je sens les épingles.
- J’ai perdu mon porte-monnaie. Il contenait un mouton, un escargot et cinq sous
- Un feu éclata dans mon œil. Les locataires et les gendarmes prirent la fuite.
- J’ai laissé le livre ouvert. Les ennemis, les tigres et le juges tombèrent dedans.
- Je nage dans la jarre.
- J’ai une collection de cochons, de papillons et de frites.
- Mon oncle paternel ronfle. Il lit les rêves. Il aime sa femme comme un oignon.
- Mon oncle maternel est un ivrogne. Il écrase des scorpions sous ses bottes.
- De temps en temps, je sors mon cœur et le pose sur ma table de nuit comme un
réveille-matin.
- Ma tête en cognant le plafond a éteint l’électricité.
- Je passe une nuit blanche à la fenêtre, causant avec l’amie A et Madame Z.
- Au rez-de-chaussée habite une oie, au second une mouche, au troisième un pois
chiche. Nous occupons le dernier étage.
- « Lionceau » est un rossignol, non un homme.
- Je pince ma fiancée. Elle donne à la Croix-Rouge son sang qui gicle.
- Avec un briquet j’invente la lumière. J’espionne. Sur la peau de l’ours, j’écris le
feu. Je vole ses moustaches.
- Les grenouilles n’ont jamais sommeil. Des nuits entières, elles jouent aux cartes.
- Je partage avec l’accent circonflexe la tête du A.
Un royaume
Dors, j’écris
Dors, je suis moineau
Dors, je suis coquille
Dors, je suis bateau
Dors, prends-moi
Dormir avec toi est un royaume.
Prendre le frais
Je saute de joie sur un seul pied. Chaque famille m’invite pour engendrer des enfants, pour créer des chevaux qui mènent l’homme sur le vent.
Je trais la chèvre. Je lui donne à manger des tabliers d’écoliers et des rideaux de théâtre. Je la tiens par les cornes, elle s’envole comme une voiture et donne des coups de cornes aux chiens et aux acteurs.
Je suis né jaune à force de boire du miel et de l’encre. Je m’abîme, et Dieu m’aide.
Pas d’épines dans les nuages. J’attrape une fleur trop haute dans un bal, dans une noce, et en prenant l’air.
J’apprends au troupeau à monter à bicyclette pour qu’il devance le loup et la dame
aristocratique.
Ma cousine est bergère dans un musée, ma sœur fait du ski, elle traîne les neiges et les sports. Son fils est herbe, ma mère rocher sur lequel je coupe le fleuve.
Je lis la coiffure, les astres et le livre de la magie. Je rencontre les scientifiques et les bergers. J’ouvre la cave pour mon âne. Il donne des coups de pied à la lune, mord les
voyageurs, plonge dans l’huile, dans l’olive et dans la tempête. Il est d’acier et de cire. Je l’allume gratuitement pour qu’il brille et éclaire le monde par temps d’éclipse.
Je réduis l’hôtel à une simple fleur. J’ouvre ses draps et ses sous-vêtements.
Je prends une photo pour la lanterne. J’inscris la fable d’une petite fille qui tombe sous la croix. Une abeille suce sa glande.
Je traverse la boîte d’allumettes, le jardin et le gâteau, un foulard autour du cou comme les scouts dans les pins.
Sur mon front volent les poulets, les colombes et un petit drapeau qui indique la couleur de l’ambassade.
Je voyage dans les airs vers ma tente sauvage. Je mange le poulet entre ses cuisses.
Sa chair est aussi douce que le papier à lettres.
Je ne mets ni le pantalon ni le fez, car je ne suis pas l’élu du village.
Le vendredi saint je me fige devant la croix. Je deviens savonnette.
J’imprime les chansons, les accroche dans le gosier d’une chanteuse houspillée par les clients. Ils la frappent avec les chaises et elle avale sa salive.
Mes regards sont un grain de musc ; une laitue que le canard plongeur avale.
L’été s’installe. Le froid revient au pôle comme un aigle à son nid.
Un miracle est arrivé. Ma chèvre s’envola avec ma jarre de lait, emportant avec elle les photos et les crayons.
La jarre
Une pierre roulait
Non, un homme
Non, un papillon
Non, un chat
Non, une fleur
Non, une gomme
Une femme nommée « Non » roulait
Et la jarre se brisa.
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Le poème arabe moderne (suite)
Dans la même anthologie établie et présentée par Abdul Kader El Janabi,
Jean Dammou (1942, Kirkuk, Irak)
Florilèges
Je n’étais qu’interrogation dans le vent
Et me suis fait mirage sans écho
Je suis vague et langage.
Un jour je me fondrai dans l’apocalypse et le brouillard
Laissant closes toutes les portes de l’infini en attente du diable.
Le fleuve des instants s’accroupit dans le jardin des fleurs.
Les bouches sont figées.
Elles n’expriment qu’une litanie
De tourment et de désespérance
Et l’immensité du passé nous lie au zéphyr et au zéro.
Rire encore et toujours
Provoquer les gouvernants
Refuser
Sentir la honte
Regretter ses fautes
Se réjouir
Vanter ses oeuvres
Mourir
Se révolter
Dire « non » au pouvoir
Dire « oui » à la révolution,
La liste est longue. Elle est vivace et froide.
Ici, ni mort, ni écho. Chacun est artisan de sa liberté.
En deçà le futur s’oxyde.
Même si tu médites longuement
Tu ne fais face qu’au vide.
Il n’est ni beau ni effrayant
Il est le chaos à l’origine de l’univers.
Il peut t’entraîner, sans que tu le saches,
Dans des paradis et des enfers que jamais tu n’as imaginés.
Le mieux est de nous résigner
Pour ne pas être victimes de ces dinosaures
Qui nuit et jour nous entourent
Ou de ceux qui nous font sursauter le matin
Lorsque nous prenons notre café
Et posons devant nous les clés rouillées du monde.
Jean Dammou (1942, Kirkuk, Irak)
(Présentation par l'auteur)Avec chaque innovation poétique apparaissent des personnages singuliers : poètes sans poèmes. La poésie arabe moderne a connu de telles figures. Je présente ici Jean Dammou, poète dans ses gestes et sa vie, exemplaire à ce titre.
Élève du collège de Kirkuk, très doué en mathématiques, Jean Dammou n’avait jamais imaginé être poète. Sa famille attendait de lui qu’il gagne de quoi nourrir les siens. Parfaitement installé dans cette normalité sociale, il rencontra bientôt Sargon Boulus qui lui lut la traduction qu’il venait de faire d’un poème de Merwin. Il se sentit alors foudroyé par la poésie, en demeura pétrifié, convaincu de la dérision dans laquelle se tenaient tant de lettrés et d’escamoteurs. Désormais vagabond, il s’abandonna à son état de poète, promettant à qui veut l’entendre qu’il va écrire le Grand Poème. Son état de poète était authentique. J’en tiens déjà pour preuve sa dégaine, son dégoût des poètes en faveur dont l’assurance s’effondrait dès qu’il apparaissait, sa bohème et ses petits poèmes insolites comme celui qu’il publia pour 3 dinars dans al-Aamilouna fin Naft, (Les ouvriers du pétrole), sous le titre Le soldat qui a pris le train et oublié de dire oui au professeur, dont voici le texte intégral : « 3 »
Cet autre encore que lui inspira une beauté de passage :
« Mon amour,
Ta bouche est un âne électrique
où mes dents voyagent au gré du vent ».
Un jour de 1968, je me souviens avoir demandé à Jean Dammou un poème pour le quotidien al-Akhbâr. Jean vivait alors dans un coin de cour à côté d’un gros robinet. J’ai attendu là plus d’une heure et demi le titre d’un de ses poèmes qu’il a fini par baptiser Le glossaire de l’eau ! D’une oeuvre poétique immense qu’il n’a pas écrite, seuls restent de rares fragments échangés contre un frugal repas ou recueillis par quelques-uns de ses amis. Après de longues années d’errance dans les bas-fonds d’Amman, il a opté pour le grand large des terres australes.
Florilèges
Je n’étais qu’interrogation dans le vent
Et me suis fait mirage sans écho
Je suis vague et langage.
Un jour je me fondrai dans l’apocalypse et le brouillard
Laissant closes toutes les portes de l’infini en attente du diable.
Le fleuve des instants s’accroupit dans le jardin des fleurs.
Les bouches sont figées.
Elles n’expriment qu’une litanie
De tourment et de désespérance
Et l’immensité du passé nous lie au zéphyr et au zéro.
Rire encore et toujours
Provoquer les gouvernants
Refuser
Sentir la honte
Regretter ses fautes
Se réjouir
Vanter ses oeuvres
Mourir
Se révolter
Dire « non » au pouvoir
Dire « oui » à la révolution,
La liste est longue. Elle est vivace et froide.
Ici, ni mort, ni écho. Chacun est artisan de sa liberté.
En deçà le futur s’oxyde.
Même si tu médites longuement
Tu ne fais face qu’au vide.
Il n’est ni beau ni effrayant
Il est le chaos à l’origine de l’univers.
Il peut t’entraîner, sans que tu le saches,
Dans des paradis et des enfers que jamais tu n’as imaginés.
Le mieux est de nous résigner
Pour ne pas être victimes de ces dinosaures
Qui nuit et jour nous entourent
Ou de ceux qui nous font sursauter le matin
Lorsque nous prenons notre café
Et posons devant nous les clés rouillées du monde.
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Léon Gontran Damas
Une note brève du TEAN de ce mois-ci (n°31) signale la publication en format de poche de Black-Label, de Léon Gontran Damas, troisième grande figure de la négritude, avec Césaire et Senghor.
Ci-dessous, un large extrait dudit poème.
10- J'Ai SAOULÉ MA PEiNE
ce soir comme hier
comme tant et tant
d'autres soirs passés
où de bouge en bouge
où de bar en bar
où de verre en verre
j'ai saoulé ma peine
Mort au cancre
au pou
mort au Chancre
au fou
et
sus au dévoyé
ont encore hurlé
ceux qui nombreux disent tous m'avoir à l'œil me
regarder vivre
et ceux
ceux parlons-en
qui vagissent de rage et de honte
de naître aux Antilles
de naître en Guyane
de naître partout ailleurs qu'en bordure
de la Seine ou du Rhône
ou de la Tamise
du Danube ou du Rhin
ou de la Volga
Ceux qui naissent
ceux qui grandissent dans l'Erreur
ceux qui poussent sur l'erreur
ceux qui meurent comme ils sont nés
fils de singes
fils de chiens
Ceux qui se refusent un âme
ceux qui se méprisent
ceux qui n'ont pour eux-mêmes et leurs proches
que honte et lâcheté
Ceux qui renoncent une pleine vie d'hommes
d'être
autre chose qu'ombre d'ombres
Ceux qui se renient
se surveillent
se désespèrent
et se lamentent
Ceux qui se prennent eux-mêmes aux cheveux de ne
point onduler
sous la brise embaumée
comme épis de blé d'or des pays tempérés qu'in-
ventent les livres
Ceux qui voulant à leur nez qu'écrase tout le poids
du Ciel
une forme moins plate
se le massent
le remassent au coucher
à la graisse de boeuf du Brésil
de Dominicanie
de Porto-Rico
du Venezuela
Ceux qui croient pouvoir s'amincir les lèvres
à se les mordre
jusqu'au sang
à longueur de journée
Ceux qui se traitent eux-mêmes
de sauvages
sales nègres
soubarous
bois-mitan
gros-sirop
guinains
congos
moudongues
fandangues
nangues
Ceux dont l'échine est veule
et le dos bastonné
et la fesse
bottée
Ceux dont l'attitude immuable d'esclaves
insulte à la sagesse antique et belle
de leurs propres Anciens
Ceux à qui la merveilleuse inconscience
fait zézayer de Père en fils
de fils en Pères
Zié Békés brilé zié Nègues
Il est dit que le Blanc aura toujours le nègre à l'oeil
Ceux qui permirent le déracinement de DEUX CENT
CiNQUANTE MiLLiONS de leurs
Ceux qui ordonnèrent les razzias
ceux qui obéirent à l'ordre de razzias
ceux qui dépistèrent les razziés
Ceux dont les Pères vendirent les fils à l'encan
et les fils à leur tour la Terre-Mère
ceux dont les frères donnèrent si gentiment la chasse
à leur frères
Ceux qui se laissèrent prendre à ce jeu de famille
Ceux capturés vifs
et qui s'en réjouissant se dirent en eux-mêmes
Mieux vaut être chair rouge que gibier mort
Ceux qui ne virent dans la Mort
le salut de la Vie
Ceux qui s'en allèrent
bien dociles
à la file
le cou pris au carcan mayombé
Ceux dont la douceur
l'hébétude
l'inconscience
et la passivité
n'avaient d'égale
que l'arrogance
la sottise
la faconde
la vanité crépue
des dachys ouvrant la marche
des dachys fermant la marche au rivage
Ceux qui parvinrent exténués mais vivants au rivage
avant que d'avoir à quitter à jamais voiles au vent
les rives du Congo
du Gabon
du Bénin
de Guinée
de Gambie
de Gorée
Ceux qui ne s'étonnèrent de rien de voir un navire
au large
Ceux dont les Ancêtres étampés
fleurdelisés
marqués de fer rouge
aux lettres du navire au Large
puis parqués
enchaînés
rivés
cadenassés
et calés
furent bel et bien du voyage
sans air
sans eau
sans fin
Ceux dont les Ancêtres furent jetés au cours du
voyage
sans fin
sans eau
sans air
Ceux dont les Ancêtres
eurent la chair tout brûlée à vif
au-dessus des seins
sur les omoplates
sur le gras du bras
Ceux qui trouvèrent la pestilence
commode
Ceux qui se laissèrent conduire par bordée sur le
pont
Ceux qui au son de la vielle ou de la musette
se mirent à danser sous l'oeil de la chiourme
le fouet de la chiourme
Ceux qui ne fomentèrent
nulle révolte
et celles
celles qui firent
avorter les révoltes
d'avoir eu non seulement
la matrice ondulée
cajolée
dorlotée
ébranlée
mais encore
longue langue
langue longue
Ceux qui ne désarmèrent l'équipage
ceux qui ne firent feu sur l'équipage désarmé
et ne se rendirent maîtres après Dieu
de la barre et du gouvernail
mais bras croisés
l'oreille en proue
s'entendirent dire et lire
la sentence à mort
à mort la négraille
la valetaille
la racaille
Ceux que ma mémoire
retrouve en Exil
assis de nos jours sur le pas de la case en bambou
de lattes tressées
qui insulte au soleil éclatant des Antilles-Heureuses
d'être à jamais esclaves
Ceux que la Nuit surprend à se jouer du cul-de-pipe
en terre rouge
des derniers Roucouyennes
du Pays de Guyane à mon coeur accroché
Ceux dont les yeux de chat-tigre
sont l'oreille
de la nuit de Rott-Pèye
de la nuit du Yan-man
ou de la nuit des isles à sucre
des isles à rhum
des isles à mouches
des isles à miel
des isles à ......
Ceux qui comptent les étoiles
Ceux qui se signent de grâce et d'effroi à l'étoile qui
file
Ceux qui lisent dans les nuages
Ceux qui remercient le Ciel à tout vent
Ceux satisfaits d'eux-mêmes
qui se contentent de peu
se contentent de rien
Ceux dont l'estomac
depuis trois siècles et plus
fait envie ou pitié
moins envie que pitié
Ceux qui se nourrissent de morue et d'igname
de piment et de sel
tous les jours que Dieu fait
et que Dieu fait
sans vin sans pain
sans rien
d'autre
que souskaye à mangos
que mangos à souskaye
Ceux qui se lèvent tôt
pour que se lèvent tard
et se gavent
se dandinent
se pommadent
se désodorisent
se parfument
se lotionnent
se maquillent
se gargarisent
se congratulent
se jalousent
se débinent
s'enrichissent
d'autres
Ceux dont la sueur arrose
champ de cannes
de maïs
d'ananas
de bananes
Ceux dont la sainte résignation n'a d'égale
que le sacré mépris de l'Eglise où le Curé préfère
au blanc de blanc catholique et romain
un cul-sec de coeur de chauffe
des isles à sucre
des isles à rhum
des isles à mouches
des isles à miel
des isles à .....
des isles amènes
ainsi soient-elles
ainsi soit-il
Amen
Et sus au dévoyé
mort au cancre
au pou
mort au chancre
au fou
BLACK-LABEL A BOiRE
pour ne pas changer
Black-Label à boire
à quoi bon changer
(Extrait de BLACK-LABEL, nrf, Poésie-Gallimard)
Ci-dessous, un large extrait dudit poème.
10- J'Ai SAOULÉ MA PEiNE
ce soir comme hier
comme tant et tant
d'autres soirs passés
où de bouge en bouge
où de bar en bar
où de verre en verre
j'ai saoulé ma peine
Mort au cancre
au pou
mort au Chancre
au fou
et
sus au dévoyé
ont encore hurlé
ceux qui nombreux disent tous m'avoir à l'œil me
regarder vivre
et ceux
ceux parlons-en
qui vagissent de rage et de honte
de naître aux Antilles
de naître en Guyane
de naître partout ailleurs qu'en bordure
de la Seine ou du Rhône
ou de la Tamise
du Danube ou du Rhin
ou de la Volga
Ceux qui naissent
ceux qui grandissent dans l'Erreur
ceux qui poussent sur l'erreur
ceux qui meurent comme ils sont nés
fils de singes
fils de chiens
Ceux qui se refusent un âme
ceux qui se méprisent
ceux qui n'ont pour eux-mêmes et leurs proches
que honte et lâcheté
Ceux qui renoncent une pleine vie d'hommes
d'être
autre chose qu'ombre d'ombres
Ceux qui se renient
se surveillent
se désespèrent
et se lamentent
Ceux qui se prennent eux-mêmes aux cheveux de ne
point onduler
sous la brise embaumée
comme épis de blé d'or des pays tempérés qu'in-
ventent les livres
Ceux qui voulant à leur nez qu'écrase tout le poids
du Ciel
une forme moins plate
se le massent
le remassent au coucher
à la graisse de boeuf du Brésil
de Dominicanie
de Porto-Rico
du Venezuela
Ceux qui croient pouvoir s'amincir les lèvres
à se les mordre
jusqu'au sang
à longueur de journée
Ceux qui se traitent eux-mêmes
de sauvages
sales nègres
soubarous
bois-mitan
gros-sirop
guinains
congos
moudongues
fandangues
nangues
Ceux dont l'échine est veule
et le dos bastonné
et la fesse
bottée
Ceux dont l'attitude immuable d'esclaves
insulte à la sagesse antique et belle
de leurs propres Anciens
Ceux à qui la merveilleuse inconscience
fait zézayer de Père en fils
de fils en Pères
Zié Békés brilé zié Nègues
Il est dit que le Blanc aura toujours le nègre à l'oeil
Ceux qui permirent le déracinement de DEUX CENT
CiNQUANTE MiLLiONS de leurs
Ceux qui ordonnèrent les razzias
ceux qui obéirent à l'ordre de razzias
ceux qui dépistèrent les razziés
Ceux dont les Pères vendirent les fils à l'encan
et les fils à leur tour la Terre-Mère
ceux dont les frères donnèrent si gentiment la chasse
à leur frères
Ceux qui se laissèrent prendre à ce jeu de famille
Ceux capturés vifs
et qui s'en réjouissant se dirent en eux-mêmes
Mieux vaut être chair rouge que gibier mort
Ceux qui ne virent dans la Mort
le salut de la Vie
Ceux qui s'en allèrent
bien dociles
à la file
le cou pris au carcan mayombé
Ceux dont la douceur
l'hébétude
l'inconscience
et la passivité
n'avaient d'égale
que l'arrogance
la sottise
la faconde
la vanité crépue
des dachys ouvrant la marche
des dachys fermant la marche au rivage
Ceux qui parvinrent exténués mais vivants au rivage
avant que d'avoir à quitter à jamais voiles au vent
les rives du Congo
du Gabon
du Bénin
de Guinée
de Gambie
de Gorée
Ceux qui ne s'étonnèrent de rien de voir un navire
au large
Ceux dont les Ancêtres étampés
fleurdelisés
marqués de fer rouge
aux lettres du navire au Large
puis parqués
enchaînés
rivés
cadenassés
et calés
furent bel et bien du voyage
sans air
sans eau
sans fin
Ceux dont les Ancêtres furent jetés au cours du
voyage
sans fin
sans eau
sans air
Ceux dont les Ancêtres
eurent la chair tout brûlée à vif
au-dessus des seins
sur les omoplates
sur le gras du bras
Ceux qui trouvèrent la pestilence
commode
Ceux qui se laissèrent conduire par bordée sur le
pont
Ceux qui au son de la vielle ou de la musette
se mirent à danser sous l'oeil de la chiourme
le fouet de la chiourme
Ceux qui ne fomentèrent
nulle révolte
et celles
celles qui firent
avorter les révoltes
d'avoir eu non seulement
la matrice ondulée
cajolée
dorlotée
ébranlée
mais encore
longue langue
langue longue
Ceux qui ne désarmèrent l'équipage
ceux qui ne firent feu sur l'équipage désarmé
et ne se rendirent maîtres après Dieu
de la barre et du gouvernail
mais bras croisés
l'oreille en proue
s'entendirent dire et lire
la sentence à mort
à mort la négraille
la valetaille
la racaille
Ceux que ma mémoire
retrouve en Exil
assis de nos jours sur le pas de la case en bambou
de lattes tressées
qui insulte au soleil éclatant des Antilles-Heureuses
d'être à jamais esclaves
Ceux que la Nuit surprend à se jouer du cul-de-pipe
en terre rouge
des derniers Roucouyennes
du Pays de Guyane à mon coeur accroché
Ceux dont les yeux de chat-tigre
sont l'oreille
de la nuit de Rott-Pèye
de la nuit du Yan-man
ou de la nuit des isles à sucre
des isles à rhum
des isles à mouches
des isles à miel
des isles à ......
Ceux qui comptent les étoiles
Ceux qui se signent de grâce et d'effroi à l'étoile qui
file
Ceux qui lisent dans les nuages
Ceux qui remercient le Ciel à tout vent
Ceux satisfaits d'eux-mêmes
qui se contentent de peu
se contentent de rien
Ceux dont l'estomac
depuis trois siècles et plus
fait envie ou pitié
moins envie que pitié
Ceux qui se nourrissent de morue et d'igname
de piment et de sel
tous les jours que Dieu fait
et que Dieu fait
sans vin sans pain
sans rien
d'autre
que souskaye à mangos
que mangos à souskaye
Ceux qui se lèvent tôt
pour que se lèvent tard
et se gavent
se dandinent
se pommadent
se désodorisent
se parfument
se lotionnent
se maquillent
se gargarisent
se congratulent
se jalousent
se débinent
s'enrichissent
d'autres
Ceux dont la sueur arrose
champ de cannes
de maïs
d'ananas
de bananes
Ceux dont la sainte résignation n'a d'égale
que le sacré mépris de l'Eglise où le Curé préfère
au blanc de blanc catholique et romain
un cul-sec de coeur de chauffe
des isles à sucre
des isles à rhum
des isles à mouches
des isles à miel
des isles à .....
des isles amènes
ainsi soient-elles
ainsi soit-il
Amen
Et sus au dévoyé
mort au cancre
au pou
mort au chancre
au fou
BLACK-LABEL A BOiRE
pour ne pas changer
Black-Label à boire
à quoi bon changer
(Extrait de BLACK-LABEL, nrf, Poésie-Gallimard)
Dernière édition par Babel le Mer 20 Mar - 8:08, édité 1 fois
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Re: En poésie, la parole est libre
LE RÊVE EN ACTION
la beauté de ton sourire ton sourire
en cristaux les cristaux de velours
le velours de ta voix ta voix et
ton silence ton silence absorbant
absorbant comme la neige la neige
chaude et lente lente est
ta démarche ta démarche diagonale
diagonale soif soir soie et flottante
flottante comme les plaintes les plantes
sont dans ta peau ta peau les
décoiffe elle décoiffe ton parfum
ton parfum est dans ma bouche ta bouche
est une cuisse une cuisse qui s'envole
elle s'envole vers mes dents mes dents
te dévorent je dévore ton absence
ton absence est une cuisse cuisse ou
soulier soulier que j'embrasse
j'embrasse ce soulier je l'embrasse sur
ta bouche car ta bouche est une bouche
elle n'est pas un soulier miroir que j'embrasse
de même que tes jambes de même que
tes jambes de même que tes jambes de
même que tes jambes tes jambes
jambes du soupir soupir
du vertige vertige de ton visage
j'enjambe ton image comme on enjambe
une fenêtre fenêtre de ton être et de
tes mirages ton image son corps et
son âme ton âme ton âme et ton nez
étonné je suis étonné nez de tes
cheveux ta chevelure en flammes ton âme
en flammes et en larmes comme les doigts de
tes pieds tes pieds sur ma poitrine
ma poitrine dans tes yeux tes yeux
dans la forêt la forêt liquide liquide
et en os les os de mes cris
j'écris et je crie de ma langue déchirante
je déchire tes bras tes bas
délirant je désire et déchire tes bras et tes bas
le bas et le haut de ton corps frissonnant
frissonnant et pur pur comme
l'orage comme l'orage de ton cou cou de
tes paupières les paupières de ton sang
ton sang caressant palpitant frissonnant
frissonnant et pur pur comme l'orange
orange de tes genoux de tes narines de
ton haleine de ton ventre je dis
ventre mais je pense à la nage
à la nage du nuage nuage du
secret le secret merveilleux merveilleux
comme toi-même
toi sur le toit somnambulique et nuage
nuage et diamant c'est un
diamant qui nage qui nage avec souplesse
tu nages souplement dans l'eau de la
matière de la matière de mon esprit
dans l'esprit de mon corps dans le corps
de mes rêves de mes rêves en action
Gherasim Luca
la beauté de ton sourire ton sourire
en cristaux les cristaux de velours
le velours de ta voix ta voix et
ton silence ton silence absorbant
absorbant comme la neige la neige
chaude et lente lente est
ta démarche ta démarche diagonale
diagonale soif soir soie et flottante
flottante comme les plaintes les plantes
sont dans ta peau ta peau les
décoiffe elle décoiffe ton parfum
ton parfum est dans ma bouche ta bouche
est une cuisse une cuisse qui s'envole
elle s'envole vers mes dents mes dents
te dévorent je dévore ton absence
ton absence est une cuisse cuisse ou
soulier soulier que j'embrasse
j'embrasse ce soulier je l'embrasse sur
ta bouche car ta bouche est une bouche
elle n'est pas un soulier miroir que j'embrasse
de même que tes jambes de même que
tes jambes de même que tes jambes de
même que tes jambes tes jambes
jambes du soupir soupir
du vertige vertige de ton visage
j'enjambe ton image comme on enjambe
une fenêtre fenêtre de ton être et de
tes mirages ton image son corps et
son âme ton âme ton âme et ton nez
étonné je suis étonné nez de tes
cheveux ta chevelure en flammes ton âme
en flammes et en larmes comme les doigts de
tes pieds tes pieds sur ma poitrine
ma poitrine dans tes yeux tes yeux
dans la forêt la forêt liquide liquide
et en os les os de mes cris
j'écris et je crie de ma langue déchirante
je déchire tes bras tes bas
délirant je désire et déchire tes bras et tes bas
le bas et le haut de ton corps frissonnant
frissonnant et pur pur comme
l'orage comme l'orage de ton cou cou de
tes paupières les paupières de ton sang
ton sang caressant palpitant frissonnant
frissonnant et pur pur comme l'orange
orange de tes genoux de tes narines de
ton haleine de ton ventre je dis
ventre mais je pense à la nage
à la nage du nuage nuage du
secret le secret merveilleux merveilleux
comme toi-même
toi sur le toit somnambulique et nuage
nuage et diamant c'est un
diamant qui nage qui nage avec souplesse
tu nages souplement dans l'eau de la
matière de la matière de mon esprit
dans l'esprit de mon corps dans le corps
de mes rêves de mes rêves en action
Gherasim Luca
fée clochette- Messages : 1274
Date d'inscription : 23/06/2010
Age : 59
Localisation : vachement loin de la capitale
Re: En poésie, la parole est libre
fée clochette a écrit:LE RÊVE EN ACTION
la beauté de ton sourire ton sourire
en cristaux les cristaux de velours
le velours de ta voix ta voix et
ton silence ton silence absorbant
absorbant comme la neige la neige
chaude et lente lente est
ta démarche ta démarche diagonale
diagonale soif soir soie et flottante
flottante comme les plaintes les plantes
sont dans ta peau ta peau les
décoiffe elle décoiffe ton parfum
ton parfum est dans ma bouche ta bouche
est une cuisse une cuisse qui s'envole
elle s'envole vers mes dents mes dents
te dévorent je dévore ton absence
ton absence est une cuisse cuisse ou
soulier soulier que j'embrasse
j'embrasse ce soulier je l'embrasse sur
ta bouche car ta bouche est une bouche
elle n'est pas un soulier miroir que j'embrasse
de même que tes jambes de même que
tes jambes de même que tes jambes de
même que tes jambes tes jambes
jambes du soupir soupir
du vertige vertige de ton visage
j'enjambe ton image comme on enjambe
une fenêtre fenêtre de ton être et de
tes mirages ton image son corps et
son âme ton âme ton âme et ton nez
étonné je suis étonné nez de tes
cheveux ta chevelure en flammes ton âme
en flammes et en larmes comme les doigts de
tes pieds tes pieds sur ma poitrine
ma poitrine dans tes yeux tes yeux
dans la forêt la forêt liquide liquide
et en os les os de mes cris
j'écris et je crie de ma langue déchirante
je déchire tes bras tes bas
délirant je désire et déchire tes bras et tes bas
le bas et le haut de ton corps frissonnant
frissonnant et pur pur comme
l'orage comme l'orage de ton cou cou de
tes paupières les paupières de ton sang
ton sang caressant palpitant frissonnant
frissonnant et pur pur comme l'orange
orange de tes genoux de tes narines de
ton haleine de ton ventre je dis
ventre mais je pense à la nage
à la nage du nuage nuage du
secret le secret merveilleux merveilleux
comme toi-même
toi sur le toit somnambulique et nuage
nuage et diamant c'est un
diamant qui nage qui nage avec souplesse
tu nages souplement dans l'eau de la
matière de la matière de mon esprit
dans l'esprit de mon corps dans le corps
de mes rêves de mes rêves en action
Gherasim Luca
Un des plus grands, aussi essentiel pour moi dans son propos que Paul Celan. On commence seulement, près de vingt ans après sa mort, à mesurer l'importance du travail d'innovation et de renouvellement de la création poétique de celui qui fut pourtant salué par G. Deleuze comme "le plus grand poète de langue française vivant", dès le milieu des années 70.
Sa poésie incongrue et déroutante possède la force de l'évidence ; celle du savoir informulé que nous possédons tous au fond de nous-même, et qui a trait à notre rapport conflictuel à la langue --entre, disons, détestation, fascination et plaisir.
Cela, précisément parce que la langue française n'est originellement pas la sienne et qu'il l'aborde, la chahute, l'inspecte et la manipule comme une langue étrangère, afin d'en tester sans relâche les possibilités expressives, la capacité à rendre compte du réel, dans toute son énigmatique opacité --illustrant en cela la fameuse formule de Kafka, selon laquelle on écrit jamais mieux que dans la langue des autres, ou plutôt qu'un écrivain, c'est celui qui considère la langue dans laquelle il s'exprime comme n'étant pas la sienne.
La lecture et l'écoute de l'oeuvre de Luca font alterner l'étonnement, le plaisir brut, le rire et l'inquiétude, tous sentiments liés à notre condition d'êtres mourants, c'est-à-dire éperdument vivants.
De vive voix.
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Re: En poésie, la parole est libre
L’effort humain
L’effort humain
n’est pas ce beau jeune homme souriant
debout sur sa jambe de plâtre
ou de pierre
et donnant grâce aux puérils artifices du statuaire
l’imbécile illusion
de la joie de la danse et de la jubilation
évoquant avec l’autre jambe en l’air
la douceur du retour à la maison
Non
l’effort humain ne porte pas un petit enfant sur l’épaule droite
un autre sur la tête
et un troisième sur l’épaule gauche
avec les outils en bandoulière
et la jeune femme heureuse accrochée à son bras
L’effort humain porte un bandage herniaire
et les cicatrices des combats
livrés par la classe ouvrière
contre un monde absurde et sans lois
L’effort humain n’a pas de vraie maison
il sent l’odeur de son travail
et il est touché aux poumons
son salaire est maigre
ses enfants aussi
il travaille comme un nègre
et le nègre travaille comme lui
L’effort humain n’a pas de savoir-vivre
l’effort humain n’a pas l’âge de raison
l’effort humain a l’âge des casernes
l’âge des bagnes et des prisons
l’âge des églises et des usines
l’âge des canons
et lui qui a planté partout toutes les vignes
et accordé tous les violons
il se nourrit de mauvais rêves
et il se saoule avec le mauvais vin de la résignation
et comme un grand écureuil ivre
sans arrêt il tourne en rond
dans un univers hostile
poussiéreux et bas de plafond
et il forge sans cesse la chaîne
la terrifiante chaîne où tout s’enchaîne
la misère le profit le travail la tuerie
la tristesse le malheur l’insomnie et l’ennui
la terrifiante chaîne d’or
de charbon de fer et d’acier
de mâchefer et de poussier
passée autour du cou
d’un monde désemparé
la misérable chaîne
où viennent s’accrocher
les breloques divines
les reliques sacrées
les croix d’honneur les croix gammées
les ouistitis porte-bonheur
les médailles des vieux serviteurs
les colifichets du malheur
et la grande pièce de musée
le grand portrait équestre
le grand portrait en pied
le grand portrait de face de profil à cloche-pied
le grand portrait doré
le grand portrait du grand divinateur
le grand portrait du grand empereur
le grand portrait du grand penseur
du grand sauteur
du grand moralisateur
du digne et triste farceur
la tête du grand emmerdeur
la tête de l’agressif pacificateur
la tête policière du grand libérateur
la tête d’Adolf Hitler
la tête de monsieur Thiers
la tête du dictateur
la tête du fusilleur
de n’importe quel pays
de n’importe quelle couleur
la tête odieuse
la tête malheureuse
la tête à claques
la tête à massacre
la tête de la peur.
Jacques PRÉVERT - Paroles
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Re: En poésie, la parole est libre
Un coup de Nazim hickmet pour se remonter le moral :
Je suis dans la clarté qui s'avance
Mes mains sont toutes pleines de désir
Le monde est beau
Mes yeux ne se lassent pas de regarder les arbres
Les arbres si verts, les arbres si pleins d'espoir
Un sentier s'en va à travers les mûriers
Je suis à la fenêtre de l'infirmerie
Je ne sens pas l'odeur des médicaments
Les oeillets ont dû s'ouvrir quelque part
Être captif, là n'est pas la question
Il s'agit de ne pas se rendre
Voilà.
gérard menvussa- Messages : 6658
Date d'inscription : 06/09/2010
Age : 67
Localisation : La terre
Re: En poésie, la parole est libre
Sapphô (poétesse grecque des VIIe-VIe siècles av. JC), dont quelques fragments ont été magnifiquement mis en musique et chantés par Angélique Ionatos, accompagnée par Nena Venetsanou.
"Pali Pali..." (encore une fois, encore l'amour...)
"Asteron pandon" (de toutes les étoiles)
"Mite mi méli" (Pour moi ni miel, ni abeille)
"Pali Pali..." (encore une fois, encore l'amour...)
"Asteron pandon" (de toutes les étoiles)
"Mite mi méli" (Pour moi ni miel, ni abeille)
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
En Grèce, la revanche des rêves
Angélique Ionatos, en concert, interpète Sappho, Elytis, Ritsos...
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Re: En poésie, la parole est libre
Et pour rester en Grèce (mais avec quelque chose de plus récent, et qui rèsonne dans l'actualité)
Constantin Catafy EN ATTENDANT LES BARBARES traduit du grec par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras
"Qu'attendons-nous, rassemblés sur l'agora?
On dit que les Barbares seront là aujourd'hui.
Pourquoi cette léthargie, au Sénat?
Pourquoi les sénateurs restent-ils sans légiférer?
Parce que les Barbares seront là aujourd'hui.
À quoi bon faire des lois à présent?
Ce sont les Barbares qui bientôt les feront.
Pourquoi notre empereur s'est-il levé si tôt?
Pourquoi se tient-il devant la plus grande porte de la ville,
solennel, assis sur son trône, coiffé de sa couronne?
Parce que les Barbares seront là aujourd'hui
et que notre empereur attend d'accueillir
leur chef. Il a même préparé un parchemin
à lui remettre, où sont conférés
nombreux titres et nombreuses dignités.
Pourquoi nos deux consuls et nos préteurs sont-ils
sortis aujourd'hui, vêtus de leurs toges rouges et brodées?
Pourquoi ces bracelets sertis d'améthystes,
ces bagues où étincellent des émeraudes polies?
Pourquoi aujourd'hui ces cannes précieuses
finement ciselées d'or et d'argent?
Parce que les Barbares seront là aujourd'hui
et que pareilles choses éblouissent les Barbares.
Pourquoi nos habiles rhéteurs ne viennent-ils pas à l'ordinaire prononcer leurs discours et dire leurs mots?
Parce que les Barbares seront là aujourd'hui
et que l'éloquence et les harangues les ennuient.
Pourquoi ce trouble, cette subite
inquiétude? - Comme les visages sont graves!
Pourquoi places et rues si vite désertées?
Pourquoi chacun repart-il chez lui le visage soucieux?
Parce que la nuit est tombée et que les Barbares ne sont pas venus
et certains qui arrivent des frontières
disent qu'il n'y a plus de Barbares.
Mais alors, qu'allons-nous devenir sans les Barbares?
Ces gens étaient en somme une solution."
Constantin Catafy EN ATTENDANT LES BARBARES traduit du grec par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras
"Qu'attendons-nous, rassemblés sur l'agora?
On dit que les Barbares seront là aujourd'hui.
Pourquoi cette léthargie, au Sénat?
Pourquoi les sénateurs restent-ils sans légiférer?
Parce que les Barbares seront là aujourd'hui.
À quoi bon faire des lois à présent?
Ce sont les Barbares qui bientôt les feront.
Pourquoi notre empereur s'est-il levé si tôt?
Pourquoi se tient-il devant la plus grande porte de la ville,
solennel, assis sur son trône, coiffé de sa couronne?
Parce que les Barbares seront là aujourd'hui
et que notre empereur attend d'accueillir
leur chef. Il a même préparé un parchemin
à lui remettre, où sont conférés
nombreux titres et nombreuses dignités.
Pourquoi nos deux consuls et nos préteurs sont-ils
sortis aujourd'hui, vêtus de leurs toges rouges et brodées?
Pourquoi ces bracelets sertis d'améthystes,
ces bagues où étincellent des émeraudes polies?
Pourquoi aujourd'hui ces cannes précieuses
finement ciselées d'or et d'argent?
Parce que les Barbares seront là aujourd'hui
et que pareilles choses éblouissent les Barbares.
Pourquoi nos habiles rhéteurs ne viennent-ils pas à l'ordinaire prononcer leurs discours et dire leurs mots?
Parce que les Barbares seront là aujourd'hui
et que l'éloquence et les harangues les ennuient.
Pourquoi ce trouble, cette subite
inquiétude? - Comme les visages sont graves!
Pourquoi places et rues si vite désertées?
Pourquoi chacun repart-il chez lui le visage soucieux?
Parce que la nuit est tombée et que les Barbares ne sont pas venus
et certains qui arrivent des frontières
disent qu'il n'y a plus de Barbares.
Mais alors, qu'allons-nous devenir sans les Barbares?
Ces gens étaient en somme une solution."
gérard menvussa- Messages : 6658
Date d'inscription : 06/09/2010
Age : 67
Localisation : La terre
Re: En poésie, la parole est libre
Le poème date de 1904, le voici dans sa version originale (rien que pour le plaisir des yeux).
Quand tu mettras le cap de retour sur Ithaque,
Souhaite un voyage long, plein de péripéties
Et riche d’enseignements. Ne crains ni les
Lestrygons, ni les Cyclopes, ni les fureurs
Du dieu Poséidon : rien de tel sur ta route
Tu ne croiseras, si ta pensée reste haute,
Si ton être s’exempt de toute émotion basse.
Tu ne verras les Lestrygons, ni les Cyclopes,
Ni le furieux Poséidon, à moins que les
Portant en toi, ton cœur ne les dresse hors de toi.
Souhaite que longtemps ton chemin se prolonge,
Et que nombreuses soient les aubes de l’été
Où tu pourras, ivre de plaisir et de joie,
Pénétrer dans des ports que tu n’as jamais vus.
Et faire escale devant les comptoirs phéniciens
Afin d’y acquérir de belles marchandises :
La nacre et le corail, comme l’ambre et l’ébène,
Toutes les variétés des capiteux parfums.
Le plus que tu pourras de capiteux parfums.
Rends-toi dans les cités populeuses d’Égypte
Apprendre, apprendre encore auprès de ceux qui savent.
Garde toujours Ithaque présente à ton esprit :
Ton ultime dessein sera d'y revenir,
Mais n'écourte surtout pas ta route ;
Prolonge-la plutôt sur le fil des années
Pour n’aborder ton île qu’au seuil du grand âge,
Riche de tous les gains acquis dans ton périple
Et n’ayant plus besoin qu’Ithaque t’enrichisse.
Ithaque t'a offert ce fabuleux voyage :
Sans elle, tu n’aurais pas risqué le chemin
Mais elle n’a plus rien à t’offrir. Si pauvre
Qu’elle te semble, Ithaque ne t’a pas trompé :
Te voilà si sage et riche de tant d’acquis
Que tu sais ce que les Ithaques signifient.
Constantin Cavafy (1911)
Et pour finir, une curiosité kitsch : "Ithaque", proféré en anglais par un Sean Connery chuintant à qui mieux-mieux, sur une musique de hall d'embarquement de Vangelis...
https://www.youtube.com/watch?v=1n3n2Ox4Yfk&feature=player_embedded#!
De Cavafy encore, un de ses textes les plus célèbres, suivi de sa traduction (à la va-comme-je-pousse-des-alexandrins) établie par mes soins.Περιμένοντας τους Βαρβάρους
- Τι περιμένουμε στην αγορά συναθροισμένοι;
Είναι οι βάρβαροι να φθάσουν σήμερα.
- Γιατί μέσα στην Σύγκλητο μιά τέτοια απραξία;
Τι κάθοντ' οι Συγκλητικοί και δεν νομοθετούνε;
Γιατί οι βάρβαροι θα φθάσουν σήμερα.
Τι νόμους πια θα κάμουν οι Συγκλητικοί;
Οι βάρβαροι σαν έλθουν θα νομοθετήσουν.
- Γιατί ο αυτοκράτωρ μας τόσο πρωί σηκώθη,
και κάθεται στης πόλεως την πιο μεγάλη πύλη
στον θρόνο επάνω, επίσημος, φορώντας την κορώνα;
Γιατί οι βάρβαροι θα φθάσουν σήμερα.
Κι ο αυτοκράτωρ περιμένει να δεχθεί
τον αρχηγό τους. Μάλιστα ετοίμασε
για να τον δώσει μια περγαμηνή. Εκεί
τον έγραψε τίτλους πολλούς κι ονόματα.
- Γιατί οι δυό μας ύπατοι κ' οι πραίτορες εβγήκαν
σήμερα με τες κόκκινες, τες κεντημένες τόγες•
γιατί βραχιόλια φόρεσαν με τόσους αμεθύστους,
και δαχτυλίδια με λαμπρά γυαλιστερά σμαράγδια•
γιατί να πιάσουν σήμερα πολύτιμα μπαστούνια
μ' ασήμια και μαλάματα έκτακτα σκαλισμένα;
Γιατί οι βάρβαροι θα φθάσουν σήμερα•
και τέτοια πράγματα θαμπόνουν τους βαρβάρους.
- Γιατί κ' οι άξιοι ρήτορες δεν έρχονται σαν πάντα
να βγάλουνε τους λόγους τους, να πούνε τα δικά τους;
Γιατί οι βάρβαροι θα φθάσουν σήμερα•
κι αυτοί βαριούντ' ευφράδειες και δημηγορίες.
- Γιατί ν' αρχίσει μονομιάς αυτή η ανησυχία
κ' η σύγχυσις. (Τα πρόσωπα τι σοβαρά που έγιναν).
- Γιατί αδειάζουν γρήγορα οι δρόμοι κ' οι πλατέες,
κι όλοι γυρνούν στα σπίτια τους πολύ συλλογισμένοι;
Γιατί ενύχτωσε κ' οι βάρβαροι δεν ήλθαν.
Και μερικοί έφθασαν απ' τα σύνορα,
και είπανε πως βάρβαροι πια δεν υπάρχουν.
Και τώρα τι θα γένουμε χωρίς βαρβάρους.
Οι άνθρωποι αυτοί ήσαν μιά κάποια λύσις.
IthaqueΙθάκη
Σα βγεις στον πηγαιμό για την Ιθάκη,
να εύχεσαι νάναι μακρύς ο δρόμος,
γεμάτος περιπέτειες, γεμάτος γνώσεις.
Τους Λαιστρυγόνας και τους Κύκλωπας,
τον θυμωμένο Ποσειδώνα μη φοβάσαι,
τέτοια στον δρόμο σου ποτέ σου δεν θα βρεις,
αν μεν' η σκέψις σου υψηλή, αν εκλεκτή
συγκίνησις το πνεύμα και το σώμα σου αγγίζει.
Τους Λαιστρυγόνας και τους Κύκλωπας,
τον άγριο Ποσειδώνα δεν θα συναντήσεις,
αν δεν τους κουβανείς μες στην ψυχή σου,
αν η ψυχή σου δεν τους στήνει εμπρός σου.
Να εύχεσαι νάναι μακρύς ο δρόμος.
Πολλά τα καλοκαιρινά πρωϊά να είναι
που με τι ευχαρίστησι, με τι χαρά
θα μπαίνεις σε λιμένας πρωτοειδωμένους,
να σταματήσεις σ' εμπορεία Φοινικικά,
και τες καλές πραγμάτειες ν' αποκτήσεις,
σεντέφια και κοράλλια, κεχριμπάρια κ' έβενους,
και ηδονικά μυρωδικά κάθε λογής,
όσο μπορείς πιο άφθονα ηδονικά μυρωδικά,
σε πόλεις Αιγυπτιακές πολλές να πας,
να μάθεις και να μάθεις απ' τους σπουδασμένους.
Πάντα στον νου σου νάχεις την Ιθάκη.
Το φθάσιμον εκεί ειν' ο προορισμός σου.
Αλλά μη βιάζεις το ταξείδι διόλου.
Καλλίτερα χρόνια πολλά να διαρκέσει
και γέρος πια ν' αράξεις στο νησί,
πλούσιος με όσα κέρδισες στο δρόμο,
μη προσδοκώντας πλούτη να σε δώσει η Ιθάκη.
Η Ιθάκη σ'έδωσε τ' ωραίο ταξείδι.
Χωρίς αυτήν δεν θάβγαινες στον δρόμο.
Άλλα δεν έχει να σε δώσει πια.
Κι αν πτωχική την βρεις, η Ιθάκη δε σε γέλασε.
Έτσι σοφός που έγινες, με τόση πείρα,
ήδη θα το κατάλαβες οι Ιθάκες τι σημαίνουν.
Κωνσταντίνος Π. Καβάφης, 1911
Quand tu mettras le cap de retour sur Ithaque,
Souhaite un voyage long, plein de péripéties
Et riche d’enseignements. Ne crains ni les
Lestrygons, ni les Cyclopes, ni les fureurs
Du dieu Poséidon : rien de tel sur ta route
Tu ne croiseras, si ta pensée reste haute,
Si ton être s’exempt de toute émotion basse.
Tu ne verras les Lestrygons, ni les Cyclopes,
Ni le furieux Poséidon, à moins que les
Portant en toi, ton cœur ne les dresse hors de toi.
Souhaite que longtemps ton chemin se prolonge,
Et que nombreuses soient les aubes de l’été
Où tu pourras, ivre de plaisir et de joie,
Pénétrer dans des ports que tu n’as jamais vus.
Et faire escale devant les comptoirs phéniciens
Afin d’y acquérir de belles marchandises :
La nacre et le corail, comme l’ambre et l’ébène,
Toutes les variétés des capiteux parfums.
Le plus que tu pourras de capiteux parfums.
Rends-toi dans les cités populeuses d’Égypte
Apprendre, apprendre encore auprès de ceux qui savent.
Garde toujours Ithaque présente à ton esprit :
Ton ultime dessein sera d'y revenir,
Mais n'écourte surtout pas ta route ;
Prolonge-la plutôt sur le fil des années
Pour n’aborder ton île qu’au seuil du grand âge,
Riche de tous les gains acquis dans ton périple
Et n’ayant plus besoin qu’Ithaque t’enrichisse.
Ithaque t'a offert ce fabuleux voyage :
Sans elle, tu n’aurais pas risqué le chemin
Mais elle n’a plus rien à t’offrir. Si pauvre
Qu’elle te semble, Ithaque ne t’a pas trompé :
Te voilà si sage et riche de tant d’acquis
Que tu sais ce que les Ithaques signifient.
Constantin Cavafy (1911)
Et pour finir, une curiosité kitsch : "Ithaque", proféré en anglais par un Sean Connery chuintant à qui mieux-mieux, sur une musique de hall d'embarquement de Vangelis...
https://www.youtube.com/watch?v=1n3n2Ox4Yfk&feature=player_embedded#!
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