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En poésie, la parole est libre

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En poésie, la parole est libre Empty En poésie, la parole est libre

Message  Gauvain Sam 28 Aoû - 22:23

Allez, zou ! On commence avec du Totor :

Etait-ce un rêve ? étais-je éveillé ? jugez-en.

Un homme, - était-il grec, juif, chinois, turc, persan ? -

Un membre du parti de l'ordre, véridique

Et grave, me disait : « Cette mort juridique

Frappant ce charlatan, anarchiste éhonté,

Est juste. Il faut que l'ordre et que l'autorité

Se défendent. Comment souffrir qu'on les discute ?

D'ailleurs les lois sont là pour qu'on les exécute.

Il est des vérités éternelles qu'il faut

Faire prévaloir, fût-ce au prix de l'échafaud.

Ce novateur prêchait une philosophie.

Amour, progrès, mots creux, et dont je me défie.

Il raillait notre culte antique et vénéré.

Cet homme était de ceux qui n'ont rien de sacré,

Il ne respectait rien de tout ce qu'on respecte.

Pour leur inoculer sa doctrine suspecte,

Il allait ramassant dans les plus méchants lieux

Des bouviers, des pêcheurs, des drôles bilieux,

D'immondes va-nu-pieds n'ayant ni sou ni maille ;

Il faisait son cénacle avec cette canaille.

Il ne s'adressait pas à l'homme intelligent,

Sage, honorable, ayant des rentes, de l'argent,

Du bien ; il n'avait garde. Il égarait les masses

Avec des doigts levés en l'air et des grimaces,

Il prétendait guérir malades et blessés

Contrairement aux lois. Mais ce n'est pas assez.

L'imposteur, s'il vous plaît, tirait les morts des fosses.

Il prenait de faux noms et des qualités fausses,

Et se faisait passer pour ce qu'il n'était pas.

Il errait au hasard, disant : - Suivez mes pas, -

Tantôt dans la campagne et tantôt dans la ville.

N'est-ce pas exciter à la guerre civile,

Au mépris, à la haine entre les citoyens ?

On voyait accourir vers lui d'affreux payens,

Couchant dans les fossés et dans les fours à plâtre,

L'un boiteux, l'autre sourd, l'autre un oeil sous l'emplâtre

L'autre râclant sa plaie avec un vieux tesson.

L'honnête homme indigné rentrait dans sa maison

Quand ce jongleur passait avec cette séquelle.

Dans une fête, un jour, je ne sais plus laquelle,

Cet homme prit un fouet, et criant, déclamant,

Il se mit à chasser, mais fort brutalement,

Des marchands patentés, le fait est authentique,

Très braves gens tenant sur le parvis boutique,

Avec permission, ce qui, je crois, suffit,

Du clergé qui touchait sa part de leur profit.

Il traînait à sa suite une espèce de fille.

Il allait, pérorant, ébranlant la famille,

Et la religion, et la société ;

Il sapait la morale et la propriété ;

Le peuple le suivait, laissant les champs en friches ;

C'était fort dangereux. Il attaquait les riches,

Il flagornait le pauvre, affirmant qu'ici-bas

Les hommes sont égaux et frères, qu'il n'est pas

De grands ni de petits, d'esclaves ni de maîtres,

Que le fruit de la terre est à tous ; quant aux prêtres,

Il les déchirait ; bref, il blasphémait. Cela

Dans la rue. Il contait toutes ces horreurs-là

Aux premiers gueux venus, sans cape et sans semelles.

Il fallait en finir, les lois étaient formelles,

On l'a crucifié. »

Ce mot, dit d'un air doux,

Me frappa. Je lui dis : « Mais qui donc êtes-vous ? »

Il répondit : « Vraiment, il fallait un exemple.

Je m'appelle Elizab, je suis scribe du temple.

- Et de qui parlez-vous ? » demandai-je. Il reprit :

« Mais ! de ce vagabond qu'on nomme Jésus-Christ. »



25 décembre 1852. Jersey.

(Les Châtiments)

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Message  Gauvain Sam 28 Aoû - 22:25

Aragon, Elégie à Pablo Neruda :


Une maison comme un jeu de cartes battues
On n'y lisait pas plus fortune qu'aventure
Une maison d'algues pour dormir au futur
Une maison comme une phrase qui dit tu

Elle ouvrait sur la mer ses yeux de chat sauvage
Si proches comme un seul qu'on les eût dits bougés
Elle avait toujours l'air d'attendre un étranger
Parmi les cailloux bleus ramassés sur la plage

C'est où les dieux d'ailleurs avaient pris rendez-vous
La nuit terriblement y ressemble aux paroles
Dans cette halte avant la musique il s'envole
Une main bleue au-dessus des violons-loups

Elle semble arrêter dans sa fosse l'orchestre
Sur le point je ne sais de quelle épilepsie
Quelle puissance fée a-t-il donc que voici
A ses pieds se coucher les colères terrestres

Cet Orphée aux Enfers qui n'ira point chercher
La femme à pas muets de son inquiétude
Puisque Matilde est là comme la Croix du Sud
L'argent de ses regards hâtivement séchés.

Il a l'air d'un poisson pour l'oeil et le silence
Il flaire les parfums d'au-delà du chanter
Si bien qu'on croit venu l'équinoxe d'été
A comment dans sa bouche ombre et jour se balancent

A ses pieds l'Océan tait l'abri de ses eaux
Lui lui à basse voix dans la ruine des murs
Cette partition savante des murmures
Au confluent troublé du plaindre et de l'oiseau

Ô sable syllabaire impérissable empire
Signes que dit la lèvre où survit la pensée
Nul volcan n'a pouvoir de jamais disperser
Cette écriture rumeur des anciens soupirs

Rien ni les typhons noirs qui viennent de l'Asie
Rien ni le feu ventral qui la planète rongent
N'a prise sur le psaume ou barre sur le songe
Que pour simplifier j'appelle poésie

Entends outre tes jours bourdonner tes abeilles
Et tes bateaux perdus d'autres ports aborder
Les vers ayant gardé la lueur des idées
Les aurores auront pour eux genoux vermeils

Ô cri devant la mer et bien d'autres printemps
Feront des cerisiers ce que tu fis des femmes
Et tout amour sera les feuilles de ton âme
Arbre que rien n'explique et qui fleurit pourtant

Un poète un poète où les soleils descendent
Je connais comme lui cette heure du frisson
Et je suis dans le ciel ses mouettes chansons
Après nous qui s'en vont en quête d'autres Andes

Entre mourir et non mourir cet homme-ci
A fait son choix croyant qu'il n'était pas trop tard
D'à vivre ou d'à périr préférer la guitare
Et pour mieux l'écouter les mots s'étaient assis
Gauvain
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Message  Gauvain Sam 28 Aoû - 22:26

Poème daté de 1939, mais probablement écrit en 1937, par Jacques Roumain (1907-1944), poète et écrivain et fondateur du Parti communiste haïtien.


"(...)

POURTANT

je ne veux être que de votre race
ouvriers paysans de tous les pays
ce qui nous sépare
les climats l'étendue l'espace
les mers
un peu de mousse voiliers dans un baquet d'indigo
une lessive de nuages séchant sur l'horizon
ici des chaumes un impur marigot
là des steppes tondues aux ciseaux de gel
Des alpages
la rêverie d'une prairie bercée de peupliers
le collier d'une rivière à la gorge d'une colline
le pouls des fabriques martelant la fièvre des étés
D'autres plages d'autres jungles
l'assemblée des montagnes
habitée de la haute pensée des éperviers
d'autres villages
est-ce tout cela climat étendue espace
qui crée le clan la tribu la nation
la peau la race et les dieux
notre dissemblance inexorable ?
Et la mine
et l'usine
les moissons arrachées à notre faim
notre commune indignité
notre servage sous tous les cieux invariable ?

Mineur des Asturies mineur nègre de Johannesburg métallo
de Krupp dur paysan de Castille vigneron de Sicile paria
des Indes

(je franchis ton seuil - réprouvé
je prends ta main dans ma main - intouchable)

garde rouge de la Chine soviétique ouvrier allemand de la
prison de Moabit indio des Amériques
Nous rebâtirons
Copan
Palenque
et les Tiahuanacos socialistes
Ouvrier blanc de Detroit péon noir d'Alabama
peuple innombrable des galères capitalistes
le destin nous dresse épaule contre épaule
et reniant l'antique maléfice des tabous du sang
nous foulons les décombres de nos solitudes

Si le torrent est frontière
nous arracherons au ravin sa chevelure
intarissable
si la sierra est frontière
nous briserons la mâchoire des volcans
affirmant les cordillères
et la plaine sera l'esplanade d'aurore
où rassembler nos forces écartelées
par la ruse de nos maîtres
Comme la contradiction des traits
se résout en l'harmonie du visage
nous proclamons l'unité de la souffrance
et de la révolte
de tous les peuples sur la surface de la terre

et nous brassons le mortier des temps fraternels
dans la poussière des idoles

Bruxelles, juin 1939"
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Message  sylvestre Ven 3 Sep - 9:28

Une chanson du mouvement étudiant des Etats-Unis dans les années 60 :

I'M A DIALECTIC DOPE

I'm a dialectic dope.
How does Marx explain romance and
devotion?
Do I need a purgin' for this anti-
virgin urgin'?
What's the party line on love?

It's so difficult to cope
With the problem of sex midst class
war's commotion.
Does this neckin' hectic contradict
the dialectic?
What's the party line on love?

Serene in embraces where no cop's
billy bashes 'em,
Must comrades continue the struggle
against fascism?
I need a discussion with all-highest
Joe
On what every young party woman
should know.

I'm a dialectic dope.
Comrade Browder, did Engels ever
have a glandular explosion?
Are my feelings proletarian,
opportunist or sectarian?
What's the party line on love?
Should a gal give red Casanova
permission
Before she's been handed a party
decision?
We know all the theses on fascist
strife,
But what is the line on the personal
life?

I'm a dialectic dope.
Must comrades have some hymeneal
patience?
Does a little dalliance upset the
Marxist balance,
And the party's line on love?

O, can a Bolsheviki wicky-wacky
wacky-wicki?
What is the party line?
We need a party line,
O, who's got the party line on love?
sylvestre
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Message  Maïa Kovski Ven 8 Juil - 22:50

"Vers sur le passeport soviétique" Vladimir Maïakovski

Je dévorerais la bureaucratie comme un loup,
je n’ai pas le respect des mandats,
et j’envoie à tous les diables paître
tous les « papiers ».
Mais celui-là...



Longeant le front des compartiments et cabines,
un fonctionnaire bien poli s’avance.
Chacun tend son passeport, et moi je donne
mon petit carnet écarlate.



Pour certains passeports on a le sourire,
d’autres on cracherait dessus.
Au respect ont droit, par exemple,
les passeports avec lion anglais à deux places.
Mangeant des yeux le brave monsieur,
faisant saluts et courbettes,
on prend comme on prend un pourboire,
le passeport d’un Américain.

Pour le Polonais on a le regard
de la chèvre devant l’affiche.
Pour le Polonais le front est plissé
dans une policière éléphanterie
d’où cela sort-il et quelles sont ces
innovations en géographie ?

Mais c’est sans tourner le chou de la tête,
c’est sans éprouver d’émotions fortes
qu’on reçoit les papiers danois
et les suédois de diverses sortes.

Soudain, comme léchée par le feu,
la bouche du monsieur se tord.

Monsieur le fonctionnaire
a touché la pourpre de mon passeport
Il le touche comme une bombe,
il le touche comme un hérisson,
comme un rasoir à deux tranchants,
il le touche comme un serpent à sonnettes,
à vingt dards, à deux mètres de longueur et plus.

Complice a cligné le regard du porteur,
qui est prêt à porter vos bagages pour rien.

Le gendarme contemple le flic,
le flic le gendarme.
Avec quelle volupté la caste policière
m’aurait fouetté, crucifié,
parce que j’ai dans mes mains,
porteur de faucille,
porteur de marteau,
le passeport soviétique.

Je dévorerais la bureaucratie comme un loup,
je n’ai pas le respect des mandats,
et j’envoie à tous les diables paître
tous les « papiers », mais celui-là...
Je tirerai de mes poches profondes
l’attestation d’un vaste viatique.

Lisez bien, enviez

je suis
un citoyen
de l’Union Soviétique.
Maïa Kovski
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Message  Babel Sam 9 Juil - 21:35

(ou la tactique du coucou... Shocked )

Dominique Fabre, Avant les monstres, Cadex éditions.

J'ai l'impression d'avoir fréquenté enfant les mêmes endroits que lui, et probablement à la même époque : raison nécessaire, mais non suffisante. En tous cas, ses textes ont un pouvoir d'évocation que j'envie. Avant-goût :

Jardin comme posé
dans ma mémoire j'ai neuf ans.
Le tilleul est rutilant le
silence éclabousse au milieu de l'été et
tant d'abeilles dans les branches.
Ce que je peux m'emmerder !

Je grimpe ça sent bon
Carmen grimpe ça sent bon
et puis la branche casse
Carmen tombe et
ça sent toujours aussi bon.

Ce matin j''ai retrouvé
l'odeur en buvant mon
café.
Pringy


Rentrer dans ma chambre me prend pas mal de temps. Je pousse la porte très fort pour écraser les tueurs de derrière. Une fois aplatis comme des crèpes je dois encore attendre et me débarrasser des pièges. La faux magique sur le parquet se déclenche et me coupe les pieds. Je lui jette une chaussure et schtaaac, ma chaussure est coupée. Unijambiste j'aurais du mal à m'endormir. Ensuite je jette en cloche ma deuxième chaussure et je déclenche les filets super coupants de l'énorme araignée. Je pose le bout du pied sur le parquet et je sacrifie mon orteil. C'est toujours le même orteil. Mes frères les yakuzas y mettent toujours le petit doigt. C'est toujours le même petit doigt. Putain, il faut se bagarrer dans la vie. (Mais qu'est-ce que je fais du boa qui campe sous oreiller ?)


Le café l'Océan
avec son auvent bleu
près d'un Connexion en faillite
et d'un immeuble de bureaux désaffecté

juste au coin de la rue composée
de maisonnettes à deux étages
et de micro-jardinets impeccablements carrés

quand il fait beau
les Arabes en sortent des chaises
et s'assoient et ne regardent rien
sinon les enfants du quartier
qui n'ont jamais vu l'Atlantique
Gennevilliers


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Message  Babel Dim 10 Juil - 16:02

ANNA AKHMATOVA
Non, je n'étais pas sous la voûte d’un ciel exotique
Ni réfugiée sous une aile étrangère
J'étais alors aux côtés des miens
Là où pour son malheur mon peuple se trouvait (1961)


En guise de préface
Au cours des années de terreur du règne de Iéjov, j'ai passé dix-sept mois à faire la queue devant les prisons de Leningrad. Un jour, quelqu'un a cru me reconnaître. Ce jour-là, une femme qui attendait derrière moi, une femme aux lèvres bleuies qui, bien sûr, n'avait jamais entendu mon nom sembla s'éveiller de la torpeur où nous étions toutes plongées et m’a chuchoté à l'oreille (là-bas, nous ne parlions toujours qu’à voix basse) :
- Et ça, vous pourriez le décrire ?
Et j’ai répondu :
- Je peux.
Alors un semblant de sourire a glissé sur ce qui avait été autrefois un visage.
Léningrad, le 1er avril 1957.

PRELUDE
C'est arrivé comme ça quand seuls les morts
Souriaient, heureux de leur libération,
C'est Leningrad accroché autour de ses prisons
Comme un emblème anéanti, le battement d'une œuvre.
(...)
[ Aigus et tranchants, la machine à vapeur siffle et chante
de courtes chansons d'adieu
Pour les rangs des condamnés, rendus déments par la souffrance,
Comme eux, dans les régiments, marchant -
Les étoiles de la mort étaient sur nous
Comme la Russie des innocents se tortille
Sous les bottes éclaboussées de sang et les pneus
Parmi les marias noir. ]
1935

I
Ils sont venus te prendre à l'aube.
Je t'ai suivi comme on suit un cercueil.
Des enfants pleuraient dans la pièce obscure,
sous l'icône un cierge avait coulé.
Sur tes lèvres le froid d'un médaillon.
A ton front la sueur froide de la mort…
Je n’oublierai jamais !
Comme les veuves des streltsy assassinés, j'irai
hurler sous les tours du Kremlin

II
Le Don paisible coule un quartier
de lune entre dans la maison
Il crâne le bonnet de travers
par la fenêtre et voit une ombre.
Cette femme est malade,
cette femme est seule.
Le mari dans la tombe, le fils en prison
Priez pour elle.

III
Non, non, ce n'est pas moi, mais quelqu’un d’autre qui souffre.
souffrir autant, je ne pourrai pas. Ce qui est arrivé,
que des draps noirs le recouvrent, et
qu'on emporte les lanternes…
Nuit.

IV
Si l'on t'avait raconté, à toi la rieuse,
l’insouciante, la chérie de tout le monde,
la joyeuse pécheresse de Tsarskoïé Sélo,
Si on t’avait dit ce que serait ta vie --
Comment, avec ton colis sous la croix,
tu serais la trois centième de la file d’attente !
Et comment tes larmes chaudes
liquéfieraient la glace du premier de l’an.
Va-et-vient du peuplier de la prison.
Pas un bruit... Combien de vies innocentes
sont emportées...
[1938]

V
KOUDA-TO V NIKOUDA
Dix-sept mois que je crie,
que je te supplie de revenir.
Je me suis jetée aux pieds des bouchers,
mon effroi, mon petit garçon.
Tout est confus à jamais,
et je ne sais plus
désormais qui est la bête et qui est l’homme,
ni le temps qu’il reste avant l’exécution.
Plus que des fleurs poussiéreuses,
le cliquetis de l'encensoir, des pas qui mènent
ailleurs, nulle part.
Et celle en face qui me regarde,
droit dans les yeux
me menaçant d'une mort rapide :
l'énorme étoile.
[1939]

VI
LETIAT NEDELI
Légères, légères, les semaines s'envolent, même si
ce qui est arrivé, je ne le comprends pas.
Comment les nuits blanches, te regardent en brillant,
toi, mon garçon, dans ta prison, comment
elles pointent une fois de plus,
un œil brûlant d'épervier,
et te tiennent le discours de la haute croix.
Encore une fois, la mort ?
[1939. Printemps]

VII
VERDICT
Et le mot de pierre a atteint
ma poitrine encore vive.
Ce n'est rien, je m’étais préparée,
à gérer cela avec le reste.

Aujourd'hui, j'ai tant à faire : il faut
que je tue ma mémoire jusqu'au bout,
que mon âme vire comme la pierre,
et qu’ à nouveau j'apprenne à vivre.

Mais comment... l'été bruisse de chaleur
un carnaval hors de ma fenêtre.
J’ai longtemps eu ce pressentiment
d’une journée ensoleillée et d’une maison en deuil.
(22 Juin 1939)

VIII
A LA MORT
Tôt ou tard tu viendras- pourquoi pas maintenant ?
Je t’attends, les choses sont devenues trop dures.
j’ai éteint la lumière et entrouvert la porte -
Pour toi, si simple, si merveilleuse.
Tu peux prendre la forme qui te plaira :
obus de gaz toxique, trouant le vide,
bandit à l’arme blanche, m’étranglant sur le chemin,
fièvre typhoïde insinuant ses vapeurs .
Ou bien - cette belle invention, connue de tous,
banale à en vomir : un képi bleu entre dans ma maison,
guidé par le concierge blanc de frayeur.
Tout m'est égal. L’Ienisseï tourbillonne,
L'étoile polaire incendie la nuit.
Et l'étincelle bleue des yeux que j'aime
se ferme et couvre l’horreur ultime.
(19 août 1939 Leningrad)

IX
Et la folie, avec son aile
Recouvre déjà la moitié de mon âme.
Elle me fait boire son vin de feu,
Elle m’entraîne vers le ravin noir.

Et j’ai compris que
Je devais capituler,
En écoutant mon propre délire
Comme s’il me venait d’une autre.

Il ne me permettra pas
D’emporter quoi que ce soit avec moi.
(Quelles que soient mes supplications
et quelles que soient mes plaintes ennuyeuses) :

Ni le regard effrayant de mon fils, -
Souffrance de pierre -,
Ni le jour où l’orage est venu,
Ni l’heure des visites à la prison,

Ni la fraîcheur douce des mains,
Ni les ombres tremblantes des tilleuls,
Ni le son lointain et léger
Des derniers mots de consolation.
(4 mai 1940)

X
CRUCIFIXION
PRIERE
1.
Un chœur d'anges a glorifié la plus grande heure,
Le ciel s’est embrasé.
Il a dit à son Père : «Pourquoi m'as-tu abandonné ? »
Et à sa mère : «Ne me pleure pas, mère,
Je suis vivant dans ma tombe.»
[1940]

2.
Marie-Madeleine a battu sa poitrine et sanglotait,
Son disciple bien-aimé changé en pierre.
Mais vers l’endroit où, silencieuse, se tenait la mère.
Personne ne regardait, nul n’aurait osé.
(1943 Tachkent)

ÉPILOGUE
A présent je sais comment s’affaissent les visages,
comment la terreur filtre sous les paupières,
les signes cunéiformes que gravent les textes
sur des joues burinées de souffrance ;
comment les boucles brunes de cendre et d’or
se font brusquement grises argentées,
comment un sourire se fane sur des lèvres soumises,
et dans le rire sec et creux j’entends la peur trembler.
C’est pourquoi ma prière n'est pas pour moi seule,
Mais pour tous ceux qui se tenaient là-bas avec moi
dans le froid cruel et dans le feu de juillet
Au pied de l’imposant mur aveugle et rouge.

Requiem, Anna Akhmatova




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Message  Babel Ven 15 Juil - 9:00

Et là je m’arrête
Franchis du regard
Le haut de la crête
--Encore en retard !
J’aperçois du monde
La belle m’attend
Se baignant dans l’onde
Brumeuse du temps

Las, ma mie que n’ai-je
Des ailes pennées
Et bleues sur la neige
De mes fols pensées
Pour enfin m’étendre
Sous un ciel pâli
Rêver et surprendre
Ton chant si joli !

« -- D’ennui je baille
Quel sera l’amant
Qui trouvera canaille
Mon déhanchement ?
M’irai-je seulette
Par l’émail des prés
Coucher mon squelette
Sous un vert cyprès ?

Si désormais vivre
N’est plus de saison
Qui daigne me suivre
Dessous le gazon ?
M’irai-je seulette
Au soleil couchant
Ouïr l’alouette
Et le chat-huant ?

Ah, d’ennui je baille
Qui souhaite rêver
Sans fin sur la paille
De mes yeux crevés ?
M’irai-je seulette
Par monts et par vaux
Sans qu’une ombre mette
Son corps au caveau ? »

La flamme progresse
Ma lice brunit
Non non rien ne presse
Je me désunis.
Lentement le somme
Tourne mes ergots
Loin des autres hommes
--Cogito ergo

J’arrive je quitte
La Terre les gens
Désormais j’habite
Un passé-présent.
Cette vie-latrines
Paraissait tirée
Des lettres latines
Ou bien du Littré

Et s’allait paissant
Hiver comme été
Le mai fleurissant
A satiété.
Vienne la ténèbre
J’m’en vais lui compter
Ses os qu’on célèbre
De tous les côtés !

Et là, je m’arrête
Et franchis des yeux
Cette vie en quête
De nouveaux cieux.
Perché sur la crête
Je deviens l’oiseau
A l’affut je guette
Un printemps nouveau.

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Message  Babel Sam 13 Aoû - 20:15

Elle cousait sans bruit
Les deux yeux dans la bouche
Des hoquets de cabri
Heurtaient ses ongles rouges
Pour confectionner
La robe et la liquette
Elle ourlait son long nez
Aux ailes délicates
Faisant courir le fil
La paupière un peu lourde
Et le geste gracile
Avec un dé à coudre
Et la vieille Singer
Tapie dans la soupente
Galbait son buste noir
Sur la peau palpitante
Du temps

S’il ne tenait qu’à moi
La dame au col fourrure
Aurait de longs émois
A se mettre en parure
Mais sa hanche arrêtée
Et sa poitrine plate
Boude un prêt-à-porter
Qui la rend trop étroite
(D’où sa présence ici
Car voyez-vous en somme
On se fait du souci
Pour satisfaire un homme !)
Et la vieille Singer
Piquant à rendre l’âme
Fait un sort au blazer
Qui rend ces messieurs-dames
Contents.

Sur mon harmonica
J’ai gravé mes gencives
La chaise en formica
Est ma locomotive
Mais le voyage est long
Et longue la romance
Entre deux pantalons
Pour sortir de l’enfance
--et que c’est agaçant
Quand on a la joue glabre
De se glacer le sang
Parmi les candélabres
Mais la vielle Singer
Poursuivait son dédale
A coups de revolver
Le pied sur la pédale
Du temps

Elle cousait sans bruit
Mes genoux rapiécés
Des hoquets de cabri
Brisaient ses mains pressées
J’avais en ce temps-là
Des élans d’hirondelle
Et l’espoir un peu fat
De m’émanciper d’elle
Trouver l’Eldorado
Le cœur du grand Yéti
Au fond d’un sac-à-dos
Rue Sacco-Vanzetti
Voir la vieille Singer
Prendre son air bancal
Et danser de travers
Le tango vertical
Du temps.

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Message  fée clochette Sam 13 Aoû - 21:18

Le Marteau sans maître, 1934

Commune présence

Tu es pressé d'écrire,
Comme si tu étais en retard sur la vie.
S'il en est ainsi fais cortège à tes sources.
Hâte-toi.
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance.
Effectivement tu es en retard sur la vie,
La vie inexprimable,
La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t'unir,
Celle qui t'est refusée chaque jour par les êtres et par les choses,
Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés
Au bout de combats sans merci.
Hors d'elle, tout n'est qu'agonie soumise, fin grossière.
Si tu rencontres la mort durant ton labeur,
Reçois-là comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride,
En t'inclinant.
Si tu veux rire,
Offre ta soumission,
Jamais tes armes.
Tu as été créé pour des moments peu communs.
Modifie-toi, disparais sans regret
Au gré de la rigueur suave.
Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit
Sans interruption,
Sans égarement.

Essaime la poussière
Nul ne décèlera votre union.

René Char
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En poésie, la parole est libre Empty Le temps s'en va, le temps s'en va ma Dame

Message  Babel Lun 15 Aoû - 18:10

Va savoir pourquoi, la fête de la Vierge me fout le bourdon. Sans doute trop attaché aux pesanteurs terriennes pour croire un seul instant qu'on puisse, hop, s'élever dans les airs comme une baudruche à l'hélium.

En guise de consolation, ce beau sonnet de Ronsard.

Sonnet à Marie

Je vous envoie un bouquet, que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies,
Qui ne les eut à ces vêpres cueillies,
Tombées à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain,
Que vos beautés, bien qu'elles soient fleuries,
En peu de temps, seront toutes flétries,
Et, comme fleurs, périront tout soudain.

Le temps s'en va, le temps s'en va ma Dame,
Las ! le temps non, mais nous nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame,

Et des amours, desquelles nous parlons
Quand serons morts, n'en sera plus nouvelle :
Donc, aimez-moi, cependant qu'êtes belle.


Et belles, j'ose penser que l'êtes toujours.


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Message  gérard menvussa Lun 15 Aoû - 18:19

Je vois que tu es en plein trip marial ! Allez hop, un ptit coup de Desnos pour repartir !

Notre Paire...
Écrit par Rrose Selavy
18-12-2006

Notre paire quiète, ô yeux !

que votre « non » soit sang (t'y fier ?)

que votre araignée rie,

que vos vols honteux soit fête (au fait)

sur la terre (commotion).



Donnez-nous, aux joues réduites,

notre pain quotidien

Part, donnez-nous, de nos œufs foncés

comme nous part donnons

à ceux qui nous ont offensés.

Nounou laissez-nous succomber à la tentation

et d'aile ivrez-nous du mal.

gérard menvussa
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Message  Babel Lun 15 Aoû - 18:32

Pfff, mauvais esprit !

"Mais qui es-tu donc, à la fin ?
--Je suis celui qui toujours nie, et c'est avec justice car tout ce qui existe est digne d'être détruit (...)"

Faust, Goethe.

Twisted Evil Twisted Evil Twisted Evil

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Message  gérard menvussa Lun 15 Aoû - 19:08

Et c'est rien de le dire !


- Qu'est-ce que cela peut faire que je lutte pour la mauvaise cause puisque je suis de bonne foi?
- Et qu'est-ce que ça peut faire que je sois de mauvaise foi puisque c'est pour la bonne cause.
PREVERT

Epitaphe sur un monument aux morts de la guerre
(in "Je ne mange pas de ce pain-là", 1936)

Le général nous a dit

le doigt dans le trou du cul

L'ennemi

est par là Allez

C'est pour la patrie

Nous sommes partis

le doigt dans le trou du cul

La patrie nous l'avons rencontré

le doigt dans le trou du cul

La maquerelle nous a dit

le doigt dans le trou du cul

Mourrez

ou sauvez-moi

le doigt dans le trou du cul

Nous avons rencontré le kaiser

le doigt dans le trou du cul

Hindenburg Reischoffen Bismarck

le doigt dans le trou du cul

le grand-duc X Abdul-Amid Sarajevo

le doigt dans le trou du cul

des mains coupées

le doigt dans le trou du cul

Ils nous ont cassé les tibias

le doigt dans le trou du cul

dévoré l'estomac

le doigt dans le trou du cul

percé les couilles avec des

allumettes

le doigt dans le trou du cul

et puis tout doucement

nous sommes crevés

le doigt dans le trou du cul

Priez pour nous

le doigt dans le trou du cul
gérard menvussa
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En poésie, la parole est libre Empty Bureau de tabac

Message  Babel Mar 16 Aoû - 9:41

Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.

Fenêtres de ma chambre,
de ma chambre dans la fourmilière humaine unité ignorée (et si l'on savait ce qu'elle est, que saurait-on de plus ?),
vous donnez sur le mystère d'une rue au va-et-vient continuel,
sur une rue inaccessible à toutes les pensées,
ruelle, impossiblement réelle, précise, inconnaissablement précise,
avec le mystère des choses enfoui sous les pierres et les êtres,
avec la mort qui parsème les murs de moisissure et de cheveux blancs les humains,
avec le destin qui conduit la guimbarde de tout sur la route de rien.

Je suis aujourd'hui vaincu, comme si je connaissais la vérité;
lucide aujourd'hui, comme si j "étais à l'article de la mort,
n'ayant plus d'autre fraternité avec les choses
que celle d'un adieu, cette maison et ce côté de la rue
se muant en une file de wagons, avec un départ au sifflet venu du fond de ma tête,
un ébranlement de mes nerfs et un grincement de mes os qui démarrent.

Je suis aujourd'hui perplexe, comme qui a réfléchi, trouvé, puis oublié.
Je suis aujourd'hui partagé entre la loyauté que je dois
au Bureau de Tabac d'en face, en tant que chose extérieurement réelle
et la sensation que tout est songe, en tant que chose réelle vue du dedans.

J’ai tout raté.
Comme j’étais sans ambition, peut-être ce tout n’était-il rien.
Les bons principes qu’on m’a inculqués,
je les ai fuis par la fenêtre de la cour.
Je m’en fus aux champs avec de grands desseins,
mais là je n’ai trouvé qu’herbes et arbres,
et les gens, s’il y en avait, étaient pareils à tout le monde.
Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise. À quoi penser ?
Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ?
Être ce que je pense ? Mais je crois être tant et tant !
Et il y en a tant qui se croient la même chose qu’il ne saurait y en avoir tant !
Un génie ? En ce moment
cent mille cerveaux se voient en songe génies comme moi-même
et l’histoire n’en retiendra, qui sait ?, même pas un ;
du fumier, voilà tout ce qui restera de tant de conquêtes futures.

Non, je ne crois pas en moi.
Dans tous les asiles il y a tant de fous possédés par tant de certitudes !
Moi, qui n’ai point de certitude, suis-je plus assuré, le suis-je moins ?
Non, même pas de ma personne…

En combien de mansardes et de non-mansardes du monde
n’y a-t-il à cette heure des génies-pour-soi-même rêvant ?
Combien d’aspirations hautes, lucides et nobles -
oui, authentiquement hautes, lucides et nobles -
et, qui sait peut-être réalisables…
qui ne verront jamais la lumière du soleil réel et qui
tomberont dans l’oreille des sourds ?

Le monde est à qui naît pour le conquérir,
et non pour qui rêve, fût-ce à bon droit, qu’il peut le conquérir.
J’ai rêvé plus que jamais Napoléon ne rêva.
Sur mon sein hypothétique j’ai pressé plus d’humanité que le Christ,
j’ai fait en secret des philosophies que nul Kant n’a rédigées,
mais je suis, peut-être à perpétuité, l’individu de la mansarde,
sans pour autant y avoir mon domicile :
je serai toujours celui qui n’était pas né pour ça ;
je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dons ;
je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvrît la porte
auprès d’un mur sans porte
et qui chanta la romance de l’Infini dans une basse-cour,
celui qui entendit la voix de Dieu dans un puits obstrué.
Croire en moi ? Pas plus qu’en rien…
Que la Nature déverse sur ma tête ardente
son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux ;
quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout…

Esclaves cardiaques des étoiles,
nous avons conquis l’univers avant de quitter nos draps,
mais nous nous éveillons et voilà qu’il est opaque,
nous nous éveillons et voici qu’il est étranger,
nous franchissons notre seuil et voici qu’il est la terre entière,
plus le système solaire et la Voie lactée et le Vague Illimité.

(Mange des chocolats, fillette ;
mange des chocolats !
Dis-toi bien qu’il n’est d’autre métaphysique que les chocolats,
dis-toi bien que les religions toutes ensembles n’en apprennent
pas plus que la confiserie.
Mange, petite malpropre, mange !
Puissé-je manger des chocolats avec une égale authenticité !
Mais je pense, moi, et quand je retire le papier d’argent, qui d’ailleurs est d’étain,
je flanque tout par terre, comme j’y ai flanqué la vie.)
Du moins subsiste-t-il de l’amertume d’un destin irréalisé
la calligraphie rapide de ces vers,
portique délabré sur l’Impossible,
du moins, les yeux secs, me voué-je à moi-même du mépris,
noble, du moins, par le geste large avec lequel je jette dans le mouvant des choses,
sans note de blanchisseuse, le linge sale que je suis
et reste au logis sans chemise.

(Toi qui consoles, qui n’existes pas et par là même consoles,
ou déesse grecque, conçue comme une statue douée du souffle,
ou patricienne romaine, noble et néfaste infiniment,
ou princesse de troubadours, très- gente et de couleurs ornée,
ou marquise du dix-huitième, lointaine et fort décolletée,
ou cocotte célèbre du temps de nos pères,
ou je ne sais quoi de moderne – non, je ne vois pas très bien quoi -
que tout cela, quoi que ce soit, et que tu sois, m’inspire s’il se peut !
Mon coeur est un seau qu’on a vidé.
Tels ceux qui invoquent les esprits je m’invoque
moi-même sans rien trouver.
Je viens à la fenêtre et vois la rue avec une absolue netteté.
Je vois les magasins et les trottoirs, et les voitures qui passent.
Je vois les êtres vivants et vêtus qui se croisent,
je vois les chiens qui existent eux aussi,
et tout cela me pèse comme une sentence de déportation,
et tout cela est étranger, comme toute chose. )

J’ai vécu, aimé – que dis-je ? j’ai eu la foi,
et aujourd’hui il n’est de mendiant que je n’envie pour le seul fait qu’il n’est pas moi.
En chacun je regarde la guenille, les plaies et le mensonge
et je pense : « peut-être n’as-tu jamais vécu ni étudié, ni aimé, ni eu la foi »
(parce qu’il est possible d’agencer la réalité de tout cela sans en rien exécuter) ;
« peut-être as-tu à peine existé, comme un lézard auquel on a coupé la queue,
et la queue séparée du lézard frétille encore frénétiquement ».

J’ai fait de moi ce que je n’aurais su faire,
et ce que de moi je pouvais faire je ne l’ai pas fait.
Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.
On me connut vite pour qui je n’étais pas, et je n’ai pas démenti et j’ai perdu la face.
Quand j’ai voulu ôter le masque
je l’avais collé au visage.
Quand je l’ai ôté et me suis vu dans le miroir,
J’avais déjà vieilli.
J’étais ivre, je ne savais plus remettre le masque que je n’avais pas ôté.
Je jetai le masque et dormis au vestiaire
comme un chien toléré par la direction
parce qu’il est inoffensif -
et je vais écrire cette histoire afin de prouver que je suis sublime.

Essence musicale de mes vers inutiles,
qui me donnera de te trouver comme chose par moi créée,
sans rester éternellement face au Bureau de Tabac d’en face,
foulant aux pieds la conscience d’exister,
comme un tapis où s’empêtre un ivrogne,
comme un paillasson que les romanichels ont volé et qui ne valait pas deux sous.

Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, et à la porte il s’est arrêté.
Je le regarde avec le malaise d’un demi-torticolis
et avec le malaise d’une âme brumeuse à demi.
Il mourra, et je mourrai.
Il laissera son enseigne, et moi des vers.
À un moment donné mourra aussi l’enseigne, et
mourront aussi les vers de leur côté.
Après un certain temps mourra la rue où était l’enseigne,
ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits.
Puis mourra la planète tournante où tout cela s’est produit.
En d’autres satellites d’autres systèmes cosmiques, quelque chose
de semblable à des humains
continuera à faire des genres de vers et à vivre derrière des manières d’enseignes,
toujours une chose en face d’une autre,
toujours une chose aussi inutile qu’une autre,
toujours une chose aussi stupide que le réel,
toujours le mystère au fond aussi certain que le sommeil du mystère de la surface,
toujours cela ou autre chose, ou bien ni une chose ni l’autre.

Mais un homme est entré au Bureau de Tabac (pour acheter du tabac ?)
et la réalité plausible s’abat sur moi soudainement.
Je me soulève à demi, énergique, convaincu, humain,
et je vais méditer d’écrire ces vers où je dis le contraire.
J’allume une cigarette en méditant de les écrire
et je savoure dans la cigarette une libération de toutes les pensées.
Je suis la fumée comme un itinéraire autonome, et je goûte, en un moment sensible et compétent,
la libération en moi de tout le spéculatif
et la conscience de ce que la métaphysique est l’effet d’un malaise passager.
Ensuite je me renverse sur ma chaise
et je continue à fumer
Tant que le destin me l’accordera je continuerai à fumer.

(Si j’épousais la fille de ma blanchisseuse,
peut-être que je serais heureux.)
Là-dessus je me lève. Je vais à la fenêtre.

L’homme est sorti du bureau de tabac (n’a-t-il pas mis la
monnaie dans la poche de son pantalon?)
Ah, je le connais: c’est Estève, Estève sans métaphysique.
(Le patron du bureau de tabac est arrivé sur le seuil.)
Comme mû par un instinct sublime, Estève s’est retourné et il m’a vu.
Il m’a salué de la main, je lui ai crié: « Salut Estève ! », et l’univers
s’est reconstruit pour moi sans idéal ni espérance, et le
patron du Bureau de Tabac a souri.

Álvaro de Campos, 15 janvier 1928.

Fernando Pessoa

(Traduit par Armand Guiber)

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Message  Babel Sam 31 Déc - 16:16

Le Camarade

Il était le fils d’un simple travailleur
Et ce qui est à dire de lui est très court.
Rien d’autre en lui que des cheveux tels la nuit
Et puis des regards bleu-ciel et tout doux.

Son père, de l’aube à la nuit,
Ployait le dos pour nourrir son petit.
Mais le petit n’avait rien à faire
Et il avait des camarades : le Christ, puis une chatte.

La chatte était vieille et sourde ;
Elle n’entendait ni les mouches, ni les souris.
Le Christ se tenait sur les mains de sa Mère
Et regardait de son icône les pigeons sous les toits.

Martin vécut et personne rien n’en sut.
Mornes tapotaient ses jours, comme sur du fer la pluie.
Le seul fait fut que parfois lors d’un pauvre dîner
Son père lui apprit à entonner : « Enfants de la patrie ! »

Il lui disait : « Tu grandiras et tu comprendras !
Tu devineras pourquoi nous sommes si malheureux ! »
Et sourdement tremblait son canif ébréché
Sur un croûton rassis du pain quotidien.

Mais sous les volets de voliges
Voici
Qu’un couple ailé de vents voltige,
Ceci

Avec la printanière armoise
D’eaux,
C’est le peuple russe en noise,
Flots.

Et c’est vagues mugissantes
Et c’est tempête chantante.
C’est, issue de bleue bruine,
Tout regard qui illumine.

C’est dans l’air gestes, grands gestes.
C’est cadavre sur cadavre.
C’est pire affre qui émiette
Les âpres dents de l’affre.

Tout est vol, envol.
Tout est cri, crie.
Dans la bouche où rien n’est sol
La source fuit…

Et brusque pour un homme a résonné,
L’heure toute dernière, l’heure toute mélancolie…
Mais croyez bien que lui ne s’est pas découragé
Devant la puissance des regards ennemis.

Son âme, comme devant,
Reste non-peureuse et forte
Vers l’espoir, elle se tend,
Sa droite qui nul sang ne porte

Il n’a pas en vain vécu,
N’a pas en vain fripé les fleurs,
Mais ses songes fanés plus
Ne vous sont semblables, fleurs !

Soudainement inopinément du seuil de sa maison
Lui parvint le dernier cri de son père moribond

Les yeux éteints, un bleu craintif aux lèvres
Il s’écroule à genoux étreignant le froid cadavre.

Mais voici, sourcils dressés, essuyant ses yeux du doigt,
Qu’il rentre en hâte en la chaumière, face aux icônes se met droit :
« Entends-tu, Jésus, Jésus ? Et vois-tu ? Je suis seul !
C’est Martin, ton camarde, qui vers toi clame, t’appelle.
Mon père est là qui gît tué, mais en lâche il n’est pas tombé.
Je l’entends qui nous appelle, ô mon Jésus de fidélité.

"Nous appelle : « Venez aider où le peuple russe bataille ! »
Nous ordonne : « Debout pour la Liberté, l’Egalité, le Travail ! »

Et, recevant accortement
Les sons de ces dits innocents,
Le Christ sur terre descend, quittant
Les Mains où rien ne va bougeant.

Main dans la main tous deux font route
Tandis que noire, noire est la nuit…
Et le Malheur boursoufle en outres
Les joues du silence gris.

Tout songe fleurit d’espérance
En un libre, éternel matin.
Le vent de février, câlin,
Sur leurs paupières à tous deux danse.

Halte soudain !… Des feux flamboient…
Une charge de cuivre aboie…
Et tombe terrassé de plomb,
Jésus l’enfançon.

Oyez :
Désormais, plus de Résurrection !
Son corps, on l’a livré pour l’inhumation.
Sur le lieu-dit
« Champ de Mars »
Il gît.

Mais là-bas où la Mère est restée,
Où Lui ne pourra plus être
Jamais,
A la petite fenêtre
Est assise la vieille chatte,
Elle attrape la lune avec ses pattes…

Martin se traîne par les champs
« Ô vous faucons ô mes faucons ,
Vous êtes en prison,
En prison ! »
Sa voix s’en va sourde, assourdie
Quelqu’un l’étouffe, quelqu’un l’étrangle,
Fait feu sur lui…

Et derrière les vitres bruit,
Sûr de lui,
Tantôt mourant, tantôt tonnant
A neuf son bruit,
Le cri
Tout ferraillis :
« DE-HEHEH-MOOO-CRAHAH-TIE ! »

Sergueï Essénine, (1895 – 1925) in Quatre poètes russes (Blok, Essénine, Maïakovski, Pasternak), anthologie réunie et traduite par Armand Robin,
éd. Le temps qu’il fait, 1985.

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Message  Vals Sam 31 Déc - 16:35

Emouvant et magnifique Essenine.....
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Message  gérard menvussa Sam 31 Déc - 21:44

DON QUICHOTTE

"Le chevalier de l'éternelle jeunesse
Suivit, vers la cinquantaine,
La raison qui battait dans son coeur.
Il partit un beau matin de juillet
Pour conquérir le beau, le vrai et le juste.
Devant lui c'était le monde
Avec ses géants absurdes et abjects
Et sous lui c'était la Rossinante
Triste et héroïque.

Je sais,
Une fois qu'on tombe dans cette passion
Et qu'on a un coeur d'un poids respectable
Il n'y a rien à faire, mon Don Quichotte, rien à faire,
Il faut se battre avec les moulins à vent.

Tu as raison,
Dulcinée est la plus belle femme du monde,
Bien sûr qu'il fallait crier cela
à la figure des petits marchands de rien du tout,
Bien sûr qu'ils devaient se jeter sur toi
Et te rouer de coups,
Mais tu es l'invincible chevalier de la soif
Tu continueras à vivre comme une flamme
Dans ta lourde coquille de fer
Et Dulcinée sera chaque jour plus belle."

.

NAZIM HIKMET
gérard menvussa
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Message  Babel Dim 1 Jan - 12:27

" Mais tu es l'invincible chevalier de la soif
Tu continueras à vivre comme une flamme
Dans ta lourde coquille de fer
Et Dulcinée sera chaque jour plus belle."
C’est là, à cette minute poignante où le poids des souffrances endurées semble devoir tout engloutir, que l’excès même de l’épreuve entraîne un changement de signe qui tend à faire passer l’indisponible humain du côté du disponible et à affecter ce dernier d’une grandeur qu’il n’eût pu se connaître sans cela (...)
Il faut être allé au fond de la douleur humaine, en avoir découvert les étranges capacités, pour pouvoir saluer du même don sans limites de soi-même ce qui vaut la peine de vivre. La seule disgrâce définitive qui pourrait être encourue devant une telle douleur, parce qu’elle rendrait impossible cette conversion de signe, serait de lui opposer la résignation. Sous quelque angle que devant moi tu aies fait état des réactions auxquelles t’exposa le plus grand malheur que tu aies pu concevoir, je t’ai toujours vu mettre le plus haut accent sur la rébellion.
Il n’est pas, en effet, de plus éhonté mensonge que celui qui consiste à soutenir, même et surtout en présence de l’irréparable, que la rébellion ne sert à rien. La rébellion porte sa justification en elle-même, tout à fait indépendamment des chances qu’elle a de modifier ou non l’état de fait qui la détermine. Elle est l’étincelle dans le vent, mais l’étincelle qui cherche la poudrière.

André Breton, Arcane 17.



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En poésie, la parole est libre Empty Maäkovski, Cela

Message  Azadi Ven 13 Jan - 15:18

Est-ce vous
Qui comprendrez pourquoi,
Serein,
Sous une tempête de sarcasmes,
Au dîner des années future
J’apporte mon âme sur un plateau ?
Larme inutile coulant
De la joue mal rasée des places,
Je suis peut-être
Le dernier poète.
Vous avez vu
Comme se balance
Entre les allées de briques
Le visage strié de l’ennui pendu,
Tandis que sur le cou écumeux
Des rivières bondissantes,
Les ponts tordent leurs bras de pierre.
Le ciel pleure
Avec bruit,
Sans retenue,
Et le petit nuage
À au coin de la bouche,
Une grimace fripée,
Comme une femme dans l’attente d’un enfant
À qui dieu aurait jeté un idiot bancroche.
De ses doigts enflés couverts de poils roux, le soleil vous a épuisé de caresses, importun comme un bourdon.
Vos âmes sont asservies de baisers.
Moi, intrépide,
je porte aux siècles ma haine des rayons du jour ;
l’âme tendue comme un nerf de cuivre,
je suis l’empereur des lampes.
Venez à moi, vous tous qui avez déchiré le silence,
Qui hurlez,
Le cou serré dans les nœuds coulants de midi.
Mes paroles,
Simples comme un mugissement,
Vous révèleront
Nos âmes nouvelles,
Bourdonnantes
Comme l’arc électrique.
De mes doigts je n’ai qu’à toucher vos têtes,
Et il vous poussera
Des lèvres
Faites pour d’énormes baisers
Et une langue
Que tous les peuples comprendront.
Mais moi, avec mon âme boitillante,
Je m’en irai vers mon trône
Sous les voûtes usées, trouées d’étoiles.
Je m’allongerai,
Lumineux,
Revêtu de paresse,
Sur une couche moelleuse de vrai fumier,
Et doucement,
Baisant les genoux des traverses,
La roue d’une locomotive étreindra ton cou.

Si je croyais à l'outre-tombe...
Une promenade est facile.
Il suffit d'allonger le bras, –
la balle aussitôt
dans l'autre vie
tracera un chemin retentissant.
Que puis-je faire
si moi
de toutes mes forces
de tout mon cœur
en cette vie
en cet
univers
ai cru
crois.

Maïakovski, Cela, 1923
Azadi
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En poésie, la parole est libre Empty Re: En poésie, la parole est libre

Message  Babel Dim 19 Fév - 12:07

Une Méditerranée s’invente aujourd’hui, par delà les désastres et les crimes. On en trouve une trace vive dans cette belle anthologie d'auteurs contemporains, dont j'essaierai de rendre compte régulièrement, en reproduisant quelques uns des textes qui la composent.

Babel

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En poésie, la parole est libre Empty Les poètes de la Méditerranée (1)

Message  Babel Lun 20 Fév - 14:30

De Grèce, d'abord (c'est ainsi que commence cette anthologie), quelques textes piochés dans un semi-hasard --leur brièveté explique en partie leur choix.


LES MONTAGNES

D'abord il y eut la mer
Je suis né entouré d'îles
je suis une île surgie le temps de voir
la lumière, dure comme la pierre
puis sombrer.
Les montagnes sont venues après.
Je les ai choisies.
Il fallait bien que je partage un peu le poids
écrasant ce pays depuis des siècles.


VILLE DE LA GRECE DU SUD

Cette ville m'a brisé, comme jadis
pouvait me briser une ville
avec ses casernes ses usines vides
ses murs noirs aux tessons coupants
ses rues étroites, sèche, sans arbres
avec ses femmes noiraudes, vaguement salées
vives, changeantes, oeil de charbon
peau mate, et juste un peu suantes
comme il convient aux amours passagères
dans l'ombre d'une plage écartée
pleine de pierres, de goudron, de ferraille, de ronces.
Cette ville me guérit par ses nuits
Les nuits de mon pays, inchangées.


SCINTILLEMENT

Peinture grise de terminus des cars
verte de commissariat
marron de salon de coiffure le matin
blanc sale du dispensaire
à l'autre bout du port
couleur pistache d'épicerie familiale
sols en plastique et chewing-gums écrasés
tables en formica rayé
plafonds lisses et poutres de béton
toutes choses de même teinte éclairées
par les mêmes tubes fluorescents.
D'où ce scintillement qui lie
entre elles toutes les villes
inconnues et lointaines du sud.

Titos Patrikios


J'AI UNE PIERRE

Je lèche une pierre. Les pores de ma langue s'imbriquent avec les pores de la pierre. Ma langue se dessèche et traîne jusqu'à la face de la pierre touchant la terre, une moisissure collée sur elle comme du sang. Soudain je retrouve de la salive, elle mouille la pierre et la pierre glisse dans ma bouche.

Cette pierre je la nomme Œdipe. Car comme Œdipe elle est irrégulière avec deux profondes entailles où seraient les yeux. Elle aussi dégringole sur ses pieds enflés. Une fois immobile, elle cache sous elle une destinée, un reptile, mon moi oublié.

Cette pierre je la nomme Œdipe.

Car si par elle-même elle n'est rien, elle a la forme et le poids du choix. Je la nomme et la lèche.

Jusqu'à la fin de mon histoire.

Jusqu'à comprendre le mot choix.
Jusqu'à comprendre le mot fin.


LA CHALEUR

Dans la chaleur grecque
nos poitrines se collaient
ruisselantes,
je buvais ta sueur en même temps
que tes baisers
que ton ah
dans l'ombre du volet.
A l'heure où s'élevait
le midi féroce d'ici
toi aussi tu gonflais
avec tes mèches folles
tes cils divins
ton rire polyèdre
aux prismes salés de la passion.
Dans une telle fournaise
une telle immobilité
avec pour toute ombre
la noirceur du destin
les dessins de notre existence
paraissaient une équation d'insectes.
Août s'est infecté comme
une blessure ouverte
et les cigales intarissables
à nouveau ressemblaient au poète
quand le poème s'achève.
Pas un souffle...
La mouche qui enlaidit tout soigneusement
s'est posée sur ton sexe
et mange ta liqueur.
Passe le haut-parleur
du marchand de pastèques,
midi tombe
à mes pieds
tête coupée.

Katerina Anghelaki-Rooke


LA GRECE, TU VOIS...

La Grèce, tu vois, ce n'est pas seulement une plaie.
A l'heure creuse le café écumeux,
les radios les télés aux balcons,
couleur de bronze la Grèce à mes lèvres.
Sur les murets la glu du soleil
attrape les yeux comme des insectes.
Derrières les murets les maisons éventrées,
terrains de foot, hôpitaux, prisons
créatures du bon Dieu et instruments du diable
et conducteurs de tram buvant seuls
un petit vin râpeux d'Aràhova.
Là des braves ont dormi
le fusil au côté, le sommeil peuplé d'enfants pieds nus.
Des foulards de femmes, fières voilures, passaient,
tapis et couvertures dans l'eau du moulin.
A présent caillasse et godillots
dans ce broyeur de pierres
et conducteur de tram buvant seuls
un petit vin râpeux d'Aràhova.

Michalis Ganas


MON PERE VOULAIT CONSTRUIRE UNE MAISON

Mon père a usé sa vie à construire une maison.

Après-midi, jours fériés dans la petite cuisine
sans gâteaux sans aller au café.

En mourant il laissait une allée envahie d'herbes
des murs sans charpentes, sans crépi, depuis des années...
La roue tourne, comme disent les gens,
il s'est passé des choses, mon frère et moi
on s'est perdus de vue, on a su que le père était mort...

Voilà pourquoi ce soir je te regarde au fond des yeux.
C'est pour connaître un peu l'humble chaleur
que lui n'a pas connue.

Yorgos Markopoulos




Dernière édition par Babel le Mer 29 Fév - 10:18, édité 1 fois

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En poésie, la parole est libre Empty Les poètes de la Méditerranée (2)

Message  Babel Mer 22 Fév - 15:12

Turquie

LA PASSION EST DURABLE

Je me suis perdue
Comme un chien qui guette un enfant
Le cœur éperdu d’attente

Je me suis perdue
Des cris, bizarrement l’écho
des voix ne revient pas

Je me suis perdue
Ils composent comptent jusqu’au dernier
Le dernier a filé de la mémoire, l’appel est interrompu

Je me suis perdue
On lit le nom de tout le monde, le sien est tombé

Je me suis perdue
Dormir et se réveiller côte à côte pendant des années
Toujours ensemble tendre les bras vers l’eau et le pain
Discuter, se disputer, s’aimer
Mais où est la passion où est-elle donc

Je me suis perdue
Pour certains c’était la tristesse pour d’autres la nostalgie
Certains étaient fous d’amour d’autres oubliaient

Vous tous aimez les morts et les tombes
Ca ne durera pas longtemps un jour moi aussi j’attendrai

Gulten Akin


Bruits de pas dont tu te souviens.
Portes qui grincent.
Un silence gluant

qui grimpe.

Secrète et coupe-gorge
l’impudente obscurité.

Niellé le mur d’une noire peau de raisin,
une rognure d’ongle, une dent cassée,
un œil meurtri et l’odeur de chair brûlée.

Bruits de pas dont tu te souviens.
Il t’en souvient :
Il était un mur
sur le mur un arbre
et sur l’arbre un oiseau avait posé son nid.
Démoli le mur.
Séché l’arbre.
Défait le nid.

Il t’en souvient :

Odeur de geôle de la cour arrosée.
Souffles retenus.
Murailles fripées.
Déchirées les mappemondes –
un ami change de trottoir
dans sa lettre jamais rédigée –
Et de la mer, il est brisé le miroir.

Il t’en souvient :

Un paysage du pays
à travers la porte entrebâillée.

ô
âge de pierres muettes !


MIROIR BRISE

Etal de pastèques, lampe à huile, bougie de spermaceti :
trois petits mots magiques ;
un enfant de douze ans rentrant de sa garde de nuit,
toi qui as dit : « Mon enfance », c’est à la poursuite
d’une gazelle que tu es parti.

De la rue derrière parvient le son d’une prière, ou sinon
récite-t-on le Coran dans une maison,
dans la cour au puits tu pénètres en ouvrant la porte en bois
ton nez à l’affût, l’odeur d’huile brûlée sur la poêle
des femmes arrangent leurs jupes, attachent leurs foulards,
tu retires tes souliers avant de franchir le seuil
tu regardes ton gros orteil au travers de ta chaussette trouée

Comme un fou tu traverses la nuit, ton souffle se coupe,
ils crient dans ton dos et jettent des pierres grosses comme des poings :
« Malappris, ce vicieux épiait à la fenêtre. »

Ozdemir Ince


HERITAGE DE L’ORIENT

nous étions trois frères beaux garçons, et la mort,
la mort était le plus jeune d’entre nous

le grand poème de l’orient nous était échu
il était comme un fleuve et il était à nous
répandus sur les mille routes de la soie
blottis en ses bras profonds
comme un bouton de rose
comme laine brute, safran, kilim,
après tant de souffrances,
de notre exil, telle une fondation pieuse,
fière et ruinée, peu à peu nous avons vu la fin

nous étions trois frères beaux garçons
et la mort était le plus jeune d’entre nous

le grand poème de l’orient nous était échu

plus tard notre registre de derviches a été clos
le jour fut mouton noir et la nuit chevreau
et mon jumeau qui était une fontaine nomade
comme un campement a fait lever le poème
sans regarder aux pentes ni aux pierres
sur les routes des épices nos genoux ont fléchi
un pas après l’autre
comme un thrène effrayant il nous a fait passer
il nous a fait déboucher dans la plaine

le grand poème de l’orient nous était échu


POEMES A ORPHEE

I

Tout n’est que cancer ! nous
n’avons pu arracher à cette ville
dévastée et pathologique les misères
répugnantes et souillées… on en a tant vu….
les sentiments forment des rhizomes, il y a
des caillots dans le sang ; nous avons
atteint le cancer du mot :
cette ville ne manquait pas
de mots abrupts et de poèmes
disponibles comme des pierres…
son amour s’appelle destruction : sa défaite
implique maintenant l’espoir ;
si elle est au ciel la sphère que
l’on abandonne sans fracas pour lentement
se défaire est rude, très rude…

désormais même la tristesse ne rend plus
triste ; la douleur a oublié la douleur ;
nous en sommes à ne plus distinguer le soleil d’une bougie
--heures cancérigènes !...
l’amour donne la nausée comme
une maladie contagieuse ; les portes pourrissent
sur place ; il n’y a plus aucun sens à les ouvrir
ni à les fermer…

--rien…il n’y a rien…

Hilmi Yavuz

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En poésie, la parole est libre Empty Les poètes de la Méditerranée (3)

Message  Babel Ven 24 Fév - 18:33

Syrie
Moins célèbre qu'Adonis, mais d'une inspiration aussi puissante, Nazih Abou Afach.

Ô TEMPS ETROIT… Ô VASTE TERRE
« Que font les morts
de dix lys flétris et cinq oiseaux muets ? »

Ruines et clôtures
mouchoirs et civières
tel est mon cœur
Mulets accablés, arbres dénudés
enfants usés, fleurs étiolés
amas de crânes, livres, plumes d’oiseaux :
tel est mon cœur
Bombe
mur sombre et voie barrée
noces comptées en mois et funérailles en jours
« Embrasse-moi, que je t’abatte »
« Je te donne mon cœur, tu m’offres le gibet »
sirènes d’alarmes et cercueils
vieux fers et tintements factices
épitaphes pâlies et carnages d’exportation :
tel est mon cœur
Amis et cannibales
rues et stèles du souvenir
heures infinies… de six à deux et demie
heures infinies… de neuf à demain ou après-demain
de demain aux années à venir
heures qui s’étirent, débordant les besoins du cœur
vastes étendues, débordant les besoins des pas
balles de fusil et poignards, débordant les besoins des morts
volatiles décrépits et cages d’excellente facture
modulation de fréquence
dix lys flétris et cinq oiseaux muets
chat noir bourré de poussière, paille et ressorts détraqués
coupe-ongle
avis postaux ignorés
voyageurs et assassins, compliments bons à tirer
avertissements en recommandé : « Veuillez excuser notre refus »
dernière heure du dernier jour du neuvième mois :
tel est mon cœur
Seigneurs de jadis et seigneurs de ce jour
montagnes pelées et cœurs rongés par l’acide :
tel est mon cœur


**

Et vous… que faites-vous de nous ?
Vous…
Tant de tristesses calculées, de mornes sourires !
Et nous… que faisons-nous ? possédons-nous ?
Nous regorgeons de temps pour tirer sur les papillons, les nuages et les idées neuves
regorgeons d’espace pour les bastilles, les cercueils et les cimetières d’enfants
détenons grands sanglots et très intimes secrets
titres de livres mauvais parlant d’amour, élevage de poulets et fleurs interdites
Mais vous… que faites-vous de nous ?
Et nous… que possédons-nous ?
A voir les belles mallettes pour contrats de vente, ordres de tuer
et permis d’inhumer
A nous les poches pour réchauffer nos doigts et sauver les poèmes de contrebande
A vous la terre
A nous les cartes et les mappemondes en relief
A nous les rêves inouïs et le petit lopin
suffisant pour rassurer nos enfants :
« Les morts prennent leur lait et s’en vont dormir »
Ce que nous faisons très exactement :
prenons notre lot de coups de fouet, épidémies, attaques aériennes
de visages moroses, cachots… et nous allons au cimetière
Nous, les humains,
nos temps sont noirs, nos cœurs très blancs
Nous, les humains,
nos horizons sont vastes, nos logis très étroits
Nous, les humains,
La mort est diligente, notre vie très coûteuse
Pour nous, rien de plus

**

Notre porte s’ouvre sur la rue :
si aisément viendraient les sangliers pour dérober mes os la nuit !
Basses sont nos fenêtres :
sans peine entreraient les vigiles pour écouter le murmure du sang dans mes veines !
De verre, notre façade :
si promptement les corbeaux épieraient-ils les sanglots de mon âme !
Au fond, une mince paroi et aucun passage secret
peu de chambres et point de vue sur le fleuve
point de sortie à l’arrière :
si aisément s’introduiraient les voleurs pour s’emparer de mon corps !
Corps si lourd… et je ne sais imiter les oiseaux
âme accablée… et je ne trouve le sommeil
cœur gorge de temps… et je ne puis oublier
Eux, ils emplissent la terre… moi, je suis voué à la pesanteur
Eux, ils emplissent la terre…
moi, je ne suis ni aérien, ni transparent
Ah… si aisément mourrai-je… si durement !
Homme infortuné… pourquoi ce corps ?

**

Egaré dans le jour
égaré dans la nuit
cristal brisé, fumée évanescente
fleur dans le cœur et balle de plomb pour fin

L’amour ni la musique
le baiser ni l’oiseau
le ciel ni les cantiques
ne donnent à la vie bonheur, au rêve douceur

Démarche chancelante et corps fluet
cœur blanc et doigts sans force…
Le temps demeure étroit
et la pierre ne prend saveur

Les arbres inspirent l’automne,
les enfants le massacre,
les passereaux le plomb,
les galettes de pain la famine :
égaré dans la nuit
égaré dans le jour
fleur dans le cœur
et balle de plomb pour fin
Ô
petit
enfant
endormi
dans
un coin
Que faire des heures…
Que faire des lieux…
si nous ne pouvons rire
ne pouvons aimer…

Sans foyer ni jardin
mur ni arbre…
Et nous ne sommes point papillons
n’avons griffes à nos doigts
Venons de la terre, mais ne la foulons pas
Toi et moi…
toi et moi
rivières s’écoulant dans un nuage
toi et moi…
lièvre craintif et sarcelle immolée

Que faire des heures
que faire des lieux
Ô temps étroit
ô vaste terre !

**

Ni assassin
ni saint,
tu ne peux vivre
ne peux mourir

Au commencement Dieu créa l’homme :
le cou pour les virevoltes du regard
la bouche pour le baiser
le cœur pour le battement
les ongles pour les papouilles
les dents pour le sourire
les bras pour l’étreinte
et le corps pour l’amour
les yeux pour la fleur
et la feuille de papier
pour l’écriture
A la fin Dieu créa l’homme
le cou pour la lame
le cœur pour la balle de fusil
les bras pour la hache
le corps pour la bombe
les dents pour le marteau
les ongles pour les pinces
les yeux pour les clous
et la feuille de papier
pour le feu

Ô homme surprenant… pourquoi ce corps ?

**

Ni assassin
ni saint,
tu ne peux vivre
ne peux mourir
Fleur dans le cœur et balle de plomb pour fin
Ô
grand
enfant
endormi
dans
un coin



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Message  Babel Mer 29 Fév - 10:18

Israël

TU DORS, ORIENT

1.

à l’heure qu’il est, ici, le champ
est l’abysse du ciel

sur les branches bruissent
des anges qui attisent le feu

un vent vient balayer
l’œil, la poussière,

révélant ce qui se cache
au-dedans du visible.

Et si cela n’est pas une
montagne c’est un dieu

et un homme crie
vers les montagnes
tu dors, Orient

2.

J’entends
un cheval mâcher

son souffle
j’entends.

Une légère hésitation de paille
le consume entièrement

Le vent fait galoper des herbes affolées,
avive un brasier près d’une haie.

De jour en jour les abeilles
s’adoucissent. Au-dedans

des fleurs une lampe
comme une bouche

3.

dans les champs, du bleu
franchit la frontière
du non-visible.

Sur les genoux de l’air
se repose un faucon (de la famille du

feu) qui se transforme en poussière
dans les naseaux du soleil.

Roche calcaire compacte
atteste que des animaux

sauvages et grands rôdent
tenant bride cachée.

Mais quelque chose manque
et tu ne sais pas

où pose ni comment
ce manque

4.

j’écoute la substance
au fon de l’œil
dans l’immédiat

Est-ce le corps de Dieu ?

Et l’enfant s’agenouille
tout près.

Le Levant passe devant lui
avec ses poches tirées
dehors.

Il colporte la nouvelle
de main en main,
reprend pied.

A gauche le vieux jardin
ne cesse de sombrer

perdu dans le bleu
de l’Orient.

Israël Eliraz


LA VENGEANCE DE L’ENFANT BEGUE

Je parle aujourd’hui en souvenir des mots coincés autrefois
dans ma bouche
en souvenir des roues dentées broyant les syllabes
sous la langue et sentant la poudre à canon
entre le palais et les lèvres sombres.
Je rêvais alors de faire passer ces mots clandestins camouflés comme des
marchandises de contrebande
dans les cavernes de la bouche,
déchirer l’emballage de carton et arracher
les jouets de l’alphabet.
La maîtresse, posant une main sur mon épaule, racontait que Moïse
bégayait aussi et pourtant il avait atteint le mont Sinaï.
Ma montagne à moi, c’était une fillette assise
à mes côtés dans la classe, mais je n’avais de braise dans le buisson ardent
de la bouche
pour attiser, devant elle,
les paroles consumées d’amour.


BLUES DU TROISIEME BAISER

Elle était presque la première et j’ai voulu l’appeler Eve.
Elle m’appelait Peugeot car j’étais son 306e .
Quelques années nous séparaient –elle les avait en plus— et jusque-là
je n’avais jamais fait de stop dans des voitures qui n’arrêtaient pas.
Nous étions debout près de la haie de l’école agricole et sous
nos pieds on pouvait entendre comment
dans les tuyaux d’arrosage l’eau adoucissait
un secret à la terre.
« Si tu y plantes un fer à cheval, disait-elle, dans un an
un cheval y poussera », et « Si, disais-je, tu y plantes un ventilateur,
en un instant s’élèvera la robe de Marilyn Monroe. »
Un instant plus tard ses lèvres ont commencé à se dissoudre comme le sable
et sa langue s’est lancée vers mon visage
comme les restes d’une vague.
A ce moment-là le monde était scindé entre ceux qui fermaient les yeux
et les tambours du champ d’honneur
du crépuscule.
Voilà pourquoi je n’ai pas vu près de moi les roues du tracteur
qui passait éclaboussant l’eau des flaques,
ni les éclats de boue, comme des baisers volants, giclant
sur les muscles des nuages condamnés, le soir venu, à
faire basculer le soleil
dans la mer.

Ronny Somech

Abrahimon le terrible
Vient joue avec moi ma couche
Et toute son abrahamité s’est détachée de moi
Comme les lys du b, ton de la tige
son ventre était doux comme maman
Nous étions moi Loth moi et lui à son niveau des frères
Et j’ai découpé pour lui dans le ciel
Les noms de tous les animaux des pensées—
Mais dans le ventre on m’a coupée
La voix d’Abraham Abrahoum de lui
Et il s’est approché m’a appelée ma mort
Abraham mon frère étreins-moi
Avec toi et peut s’arrêter en moi
Sa paume sur l’odeur du champ sur mon sein
Toute la nuit je l’ai longé
Toute la nuit

Nurith Zarchi

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