Ahmed la gargouille suscite la polémique à la cathédrale
POLÉMIQUE - Depuis le début de l’été, une nouvelle gargouille s’élance depuis la tour nord de la primatiale lyonnaise Saint-Jean. La cathédrale baroque du Vieux-Lyon, en cours de rénovation, en compte des centaines. Mais celle-ci jouit d’une notoriété très inattendue. Sculptée à l’effigie d’Ahmed, très apprécié chef de chantier de la cathédrale depuis près de trente ans, la gargouille arbore l’inscription « Dieu est grand » en français et en arabe. Beaucoup louent la beauté « œcuménique » du geste, certains crient au « blasphème ». « C’est une gargouille qui fait couler beaucoup plus d’encre que d’eau ! » s’amuse Emmanuel Fourchet, tailleur de pierre totalement dépassé par la polémique que suscite son geste, qui s’inscrit tout simplement dans la grande tradition des compagnons bâtisseurs de cathédrale…
D’ordinaire, les tailleurs de pierre qui travaillent sur les chantiers de restauration des édifices anciens œuvrent dans la relative indifférence du public. « Peu de gens savent qu’il existe encore des tailleurs de pierre ; ils sont toujours étonnés de voir des gens qui tapent sur des cailloux. Ils pensent qu’on échafaude et qu’on passe un coup de Kärcher, alors qu’il existe tout un savoir-faire depuis des siècles » souligne Manu Fourchet, qui travaille sur le chantier de la cathédrale Saint-Jean depuis vingt ans. Mais en quelques mois, il est subitement sorti de l’anonymat et jouit d’une médiatisation qui ne lasse pas de l’étonner, et de susciter un certain malaise.
Au début de l’été, le tailleur de pierre a donc réalisé une gargouille à l’effigie de son chef de chantier Ahmed, ce qui lui vaut d’être cité dans des articles de presse jusque de l’autre côté de la Méditerranée (notamment dans le quotidien algérien El Watan). Manu Fourchet n’a pourtant fait que reprendre une tradition qui fut particulièrement en vogue aux 12e et 13e siècles, date du début de la construction de la cathédrale Saint-Jean : glisser des clins d’œil amicaux à ses compagnons de chantier, dans la riche décoration extérieure des édifices religieux.
«On n’avait plus de traces de la figure originelle, qui était soit une tête humaine, soit une bestiole ou un être imaginaire. Elle était coupée au niveau du torse, explique-t-il. J’ai fait un modèle en plâtre à l’effigie d’Ahmed et ça a fait rigoler tout le monde. C’est simplement une histoire d’amitié : je travaille avec Ahmed depuis plus de 20 ans ! » raconte le tailleur de pierre.
L’initiative a immédiatement séduit les responsables de ce grand chantier national. L’architecte en chef des monuments historiques de Lyon, Didier Repellin, en charge de la restauration de la primatiale Saint-Jean a « fortement appuyé ce beau geste ». Il explique : « C’est une marque d’admiration et de reconnaissance de la part de ses collègues de travail. Tout le monde apprécie Ahmed. Il intervient sur ce chantier depuis près de trente ans. C’est une belle personnalité, pleine de discrétion et d’humilité ». L’architecte ajoute que cette « une grande tradition » donne « un côté très vivant aux monuments. »
Même réaction enthousiaste du côté de l’archevêché. « Ils ne m’ont pas demandé une autorisation explicite, mais quand ils m’ont parlé de ce clin d’œil amical à Ahmed, j’étais très content ! » raconte le père Cacaud, recteur de la primatiale.
Tous insistent sur la beauté et la simplicité de cette marque de reconnaissance. Du coup, personne ne comprend l’ampleur et la vivacité des réactions qu’elle ne cesse de susciter.
Il y a ceux qui se pâment devant « un remarquable geste en faveur du dialogue interreligieux ». Mais aussi ceux, heureusement moins nombreux, qui condamnent le « blasphème ». Particulièrement virulent, le mouvement extrémiste des Jeunesses identitaires de Lyon diffuse ce message par mail et sur son blog : « Alors que dans beaucoup de pays musulmans, la religion chrétienne est interdite et les chrétiens martyrisés, à Lyon, les musulmans se paient le luxe de s’approprier nos Eglises, en toute tranquillité, et avec la complicité des autorités catholiques. »
En cause notamment : l’inscription « Dieu est grand », figurant, en français et en arabe, au bas de la gargouille. Manu Fourchet l’a ajoutée, en référence à la religion musulmane d’Ahmed, parce qu’« Il n’y a pas que des catholiques qui travaillent sur les églises, il y a toujours eu beaucoup de musulmans, en échafaudage et en maçonnerie » assure le tailleur de pierres.
Le père Cacaud approuve : « Les gens qui travaillent sur les cathédrales ne sont pas tous baptisés mais ils apportent tous leur savoir-faire et leurs compétences avec joie et fierté ! ». Le recteur poursuit : « Que l’on soit catholique, musulman ou protestant, tous les croyants pensent que « Dieu est grand ». C’est un propos assez universel ! Ahmed travaille sur ce chantier en professionnel mais aussi en croyant : à travers son métier, il y a quelque chose de sa foi qui est manifesté. A des personnes qui lui demandaient récemment pourquoi il prenait soin de restaurer les parties les plus élevées de la cathédrale, invisibles au regard des hommes, il a répondu « oui mais Dieu, lui, les voit » !
Le père Cacaud confie avoir reçu « quelques mails de gens qui ne comprennent rien à rien ». Il estime qu’ils réagissent « par manque de culture ». « Ce geste n’a pas été réalisé par esprit de dialogue interreligieux, c’est simplement pour dire merci à Ahmed, qui se trouve être musulman… » souligne le curé. Et le père Cacaud ajoute aussitôt, goguenard : « Si on faisait faire le tour de la cathédrale à ces gens qui s’offusquent de ce beau geste, on leur ferait voir des gargouilles qui pourraient les scandaliser beaucoup plus… ». Il lève le mystère dans un chuchotement : « Sur les parties extérieures de la cathédrale, qui sont l’expression du monde environnant, il y a des statues carrément érotiques ! » A côté, la gargouille de l’humble Ahmed ferait figure d’enfant de chœur…
Anne-Caroline JAMBAUD