Fantine ou la liberté de se prostituer ?
8 septembre 2003
par Catherine Albertini, chercheure et membre de Choisir la cause des femmes
" Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Fantine ?
C’est la société achetant une esclave.
A qui ? A la misère.
A la faim, au froid, à l’isolement, à l’abandon, au denûment. Marché douloureux.
La misère offre, la société accepte."
Victor Hugo, Les Misérables (1862).
Désormais nous parlons de loi de l’offre et de la demande. Nous faisons remarquer que la loi sociale est élaborée au masculin, que la prostitution est le produit socialement et historiquement construit de la domination masculine elle-même fruit de représentations archaïques des genres inlassablement reproduites depuis la nuit des temps.
Rien n’a pourtant fondamentalement changé en pratique. De plus en plus de Fantine continuent d’arpenter les trottoirs de la prostitution. Prostitution de masse, prostitution de la misère, de la violence. S’il n’est de vérité que statistique, alors les statistiques disent que 80% des prostituées (sur 20 000) exercent sur les trottoirs et que près de 70% d’entre elles sont des migrantes.
Dupées ou non. Vendues ou non. Forcées ou non par des proxénètes barbares ou non, maffieux ou non. La majorité d’entre elles sont cependant aux mains de réseaux extrêmement violents. Cela ne rend pas pour autant la prostitution " traditionnelle " sympathique, normale ou acceptable.
Toutes sont contraintes
Car toutes sont contraintes. Parfois par amour, souvent par la misère, le chaos politique ou économique, la désaffiliation sociale, l’inaccessibilité du marché du travail légitime. Adolescentes fugueuses ou sans repères qui se prostituent pour un sandwich ou un toit, toxicomanes dépendantes ou sans-papières. Toutes ou presque ont subi des déterminismes sociaux implacables, souvent issues du prolétariat voire du lumpenproletariat et de familles déchirées, passées par des institutions totales (orphelinat, foyers, hôpitaux psychiatriques ou prisons) sans instruction, sans qualification, sans diplôme, sans ressources (1). Parmi elles, nombreuses sont d’anciennes victimes d’abus sexuels (2). La misère affective, l’expérience désenchantée d’une sexualité marquée au sceau de la violence, le mépris voire la haine de soi qui en résultent viennent alors redoubler la misère économique. L’espace des possibles se réduit comme peau de chagrin : voler, dealer ou se prostituer (3).
Les migrantes, souvent mineures, sont fréquemment passées par des centres de dressage où elles ont été cassées (viols, brutalités) pour vaincre toute velléité de résistance. Le résultat est le même. Elles cèdent, à défaut de consentir. Elles sont alors livrées au travail sexuel à la chaîne - seule tâche que l’ordre social leur assigne pour leur permettre de survivre - et ce, au bénéfice exclusif des hommes (proxénètes et clients).
La demande est immense qui crée un marche insaturable. Les profits générés sont énormes mais les prostituées n’en ramassent jamais que des miettes (4). La sexualité masculine est depuis toujours perçue comme ayant des besoins spécifiques, impérieux, des exigences irrépressibles...
Qu’est-ce donc que ces " besoins irrépressibles " si ce n’est la construction sociale et androcentrique d’un désir qui s’impose sous la forme naturalisée du besoin-devant-être-assouvi-par-un-corps-autre-que-le-sien alors même que l’onanisme suffirait à satisfaire la pulsion physiologique ?
Qu’est-ce sinon la permanence des représentations archaïques du masculin et du féminin et de leurs rôles respectifs dans la division du " travail sexuel" ? Pour ce " travail " qui confine souvent à l’abattage et ne connaît pas le chômage - signe que la demande est supérieure à l’offre voire perpétuellement insatisfaite - nul besoin d’entretien d’embauche, de CV, de références, d’expérience, de qualification, de diplôme ou même de papiers, il suffit d’avoir un corps, jeune de préférence.
" Travailleuses du sexe " et " travailleurs du cerveau "
Figure emblématique des Misérables, Fantine ne fut pas "forcée" à se prostituer par un proxénète. Après avoir perdu son emploi d’ouvrière, elle se fit couturière à domicile, mais la concurrence de la main d’oeuvre à bas prix des prisonniers fit chuter le prix des chemises. Dès lors, ne disposant plus des moyens de payer ses créanciers dont les Thénardier qui " élevaient " sa fille Cosette, "l’infortunée se fit fille publique ".
Les ravages du néoliberalisme ne perpétuent-ils pas la même misère ? Il y a un siècle et demi Victor Hugo parlait d’esclavage. Aujourd’hui de pseudointellectuelles médiatiques se font les chantres d’une Liberté sans limites. Faisant fi des déterminismes sociaux, de la domination masculine et des statistiques, un juriste peut ainsi écrire : "Il suffit qu’une seule personne décide librement de faire du commerce sexuel sa profession habituelle ou occasionnelle pour que la prostitution devienne une activité aussi légitime que toute autre " (5). Autrement dit, il suffit qu’une seule prostituée se dise libre pour que l’esclavage de toutes les autres devienne respectable.
En d’autre temps on parlait de victime, de prolétariat, du travail à la chaîne comme aliénation, et ce n’était pas paternalisme ou mépris mais combat politique.
De nos jours - la modernité est passée par là - on se gausse d’une représentation " misérabiliste " du sexe à la chaîne, forcément inspirée par des valeurs religieuses6 (6) inquisitrices et liberticides tout en ne répugnant pas au misérabilisme quand il s’agit du client, pauvre victime de misère sexuelle, on parle d’autodétermination et d’émancipation. Par quoi ? Par le " travail sexuel " à la chaîne !
Hé quoi ? Tout doux, Fantine est libre. Elle décide : " Allons ! dit-elle, vendons le reste ".
Être couturière à 6 sous la chemise quand on peut gagner beaucoup plus en se prostituant ressemble fort, a priori, à un marche de dupe. Actrice de sa vie et de sa nouvelle stratégie économiquement pertinente parce qu’elle n’en a pas d’autre de rechange, elle souscrit de façon autonome un contrat légitime : argent contre " service sexuel ". Forme extrême d’adaptation à une société inique et cruelle pour Hugo, émancipation et libération sexuelle pour nos nouveaux fétichistes du contrat.
Une fois posé que "le sexe n’est pas une activité humaine à part à la fois sacrée et dangereuse "(7) le contrat s’impose avec l’évidence de la loi. Une fois postulé que le sexe n’est pas un symbole des liens sociaux les plus profonds il peut devenir marchandise. L’État n’a pas à s’en mêler. Le monde commun n’existe pas.
Se risquer à invoquer l’impératif kantien de ne pas traiter l’autre exclusivement comme un moyen mais aussi comme une fin en lui-même, donc de ne pas en faire un instrument masturbatoire, revient par conséquent à sacraliser le sexe.
Dénoncer l’asymétrie foncière d’un contrat qui autorise " l’exercice brutal du pouvoir sur des corps réduits à l’état d’objet par la violence sans phrases de l’argent "(
c’est a dire tous les abus (9) revient à défendre le puritanisme, l’ordre moral, à attenter aux libertés individuelles et pour finir à mettre la démocratie en péril (10) (n’ayons pas peur des maux, le pire est toujours à venir ou encore aux grands mots les grands remèdes !).
Pourquoi s’en tenir à la prostitution ?
Alors pourquoi s’en tenir seulement à la prostitution ? Parce que c’est dans l’air du temps ?
Comme c’est frileux, contingent, sans audace !
Poussons un peu plus loin la logique ci-dessus, puisque le masochisme comme le sadisme font partie des pratiques humaines, puisque que des hommes et des femmes fréquentent des lieux de rencontre SM, portent des chaînes, se font fouetter jusqu’au sang et jouent à être des esclaves de leur plein gré, il est clair que l’esclavage voire la torture devraient être respectés au nom de la liberté. Certains esclaves ont pu aimer " ça ", certains n’étaient subjectivement pas plus malheureux ou objectivement pas plus misérables que bien des hommes libres. Sans doute certains étaient même mieux nourris. Si une seule personne peut choisir de porter des chaînes (ce que nul ne songe à interdire, faut-il le préciser ?), c’est bien la preuve que tout le monde doit pouvoir les supporter. Après tout, ça n’est pas un homicide (11).
Et Fantine ? Fantine embrasse la carrière.
" Qui la touche a froid. Elle passe, elle vous subit et elle vous ignore...... La vie et l’ordre social lui ont dit leur dernier mot. Il lui est arrivé tout ce qui lui arrivera...... Elle est résignée de cette résignation qui ressemble à l’indifférence comme la mort ressemble au sommeil. Elle n’évite plus rien, elle ne craint plus rien. "
Fantine s’endurcit, elle est capable de se rebiffer. Quand un "oisif" s’amuse à l’humilier, elle se révolte, la violence du monde se retrouve en elle : "La fille poussa un rugissement, se tourna, bondit comme une panthère et se rua sur l’homme, lui enfonçant ses ongles dans le visage avec les plus effroyables paroles qui puissent tomber du corps de garde dans le ruisseau....C’était la Fantine."
Fantine est arrêtée par Javert, l’ordre social soutient l’oisif, alors Fantine se défend, elle tient à ce " métier " (par loyauté au milieu !?) car la prison est avant tout ruineuse pour qui a des créances à honorer. "Six mois de prison ! cria-t-elle. Six mois à gagner sept sous par jour ! Mais que deviendra Cosette ? ma fille ! ma fille ! Mais je dois encore plus de cent francs au Thénardier...."
Fantine n’appartient à personne, Fantine relève la tête. Pourtant Hugo prétend qu’elle est une victime absolue, une esclave de la société. Bien loin de faire la distinction subtile entre prostitution volontaire et prostitution forcée, c’est dans un noeud serré ou se lient discrimination, oppression et acceptation resignée de l’ordre social (masculin) que se définit pour lui l’esclavage. " On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est une erreur, il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme et il s’appelle prostitution. "
Se prêter à l’exploitation de son corps sous la pression physique ou économique, mettre à disposition son intimité sexuelle au risque d’en supporter des ravages terrifiants pour sa santé physique et mentale et/ou de mutiler sa propre sexualité (12), c’est tomber dans l’engrenage fatal de l’esclavage sexuel. C’est bien parce que le corps humain est inaliénable que la prostitution relève de l’esclavage. A la fois contraire aux droits fondamentaux de la personne humaine et indigne d’une société qui se veut civilisée et démocratique.
Fantine, poussée par la nécessité, pense son corps comme un capital dont elle peut disposer, une petite entreprise dont elle est propriétaire. Avant de se faire " fille publique " elle commence à le vendre par pièces détachées. D’abord ses cheveux, puis ses dents.
Elle est déjà entrée dans la logique prostitutionnelle. Le corps est mis sur le marché. Personne n’oserait prétendre que vendre ses dents par nécessité (ou son plasma comme le font les homeless aux Etats Unis) est un choix librement consenti et/ou une réalité sociale inéluctable. La discrimination sociale saute aux yeux !
La discrimination sexuelle compte-t-elle pour rien ?
Il n’y a pas de différence essentielle entre vendre l’accès à son sexe, son plasma, ses dents, louer son uterus (13) ou encore exhiber ses anomalies physiques dans un théâtre de monstres (14).
Les tenants de la liberté de se prostituer ou de la professionnalisation /réglementation loin de désacraliser le sexe, sacralisent en fait les lois libérales de l’économie capitaliste qui assurent aux plus puissants - les clients - la liberté illimitée du choix et la réalisation de leurs désirs et de leurs fantasmes sur le corps des plus démunies.
Survivre pour les unes, jouir sans entrave pour les uns. Le contrat est équitable. Vieillards de la pensée, ils se résignent à considérer la prostitution comme une réalité sociale inéluctable.
Or " la prostitution n’existe comme réalité sociale et comme atteinte aux droits de l’être humain féminin que parce qu’il est considéré comme allant de soi qu’il s’agit d’un phénomène inéluctable en raison du non-dit consensuel sur la nature licite du droit des hommes à trouver aisément et à tout prix des exutoires à leurs besoins sexuels. " (15)
Et nos " travailleurs du cerveau " de recourir à l’euphémisme (" travailleuses du sexe ", " services sexuels ") pour mieux travestir l’esclavage prostitutionnel, le sexage, en stratégie d’autonomie. Pour se dispenser de lutter pour l’égalité professionnelle entre les sexes et contre toutes les discriminations (16) notamment celles qui touchent les femmes toujours " potentiellement enceintes " sur le marché du travail (17). Pour s’éviter de lutter pour la revalorisation des minima sociaux et leur octroi aux jeunes en voie de désaffiliation sociale, de lutter pour des salaires décents et équitables, de lutter contre le travail à temps partiel imposé -aux femmes-, de lutter contre la flexibilité de l’emploi, pour le droit au logement etc......
A la " travailleuse du sexe " fait pendant le " fainéant de la lutte " qui travaille du cerveau.
Judith Butler semble ainsi s’accommoder du proxénétisme comme réalité sociale et suggère que puisque nombre de prostituées travaillent pour le compte de proxénètes, les féministes devraient les aider à former des syndicats (18). Heureusement que Schoelcher s’était déjà attaqué à l’esclavage colonial, on comprend quelle sorte d’aménagement serait actuellement proposé !
Pour mieux valider sa théorie du libre contrat, une autre " travailleuse du cerveau " compare ainsi la couture et ses quelques ateliers clandestins à la prostitution (19), cette analogie prodigieuse et audacieuse donne le vertige... S’il est utile de préciser que les ateliers clandestins sont illégaux et que les négriers doivent être poursuivis et punis pour leurs crimes, il n’en reste pas moins que la couture n’est pas assimilable à la prostitution. Le prix du travail de la couturière dépend avant tout de sa qualité professionnelle et non de sa valeur érotique qui peut s’évaluer d’un simple coup d’oeil à la fermeté des chairs (âge) et à la conformité esthétique du corps aux canons de la beauté dominants (plastique), son travail n’est pas nécessairement réservé au bénéfice d’un sexe mais à tous. Elle n’a pas à souffrir des violences inhérentes à la prostitution, violences des proxénètes et violences provoquées par " les pulsions et forces obscures qui gouvernent la sexualité " (selon la terminologie de Robert Badinter) que favorisent l’anonymat des clients. Des pulsions comparables ne régissent pas la couture. Si le prix de la chemise ne diminue pas avec l’âge de la couturière et les fluctuations éventuelles de ses mensurations, la prostituée vieillissante ne peut qu’assister à la chute de ses actions à la bourse des valeurs érotiques, chute qui coïncide avec la dégradation de son outil de travail (20).
Toutes les femmes sont peu ou prou confrontées à l’expérience du vieillissement corporel, toutes ne la vivent pas cependant de façon aussi tragique, changeant de lieux, de clientèles, d’exigences, de pratiques pour voir au final leurs revenus s’effondrer.
Sportifs et mannequins mettent également leur corps sur le marché, mais outre la différence essentielle qu’ils épargnent leur intimité et la violence à leur intimité, ils intègrent la temporalité dans leur plan de carrière dont on peut légitimement penser qu’ils l’ont choisie sans contrainte. La prostituée vit d’expédients au jour le jour, sans plan de carrière. Elle ne s’engage jamais en esprit que temporairement et graduellement dans cette voie (sous la contrainte ou afin d’éponger des dettes, de se nourrir, de se faire un petit pécule) pour finir par y basculer définitivement (pressions du milieu, endettement permanent, toxicomanie, alcoolisme etc...).
Au delà de cet argumentaire que l’on regrette presque d’avoir à exposer, qui pourrait nier qu’il n’y a pas des pratiques abusives dans le sport et dans le petit commerce ou encore des métiers pénibles et mal payés ? Peut-on croire que professionnaliser la prostitution résoudra ces problèmes et fera un sort à l’injustice sociale et aux nouvelles formes d’esclavage qu’elle encourage ? Nos "travailleurs du cerveau" postmodernes, extrêmement soucieux de ne pas passer pour pudibonds, n’abdiquent-ils pas servilement devant l’ordre social au motif de combattre un ordre moral fantomatique ?
Comment venir à bout du plus vieil esclavage du monde ?
La prostitution n’étant jamais librement choisie et ne pouvant s’affranchir de la violence, prétendre qu’il faudrait la professionnaliser relève par conséquent de l’escroquerie intellectuelle la plus absolue. De plus, professionnaliser une minorité d’entre elles aboutirait à rendre hors la loi toutes celles qui ne pourraient ou ne voudraient prétendre à la professionnalisation. Donc à les criminaliser et notamment les plus vulnérables et les plus misérables d’entre elles : sans papières, toxicomanes, occasionnelles, à les précariser davantage en renforçant leur dépendance vis à vis des proxénètes tout en les livrant à l’arbitraire de la police. Reconnaître la prostitution implique de reconnaître également le proxénétisme, de banaliser l’esclavage et ne peut qu’encourager la traite comme aux Pays-Bas et en Allemagne.
La tradition humaniste de Kant, Hugo, Jaurès et bien d’autres est résolument abolitionniste et conduit à défendre qu’une société développée comme la société française doit se doter des moyens de prévenir la prostitution. Comment ?
Certainement pas en traquant les prostituées. Qui pourrait soutenir que pourchasser Fantine est une solution ? Mais adopter des mesures coercitives à la suédoise vis à vis du seul contractant libre du système : le client. Le client doit comprendre qu’acheter ou louer le corps d’autrui constitue une transgression. Acheter un corps ou le louer doit devenir tabou tout comme l’inceste ou le viol. Car décourager le client, c’est tarir le marché. Donc se donner les moyens de faire disparaître la traite et avec elle progressivement la prostitution elle-même des schémas de l’inconscient social.
Il serait cependant illusoire de penser qu’une telle mesure peut constituer à elle seule l’Alpha et l’Oméga de la lutte contre la prostituabilité des femmes. Si elle est nécessaire, indispensable, elle n’est pas suffisante. Il faut lutter avec autant d’acharnement contre le proxénétisme et le crime organisé bien sûr, mais aussi contre les discriminations qui frappent les femmes sur le marché du travail17, instaurer une véritable politique d’égalité des chances comme en Suède, réparer l’ascenseur social, aider à la formation, à la réinsertion des prostituées, promouvoir une véritable éducation égalitaire entre les sexes. Egalement accorder des droits humains et des titres de séjour aux victimes de la traite, développer les politiques d’aide volontariste au développement des pays pourvoyeurs. Et veiller à ce que l’Etat s’en donne les moyens. Par la lutte, les revendications et les urnes.
L’abolition de l’esclavage n’a pas aboli le travail. Vouloir abolir cette vieillerie qu’est la prostitution n’est aucunement une attaque puritaine contre le désir et la sexualité. C’est, bien au contraire, tenter d’arracher l’hétérosexualité féminine et masculine aux codes archaïques qui les régissent et les étouffent mutuellement.
C’est bien parce que la prostitution existe que la vision commune de la sexualité masculine est celle toujours péjorative d’une mécanique grossière, d’un trop plein à vider (sinon " ça leur porte à la tête "). Par ailleurs, la prostitution entretient structurellement deux humanités femelles ce qui affecte profondément le versant féminin de l’hétérosexualité.
C’est bien parce que la prostitution existe comme sexualité alternative que les hommes peuvent parfois ne pas tenir compte des désirs de leurs compagnes, en faire des êtres asexués puisque leurs désirs à eux peuvent toujours trouver un exutoire vénal. Ou au contraire les forcer, le désir féminin se percevant comme optionnel puisque les putains, elles, ne sont pas chichiteuses, ne font pas de manière, n’ont jamais la migraine.
C’est bien parce que la prostitution existe dans l’inconscient social que nombre de mères ont intériorisé l’idée culpabilisante qu’elles se doivent d’être exemplaires aux yeux du monde ou que leur propres désirs sont sans importance. Tiraillée entre les rôles opposés et stéréotypés de la maman (asexuée) et de la putain (hypersexuée), l’hétérosexualité féminine ne pourra s’affranchir de ces deux modèles archaïques et s’affirmer sexuellement pour le bénéfice des deux sexes tant que la prostitution perdurera.
Notes
1. Lilian Mathieu " On ne se prostitue pas par plaisir " Le Monde Diplomatique, février 2003. "Prostitution : zone de vulnérabilité sociale", Nouvelles Questions Féministes, n°21, 2, 2002. Gabrielle Balazs " A propos de Backstreets : le marché de la prostitution " in Le Commerce de Corps, Actes de la Recherche en Sciences Sociales n° 104, 1994.
2. Gabrielle Balazs, op. cité. Judith Trinquart, " La décorporalisation dans la pratique prostitutionnelle, " Thèse de Doctorat de Médecine Générale. Paris 2002.
3. Lilian Mathieu, op. cités.
4. On considère que 100 000 à 120 000 jeunes femmes de 14 à 25 ans entrent tous les ans dans la communauté européenne pour y être prostituées (Albanie, Bulgarie, Moldavie, Macédoine, Ukraine, Pays-Baltes, ou pays d’Afrique occidentale : Côte d’Ivoire, Ghana, Nigeria). En France elles sont plus de 10 000, pratiquent entre 45 et 60 millions d’actes sexuels par an. Les profits sont colossaux, une fille rapporte en moyenne 110 000 euros par an à son exploiteur. Max Chaleil, " La Prostitution, le Désir mystifié ", Parangon 2002. Des chiffres comparables sont donnés par Francoise Héritier " Masculin/Feminin II : dissoudre la hiérarchie ", Odile Jacob, 2002, ou dans les deux ouvrages écrits sous l’égide de la Fondation Scelles : "Le Livre Noir de la Prostitution ", Albin Michel 2001, et " La Prostitution Adulte en Europe ", Eres, 2002.
5. Daniel Borillo, " La Liberté de se prostituer ", Libération, 5 juillet 2002.
6. On ne peut qu’être étonné de cet a priori tenace dans la mesure ou l’Eglise depuis Saint-Augustin s’est toujours fort bien accommodée de la prostitution, la jugeant préférable à l’adultère. L’Eglise soutenait le mouvement des prostituées conduit par Ulla en 1975. L’aveuglement, l’ignorance et la certitude que le sexe est toujours forcément un bien suprême conduisent certains au nom de la lutte contre l’ordre moral (chrétien) à voir dans la prostitution une liberté sexuelle.
7. Marcela Iacub, Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet, " Ni victimes, ni coupables : libres de se prostituer". Le Monde 9 janvier 2003.
8. Pierre Bourdieu, " Le Corps et le Sacré " in Le Commerce des Corps Actes de la Recherche en Sciences Sociales n° 104, 1994.
9. Les clients qui, parce qu’ils payent, se sentent autorisés à la violence se croisent fréquemment dans le " métier ". Tous les témoiganges de prostituées en font état, pour une revue voir Max Chaleil, op. cit..
10. Marcela Iacub et alii, op. cité. E. Badinter considère que les abolitionnistes veulent imposer la réciprocité du désir comme "norme sexuelle" et domestiquer la sexualité masculine assimilée à la sexualité humaine. Fausse route, éditions Odile Jacob, Paris, 2003.
11. Marcela Iacub considère que le viol ne peut être un "crime" parce que ça n’est justement pas un homicide. " Qu’avez-vous fait de la Libération Sexuelle ? " 2002.
12.Les conséquences de la prostitution sur la santé des prostituées sont terrifiantes voir Judith Trinquart, op. cité et Gabrielle Balazs, op. cité.
13. Fidèle à une logique idiosyncrasique, Marcela Iacub est favorable aux mères porteuses. Le Monde, 9-10 mars 2003.
14. Qui ne se souvient de la femme à barbe, du lancer de nain ou de la Venus Hottentote jetés en pâture à la curiosité morbide des voyeurs ? Voir aussi Robert Bogdan " Le Commerce des Monstres " in Le Commerce des Corps, Actes de la Recherche en Sciences Sociales n°104, 1994.
15. Francoise Héritier, op. cit.
16. On ne peut que s’indigner de la résignation d’une Anne Souyris responsable verte des questions de prostitution qui, dans " La pitié dangereuse ", EcoRev02 , août 2000, admet que les transgenres sont condamnés par leur apparence physique à n’avoir d’autre issue professionnelle que la prostitution. Décidemment la lutte contre les discriminations n’est plus d’actualité !
17. Jeannine Mossuz-Lavau, " Les Discriminations à l’encontre des Femmes" in Lutter contre les Discriminations, La découverte 2003. L’exemple allemand est édifiant, c’est un des pays d’Europe parmi les plus discriminatoires pour le travail des femmes, puisque faute de politique d’aide à la petite enfance, celles-ci doivent choisir entre travailler ou élever leurs enfants. Seules 25% des femmes ayant des enfants en bas âge travaillent d’après Michel Verrier " Enfants ou travail, les allemandes doivent choisir", Manière de Voir, avril-mai 2003. C’est aussi le pays européen qui compte le plus de prostituées. Elles seraient jusqu’à 400 000 pour des millions de clients par jour selon Hermine Bokhorst, " Femmes dans les griffes des aigles ", Labor, 2003.
18. Entretien avec Judith Butler auteure de " Gender Trouble " et icône de la Queer Theory, mis en ligne en janvier 2003 par Eric Fassin et Michel Freher qui " en feraient bien leurs armes " !
19. Marcela Iacub, op. cit.
20. Comme en a témoigné de façon poignante Michelle, prostituée d’une cinquantaine d’années, lors de l’émission de Mireille Dumas " Vie privée, Vie publique " (septembre 2002) consacrée à la prostitution : "La prostitution, ça n’est pas un vrai métier. Un métier ça s’apprend à l’école. On ne fait pas une vraie carrière, plus on vieillit moins on gagne sa vie ".
COMPLÉMENT À CET ARTICLE
La parole est rendue aux prostituées, à celles que l’on n’entend jamais….
Celle que l’on entend tout le temps, Claire Carthonnet, 32 ans, transexuelle opérée, formée à la prise de parole et projetée sur le devant de la scène par Cabiria, association de santé communautaire qui prône la professionnalisation, affirme que " la prostitution est une revanche sur la vie par l’argent....une décision individuelle intégrée dans une stratégie d’autonomie et d’indépendance ". Claire Carthonnet préside aux destinées de France-Prostitution regroupant 150 prostituées " autonomes " et se veut la porte-parole de toutes les prostituées (environ 20 000 en France). Peut-on accorder du crédit à ses propos après l’exemple d’Ulla qui tenait le même rôle en 1975 et qui est restée célèbre pour avoir témoigné du déni : " Comment avez-vous pu me croire ? " après avoir quitté le trottoir.
Il semblerait, au contraire de ce qu’affirme Claire Carthonnet, que la plupart des prostituées interrogées dans la rue par la journaliste Marie Lemonnier se prononcent pour l’interdiction pure et simple de la " profession ".
Ainsi Cristiana déclare : " L’idéal serait de l’interdire. Comme ça, on serait obligé de faire autre chose ! "
Et Diana d’affirmer : " La prostitution est tout sauf un métier comme les autres. Beaucoup de filles sont maltraitées, on se fait taper, parfois violer et voler.....Non, vraiment on ne peut souhaiter ça à aucun être humain ". (enquête du Nouvel-Observateur, 22-28 aout 2002).
Pour Yolande Grenson, travailleuse sociale belge qui s’est prostituée comme Fantine pour élever seule ses deux enfants dont un était gravement malade, la schizophrénie est une nécessité pour exercer ce métier : " Si on veut garder une certaine santé mentale, il n’y a que ce moyen-là, une scission. " La scission aura duré pour elle 17 ans. (Colloque de l’UNESCO consacré à la prostitution ; mai 2000).
Nicole Castioni, ancienne prostituée et députée au parlement de Genève est formelle : " Personne n’a le droit de prendre la vie d’un autre, d’oublierquel’autreauncorpsetuneâme.Personne."(Le Soleil au bout de la nuit, Albin-Michel).
PourAgnès Laury c’est très clair : " les prostituées sont des marchandises vendues par des hommes à des hommes ". (Le Cri du corps, Pauvert). La journaliste Clara Dupont-Monod a suivi plusieurs mois Iliana, jeune bulgare de 17 ans victime de la traite et qui savait ce qui l’attendait. Elle raconte : " Comment fait-elle pour ne pas être dégoûtée ? elle ne regarde jamais leur visage. Jamais. Trop moches...Elle dit que le pire ce n’est pas de devoir coucher avec des inconnus à la chaine... ni de vivre dans la peur de la violence. Le pire selon elle c’est l’odeur...Avec les clients Iliana déteste le sexe...Elle simule toujours. Elle ne ressent jamais rien...Dans le privé non plus d’ailleurs...Paradoxalement, la seule catégorie d’hommes qu’elle tolère ce sont les dangereux, les magouilleurs, les petites frappes....et qui justement ne voient en elle qu’une chose : une pute. Je pense que profondément Iliana se sent objet sans âme, corps à tout faire". (Clara Dupont-Monod, Histoire d’une prostituée, Grasset). Iliana a quand même fini par s’en sortir.
Monika, interviewée par la journaliste Claudine Legardinier, a été prostituée dans un bordel en Belgique : "Comment on supporte, on ne le supporte pas. On le vit, on fait le vide.....On ne ressent plus rien. Les types sont rois, ils ont payé. Il y en a même qui sont violents. La police vient voir si les filles sont déclarées. Elles le sont pour 13 heures par semaine. Les flics avalent ça.....A un moment il y avait une mineure. Elle était planquée dans une chambre derrière. Ils ne sont jamais allés voir.......Je n’ai plus confiance en moi. J’ai été détruite. J’ai été violée. Intérieurement et extérieurement. J’ai perdu mon identité....Je prends des anti-dépresseurs, j’ai l’impression de n’être bonne à rien.......Quand je vois ces petites jeunes....Elles ne font pas gaffe, même leur copain peut les pousser là-dedans. Je voudrais pouvoir les informer, me lever, raconter mon histoire".(Prostitution et Société).
Mylene ex-prostituée en Allemagne se confie : "J’ignore quelle solution va être adoptée par les instances politiques. Pour moi la solution idéale n’existe pas. L’idéal serait de tarir la demande en sensibilisant les clients...Le pire là-dedans c’est les clients. Tant qu’il y aura des clients, il y aura de la prostitution. Ce qu’il faut c’est les dégoûter. Leur dire : si vous saviez ce qu’on pense de vous ! A quel point on vous déteste, on vous méprise de nous acheter ! Il faudrait placarder des affiches de 4 m sur 3 pour qu’ils comprennent. Pour oublier, il faudrait que je devienne aveugle, que je n’aie plus de mains, que j’aie la maladie d’Alzheimer."(recueilli par Claudine Legardinier pour Prostitution et Société). Suzanne dit de la prostitution que "c’est un milieu où il faut tout le temps se battre, tout le temps être sur ses gardes". Après avoir rencontré celui qui deviendra son mari elle quitte le métier et commence une nouvelle vie " Il faut tout réapprendre, quand j’ai arrêté j’avais le dégoût des hommes. Mon mari a été patient. Il n’a pas pu me toucher pendant des mois. Il faut aussi changer le regard que l’on a sur les gens. Ne pas tous les considérer comme profiteurs ou méprisants." Un jour, elle rencontre un ancien client qui lui dit gentiment : "Ce n’était pas fait pour toi, je lui ai répondu : ce n’est fait pour personne". (Recueilli par Claudine Legardinier pour " Prostitution et Société ").
Paroles de médecin
Judith Trinquart a travaillé sur la prostitution pour sa thèse de médecine, "La décorporalisation dans la pratique prostitutionnelle : un obstacle majeur à l’accès aux soins." (soutenue à Paris en 2002). Ses enquêtes montrent que 60 à 80% des prostituées ont subi dans l’enfance ou l’adolescence des violences sexuelles. Elle a étudié les conséquences de l’activité prostitutionnelle sur la santé physique et psychique des prostituées et les résultats qu’elle décrit sont accablants.
Voici quelques extraits d’un entretien qu’elle a donné dans le cadre du colloque de la CLEF du 22 fevrier 2003 "La santé communautaire au risque de la santé" ou elle évoque aussi le "maquerellage" : "La santé communautaire fait intervenir comme animatrices des personnes qui sont dans la prostitution ...elles servent surtout à pérenniser le système et à rester dans le déni. On voit ces animatrices s’en tenir à l’urgence au risque de passer sous silence des paroles qui demandent à se libérer. Je me souviens d’une jeune femme qui s’est effondrée en disant que son proxénète lui avait donné des coups de pieds dans le ventre et qu’elle avait fait une fausse couche. C’était un véritable appel au secours. Elle est repartie....
Il y a une grande autonégligence et un seuil de tolérance a la douleur effroyable. Je me souviens d’un entretien avec une jeune femme toxicomane séropositive qui avait été obligée d’abandonner son enfant. Venue pour une entorse à la cheville, elle a complètement craqué ; elle a dit son désespoir de ne plus voir son enfant, la cruauté du milieu, son incroyable violence. A peine le petit espace d’intimité franchi, elle est repartie avec le sourire, sans même boiter sur ses talons de 8 centimètres. La coupure était nette : surtout ne pas se montrer défaillante face aux animatrices, face aux copines. On en reste donc là. Ce qui est également frappant, c’est que les personnes semblent plus en demande d’être "réparées" que soignées.......On a l’impression d’une carceralité psychique, d’un enfermement dans un système ; ce qui n’entre pas dans le système n’existe pas. On retrouve ces mêmes symptômes, qui font partie d’une stratégie de survie, chez d’autres populations victimes de violences, comme les femmes victimes de violences domestiques.....Ces personnes vivent une dissociation profonde. Du fait qu’elle impose des actes sexuels non désirés à répétition, la prostitution engendre une forme d’anesthésie...C’est cette forme d’anesthésie, cet ensemble d’atteintes du schéma corporel, ce que j’appelle la "décorporalisation" qui conduisent à une grande autonégligence en matière de soins.
Or ce que défend la santé communautaire c’est l’idée que l’aménagement des conditions de la prostitution ou sa professionnalisation réglerait les problèmes de santé. Mais ce ne sont pas ces conditions mais bien la pratique prostitutionnelle elle-même qui engendre ces symptômes....On ne peut pas se battre contre l’inceste et la pédophilie si on pérennise le système prostitutionnel et si on autorise les gens à faire sur des adultes ce que l’on interdit sur des enfants. C’est une hypocrisie, on reprend d’une main ce que l’on donne de l’autre."
Version intégrale d’un texte plus court diffusé dans L’Humanité, le 5 septembre 2003.