Le message est clair : une prostituée ne peut être crédible car elle serait prête à faire n’importe quoi pour de l’argent. Si elle est prête à « vendre son corps », elle est sans doute prête à accuser faussement un homme de viol pour en récupérer un avantage financier.
Lors des procès pour viol, la réputation de la victime est toujours utilisée contre elle. Dans Carnal Knowledge, Rape on Trial, Sue Lees démontre comment la crédibilité du défendant et de la plaignante est genrée. L’absence de casier judiciaire de la plaignante n’est pas importante pour sa crédibilité, mais sa réputation sexuelle l’est. En revanche, si elle a un passé judiciaire cela devient important. Pour un homme, son occupation et l’absence d’antécédents judiciaires sont les deux principaux facteurs pour évaluer sa crédibilité. Lees Sue, Carnal Knowledge, Rape on Trial, Penguin Books, 1997, chapter 5.
Qu’est ce qu’une bonne réputation ?
"La menace du stigmate de putain agit comme un fouet qui maintient l’humanité femelle dans un état de pure subordination. Tant que durera la brûlure de ce fouet, la libération des femmes sera en échec". [1]
Par cette phrase, la psychologue et féministe Gail Pheterson affirme que le ‘stigmate de putain’ est utilisé contre toutes les femmes afin de limiter leurs libertés. Elle donne également l’exemple d’un procès pour viol que la victime a perdu parce que son témoin principal était une prostituée. Le simple fait d’être pute suffit pour qualifier la mauvaise réputation. Le déni de Justice dont beaucoup de femmes souffrent en cas de violences de genre est en fait généralisé pour les travailleuSEs du sexe qui incarnent l’image traditionnelle de la « mauvaise femme », celle de la pute.
La force de la loi
L’effet des lois contre la prostitution est que chaque prostituée est regardée comme criminelle quand bien même elle serait victime de crime. La loi permet ainsi de légitimer les violences contre les travailleuSEs du sexe. Dans les années 1970, à la suite des meurtres du criminel en série Peter Sutcliffe surnommé le Yorkshire Ripper, la police britannique n’a commencé son enquête qu’après avoir identifié une victime (la quatrième identifiée) comme « innocente » car jeune vierge de 16 ans et surtout, non prostituée. Mais encore lors du procès, l’Attorney General déclara que le plus triste dans cette affaire fut que le tueur en série s’en soit pris aussi à des femmes « respectables ». Les travailleuses du sexe assassinées ne méritaient donc pas le respect. Plus récemment en 2002 et 2003, sept gendarmes de Deuil la Barre dans le Val d’Oise ont violé une travailleuse du sexe albanaise en la menaçant d’expulsion du territoire à cause de son statut non documenté. Elle fut la seule à porter plainte et fut en effet, en conséquence, éloignée du territoire français.
Il est très rare que les travailleuSEs du sexe portent plainte surtout quand les actes criminels sont commis par la police ou des hommes de pouvoir. Nous savons tres bien que la parole d’une pute ne compte rien ou si peu surtout face à celle d’un homme puissant ou représentant l’Etat.
L’une des plus grandes activistes pour les droits des travailleuSEs du sexe, Griselidis Real, était dans une situation similaire voire pire à celle de Nafissatou Diallo. Elle a eu aussi un amant noir en prison, elle fut sans papier pendant des années en Allemagne et a été incarcérée pour trafic de drogues car elle revendait de l’herbe aux GI américains. En revanche, elle n’a jamais porté plainte pour les nombreux viols qu’elle a subis, sachant sans doute le sort qui lui aurait été réservé.
Lorsque je travaillais dans la rue Place de la Porte Dauphine à Paris, je n’ai jamais cherché à porter plainte contre mes agresseurs. J’avais en effet été prévenu par un policier que si mon corps était retrouvé en sang dans le caniveau, il en rirait, car il nous aurait assez prévenu de ne pas rester dans la rue, et que Sarkozy ne voulait pas de nous ici… Lorsqu’une amie a souhaité dénoncer auprès de la police un homme qui a arnaqué plus d’une centaine d’escortes, et pourtant bien connu de tous, y compris des forces de police depuis des années, elle s’est vu répondre : « T’as qu’à arrêter tes conneries ».
Le message ici est donc que pour toute violence subie, les travailleuSEs du sexe en sont toujours responsables et n’ont donc pas à s’en plaindre. C’est le même discours que peuvent tenir certains militants anti-prostitution contre les travailleuSEs du sexe activistes qui refusent d’arrêter un métier considéré comme dangereux par nature, et qui en choisissant de l’exercer malgré tout, contribueraient à son maintien. Peut être la violence dans ce cas serait même méritée. C’est en tout cas cette logique qui a poussé par exemple à renforcer la loi contre le racolage sous prétexte de lutter contre le proxénétisme, considérant que c’est en pénalisant les travailleuSEs du sexe, que l’on pouvait atteindre les proxénètes, qu’elles protégeaient soit disant.
D’où vient cette idée que les putes sont menteuses, vénales et qu’elles ne peuvent être violées ?
Parce que les mots sont importants, voyons comment le stigmate de putain (ou la putophobie, selon comment on veut l’appeler) opère, et avec plusieurs sens, parfois contradictoires, mais la contradiction n’est pas un problème lorsqu’il s’agit de discriminer. Plusieurs courants s’entremêlent dans ce qui fait le système putophobe.
Commençons par les courants les plus prohibitionnistes la pensée abolitionniste qui ont produit de nombreux discours sur la prostituée en tant que représentation mais ce ne sont pas les seuls. Certaines représentations abolitionnistes de la prostituée comme « victime » par essence renforcent l’idée qu’elle serait désespérée au point de faire n’importe quoi, tel « vendre son propre corps » et donc ne plus se respecter elle-même, devoir se mentir à elle-même et aux autres, et en particulier sur sa propre condition. Les tenants de cet abolitionnisme nous expliquent souvent que la parole des putes en exercice doit être prise avec précaution.
C’est le cas de la députée PS Danielle Bousquet qui justifie par exemple : « Aucune personne prostituée pendant qu’elle exerce la prostitution ne dira jamais qu’elle est contrainte, jamais. Tout le monde effectivement dit que ‘je le fais volontairement’. Ce n’est qu’au moment où la prostitution s’arrête que les personnes disent en fait ce n’était pas ce je disais » [2] C’est seulement après que la « personne prostituée » (comme ils nous appellent) a été réhabilitée qu’elle commencerait à parler vrai sur elle-même.
Un autre aspect plus conservateur du discours putophobe (qui peut aussi être une frange de l’abolitionnisme) décrit la prostituée comme n’ayant aucune éthique, aucun sens moral, aucune dignité, aucun honneur. La prostituée est décrite dans le moralisme empreint de christianisme comme une femme déchue (fallen woman), qui est tombée dans le péché, et dont l’identité entière est marquée par le fait de commettre des actes immoraux. La réhabilitation des travaillleuSEs du sexe toujours prônée de nos jours par l’Etat et financée par nos impôts, vient de cette idée que la pécheresse peut se repentir de ses actes, telle Marie Madeleine rencontrant le Christ. Les origines chrétiennes d’un certain abolitionnisme sont plus évidentes lorsqu’on sait que cette philosophie provient de philantropistes et missionnaires de l’Angleterre Victorienne ou que l’expression de « vente du corps » utilisée en opposition à la vente de sa force de travail, se rapproche étrangement de l’idée de « vente de son âme », concept manifestement religieux.
Le discours putophobe s’appuie enfin sur des principes sexistes. Etre pute est décrit dans le discours machiste comme le fait d’être une voleuse (pour ceux qui s’attendent à ce que les femmes leur fournissent des services sexuels gratuitement), une menteuse manipulatrice, par définition infidèle et poussant les hommes mariés à l’adultère, qui coucherait avec n’importe qui, y compris l’ennemi en tant de guerre, séduisant les hommes (qui ne sauraient résister) pour son profit personnel égoïste, par paresse et/ou manque d’intelligence, transmettant des maladies vénériennes (aux hommes, puis indirectement à leur épouse ou femme légitime), donc une menace pour la famille, et une humiliation pour la nation entière qui exigerait ainsi de la tondre en représailles. C’est dans ce contexte que soit le contrôle par la réglementation, soit la punition par la criminalisation sont adoptées contre les travailleuSEs du sexe.
L’ensemble de ces courants justifie un système putophobe dans le cadre duquel, le viol des putes devient soit improbable soit insignifiant. Les plaintes au commissariat sont rarement enregistrées et encore moins suivies d’enquête. Quand bien même la crédibilité de la victime parviendrait à être établie malgré son statut de pute, il apparait que le crime serait « moins grave » car les putes auraient l’habitude de se faire baiser, et que ce ne serait pour nous qu’une « passe gratuite ». Les conséquences seraient donc moins sérieuses et certains juges ont pu considérer qu’il suffisait à l’accusé de payer une amende correspondant au prix de la passe afin de réparer l’acte commis.
Réactions féministes
Prenons à part la question des mouvements féministes qui ne peuvent être confondus avec la fabrique idéologique de la putophobie issue du partiarcat. Ce ne sont que certains de ses groupes, certes encore majoritaires en France, qui influencés par un certain abolitionnisme tendant vers le prohibitionnisme, entretiennent un discours putophobe, et paradoxalement à travers lui, une forme de sexisme contre les femmes travailleuses du sexe. Aussi, ses intentions ne sont clairement pas les mêmes que celles de la putophobie machiste. Il est cependant important de mentionner le rôle de ces mouvements ou personnalités féministes - ou se prétendant à l’occasion féministes - car ils contribuent eux aussi souvent aux mêmes effets d’essentialisation et de mise sous silence de la parole des putes, parfois même de sa confiscation, en instrumentalisant la question du viol dans ce but.
En réaction à l’affaire dite DSK, des organisations féministes ont justement dénoncé le sexisme qui l’entourait et en particulier les commentaires des uns et des autres. Osez Le Féminisme (OLF) et la Barbe ont rédigé un manifeste et organisé un rassemblement commun en invitant les organisations féministes à y prendre part. Or manifestement, les travailleuSEs du sexe n’ont pas été considéréEs comme féministes car jamais invitéEs ou mentionnéEs en tant qu’actRICEs politiques ayant potentiellement une analyse sur le viol en général et le leur en particulier.
Aussi, leur texte mettait en parallèle le sexisme et le racisme en disant qu’on ne traite que les femmes de cette façon, (et pas les minorités racialisées, vues par implicite comme hommes). Or, précisément dans le cas Diallo, il ne s’agit pas que de sexisme. Il y a bien sur du racisme et du classisme à prendre en compte, mais aussi de la putophobie dont personne ne parle mais qui est pourtant flagrante dans cette affaire, que Diallo soit effectivement travailleuse du sexe ou non.
La question du viol des putes est souvent mal analysée par certains mouvements féministes du fait de la domination d’une partie de la pensée abolitionniste. En parlant parfois de viols dans l’enfance et autres traumatismes pour expliquer que certaines femmes soient putes parce que cela semble inimaginable pour elles mêmes, certaines féministes ne font en fait rien pour lutter contre ces violences, mais trouvent une excuse pour justifier la négation de la parole des putes en la décrivant comme aliénée. C’est un mauvais service rendu également à toutes les victimes de viol, qui si on pousse cette logique, se verraient ainsi moins capables que les autres de faire les bons choix pour elles-mêmes.
Certaines féministes en viennent à penser que la prostitution est l’acte de payer afin d’obtenir le consentement des femmes à être violées. Pourtant être travailleuSE du sexe n’empêche pas de savoir faire la différence entre un viol et un rapport sexuel consenti ou de dire non à un client. Vendre du sexe ne veut pas dire que nous sommes prêtEs à tout accepter ou jamais capable d’imposer nos conditions que ce soit sur les tarifs, les pratiques sexuelles ou la prévention.
Le principal problème auquel les travailleuSEs du sexe font face est le manque de confiance dans les forces de police et les autorités publiques. Les lois contre le travail sexuel empêchent des pratiques efficaces afin d’arrêter les violences et sont en totale contradiction avec les approches de réduction des risques et de santé communautaire. Comment en effet la police pourrait enquêter contre les crimes subis par les travailleuSEs du sexe quand ils sont si occupés à nous arrêter ?
Il faut donc être plus prudent quand on parle de travail sexuel. Cela peut être un travail difficile et avec forte exploitation, en particulier lorsque la criminalisation de différentes parties de l’industrie du sexe augmente les actes de violence, mais définir le travail sexuel comme intrinsèquement du viol en soi ou une violence contre les femmes ajoute à la confusion plutôt que n’aide. Les arguments anti-travail sexuel qui définissent les travailleuSEs sexuelLEs comme des objets et qui prétendent que l’industrie du sexe normalise le viol placent les travailleuSEs du sexe dans une position injuste, parce que si nous ne rejetons pas notre travail et que nous continuons de travailler, on nous accuse ensuite d’être complices de viol ou bien d’être « l’armée de réserve du patriarcat » [3].
L’absence de désir n’est pas l’absence de consentement, et le désir n’est pas toujours absent non plus avec un client. Le désir peut se manifester de différentes manières et pas toujours dépendant de la personne en face de soi.
Pour finir, à ces personnes qui veulent criminaliser nos clients sous prétexte qu’ils seraient des violeurs, et puisque leurs luttes se concentrent contre l’exercice du travail sexuel et non contre les violences subies par les travailleuSEs du sexe en exercice, je voudrais leur demander :
« Pourquoi voulez vous arrêter les hommes qui paient et qui donc respectent le contrat quand rien n’est fait pour arrêter ceux qui nous violent pour de vrai ? »