Lutte de Classe
N°133
février 2011
Chine - L’économie d’une grande puissance ?
En août dernier, la presse a fait ses gros titres sur une nouvelle jugée symptomatique : l’économie de la Chine aurait dépassé celle du Japon. Et, dans sa ligne de mire, figurerait désormais la première puissance mondiale, les États-Unis, qu’elle rattrapera tôt ou tard, avant de dominer le monde, forte de ses 1,3 milliard d’habitants. Que la Chine soit « la superpuissance du 21e siècle » compte désormais parmi les poncifs les plus éculés. On peut par exemple lire sous la plume d’un journaliste de Marianne et d’un « spécialiste » de la Chine qu’elle « a pris un essor phénoménal en quelques années, assumant sans complexe une expansion internationale qui en fait un prédateur irrésistible. Aux mains du PCC, le pays de Confucius ne se contente plus d’être l’atelier du monde, ni même son laboratoire. Il est devenu le Vampire du Milieu. » (Luc Richard et Philippe Cohen, Le Vampire du Milieu : comment la Chine nous dicte sa loi, Paris, 2010) Cette littérature est à peine moins grossière que celle d’il y a un siècle sur le « péril jaune ».
Même quand ils ne sont pas formulés avec une telle xénophobie, les commentaires sur les progrès économiques de la Chine sont en général portés à l’emphase. Le corollaire de ces clichés est, en général, que le développement économique chinois est à porter au crédit de l’ouverture capitaliste du pays, de la libéralisation opérée par le régime depuis une trentaine d’années. Autrement dit : sous le socialisme de Mao, la Chine aurait végété ; et grâce au capitalisme, elle prospérerait enfin.
Cet argument de propagande permet cependant de revenir sur un des aspects essentiels du régime chinois : son histoire récente et ses origines révolutionnaires. Car même les commentateurs les plus benêts en conviennent : la Chine est un État différent des autres pays du tiers-monde. La politique du régime de Mao, après la révolution qui en 1949 porta au pouvoir le Parti communiste chinois, lui permit alors d’échapper à l’emprise directe de l’impérialisme.
Le développement économique du pays : un résultat de l’étatisme
Au cours du siècle qui avait précédé l’accession au pouvoir du Parti communiste chinois, le pays avait été pillé et dépecé par l’impérialisme. Par des traités inégaux imposés par la force et par la guerre, la Chine avait dû concéder, depuis le milieu du 19e siècle, le droit pour les puissances étrangères (France, Japon, Grande-Bretagne, États-Unis…) de commercer à des conditions avantageuses dans une centaine de ports, sur la côte et à l’intérieur des terres, le long du fleuve Yangzi. Les résidents étrangers pouvaient vivre dans des « concessions », des quartiers soustraits à l’administration et à la justice chinoises. Chaque puissance impérialiste avait sa zone d’influence, exploitait ses mines ou ses lignes de chemin de fer et stationnait des troupes pour protéger ses intérêts. Non seulement les grandes puissances avaient imposé à la Chine des dédommagements pour les guerres qu’elles lui avaient fait subir, mais certaines d’entre elles percevaient également des impôts. Chacune d’entre elles menait sa propre politique, qui décomposait le pays, minait son unité nationale et empêchait tout développement. Le pays était véritablement saigné à blanc.
Ce pillage s’appuyait sur les structures surannées de la Chine : le féodalisme, les traditions les plus archaïques, les « seigneurs de la guerre » qui régnaient en despotes sur leur province et avaient pris la place laissée vacante par l’effondrement de la dynastie. Quant à la bourgeoisie chinoise, elle était faible, dépendante du capital étranger avec lequel elle était liée, ayant depuis longtemps joué auprès des capitalistes étrangers le rôle d’intermédiaire pour leurs profits. Elle plaçait elle-même ses capitaux dans la propriété foncière, dans l’usure et dans toutes sortes de trafics. C’était une classe parasitaire qui n’était porteuse d’aucun développement utile. Sous le régime de Chiang Kaï-shek (1925-1949), qui avait toutes les faveurs de l’Occident, les caisses de l’État servaient à l’enrichissement des proches du despote, ainsi que des différents impérialismes. La Chine payait donc doublement : l’impérialisme la pillait et en outre la figeait dans des structures sociales et politiques d’un autre âge. En 1949, avec 500 millions d’habitants, soit un cinquième de l’humanité, la Chine ne comptait que pour 1 % du PIB mondial. La province centrale du Sichuan par exemple avait beau être grande comme la France et avoir 50 millions d’habitants, elle ne comptait pas un seul kilomètre de chemin de fer.
Avec l’aspiration de centaines de millions de Chinois à échapper à la sujétion féodale dans laquelle ils étaient tenus, c’est le sentiment national qui porta Mao et le Parti communiste chinois au pouvoir. Contrairement à ce qu’expliquaient alors nombre de ses partisans en Occident, le régime maoïste n’était ni communiste ni même ouvrier dans sa nature sociale. Il défendait les intérêts historiques bien compris de la bourgeoisie chinoise. Mais il était conséquent dans sa volonté nationaliste de permettre au pays d’échapper à la tutelle étrangère et de le moderniser dans une certaine mesure. Parvenir à cette modernisation élémentaire était impossible sans une rupture avec l’impérialisme, car, on l’a vu, l’arriération sociale et la domination étrangère du pays étaient indissociables. Mao et le régime auraient préféré mener les transformations de la société avec le concours de la « bourgeoisie patriote » qui faisait partie du « bloc des quatre classes » sur lequel le régime prétendait s’appuyer. Mais la bourgeoisie chinoise ne lui faisait pas confiance et préférait mettre ses capitaux à l’abri à Hong-Kong ou à Taïwan. L’État a ainsi été amené à prendre en charge le fonctionnement de l’économie, notamment par les nationalisations. Ce faisant, il s’est donné les moyens de concentrer les richesses, d’organiser et planifier la production, de développer l’industrie à un niveau qu’un siècle de domination étrangère avait empêché. L’industrie s’est développée, avec une croissance moyenne de 10 % par an de 1950 à 1979. La production agricole a également augmenté, doublant au cours de la période ; grâce à une certaine modernisation (emploi d’engrais, mécanisation, développement de l’irrigation, utilisation de semences sélectionnées), les rendements se sont accrus.
Alors que les États-Unis ne toléraient aucune volonté d’indépendance de la part des pays pauvres, surtout au cours de la guerre froide qui les opposait à l’Union soviétique, le régime chinois ne s’aplatit pas devant les exigences américaines. Il disposait d’un appui populaire suffisant pour tenir, malgré tous les inconvénients que posaient l’embargo américain et l’impossibilité d’accéder au marché mondial, sans parler des dépenses militaires qu’imposait la menace permanente d’une guerre menée contre elle par l’impérialisme, comme l’état-major américain l’envisagea par exemple pendant la guerre de Corée (1950-1953).
Malgré les aberrations des campagnes comme le Grand bond en avant (1958-1960) ou de la Révolution culturelle (1965-1969), l’étatisme permit des progrès importants. La période maoïste (1949-1976), maintenant caractérisée comme celle de la stagnation de la Chine, lui permit en fait de connaître un minimum de développement. La population vivait pauvrement mais, dans l’ensemble, elle mangeait à sa faim ; l’agriculture avait connu une certaine modernisation qui avait permis d’augmenter les rendements et la production. Les ressources consacrées à la consommation furent affectées prioritairement aux besoins essentiels : nourriture, éducation, santé, logement, habillement et surtout plein emploi. Dans ces domaines, des progrès importants furent donc réalisés sous la houlette de l’État, qui maintenait un certain égalitarisme. Alors que, en 1949, seulement 20 % de la population savaient lire et écrire, la proportion est passée à plus de 75 % en 1978. Tandis que l’espérance de vie était de 38 ans en 1945, elle était passée à 64 ans en 1978, un chiffre alors plus proche de ceux des pays développés que de ceux du tiers-monde.
Même un pays comme l’Inde, qui n’a pas rompu complètement avec l’impérialisme, est passé par des phases où il lui a fallu contrôler en partie son économie. Comme la Chine et tant d’autres pays du tiers-monde, elle s’est appuyée sur l’existence de l’URSS pour préserver un minimum d’indépendance par rapport à l’impérialisme. Cela dit, l’Inde, qui pouvait recourir aux emprunts internationaux et vendre à l’étranger, n’a pas rompu de façon aussi tranchée que la Chine avec l’impérialisme. Du coup, elle est demeurée un pays plus pauvre que la Chine, marqué par l’arriération, les castes et les bidonvilles. Le revenu par habitant y était inférieur d’un tiers à celui de la Chine, la population y était non seulement moins alphabétisée, mais elle n’avait souvent même pas accès à un logement digne de ce nom. Bref, ses ressources ont continué d’être en partie directement pillées, ce à quoi la Chine avait échappé.
Autrement dit, en l’isolant du marché capitaliste mondial et du pillage direct par l’impérialisme, l’étatisme maoïste a posé les bases sur lesquelles se fait le développement économique actuel. C’est à ces bases, posées au cours des années 1950 à 1970, que tous ceux qui bénéficient de l’enrichissement actuel – la bourgeoisie chinoise et internationale au premier chef – doivent donc beaucoup…
Cependant, dans les années soixante-dix, ce développement économique atteignait des limites. Échapper au pillage impérialiste et étatiser l’économie avaient permis un certain nombre de progrès qui auraient été impossibles autrement. Mais à l’écart du marché mondial, la Chine était condamnée à ne connaître qu’un développement limité, dans une certaine autarcie et au prix d’efforts qu’il était de plus en plus difficile de faire accepter à la population. C’est alors que les États-Unis, embourbés au Vietnam, se résolurent à changer de politique. Ce ne fut pas le régime de Mao qui capitula devant les États-Unis mais le président américain Nixon qui alla à Pékin en 1972, mangeant son chapeau ; l’anecdote veut par exemple que, convié par Mao à assister à un opéra intitulé Détachement féminin rouge, Nixon applaudit l’exécution des « chiens errants capitalistes » qui concluait le spectacle… La Chine remplaça Taïwan au Conseil de sécurité de l’ONU et devint un interlocuteur de l’impérialisme.
Devant cette ouverture, l’État chinois devait faire un choix. C’est sa classe dirigeante qui le fit, choisissant l’ouverture à la pénétration du capital étranger, à partir du régime de Deng Xiao Ping, au pouvoir de 1978 à 1992. Ce n’était pas une rupture fondamentale avec le maoïsme : il s’agissait toujours de défendre les intérêts généraux de la bourgeoisie chinoise, mais dans un contexte modifié. On ne retracera pas ici les étapes de cette libéralisation. Disons seulement qu’elle s’est faite à pas comptés et que, jusqu’à aujourd’hui, le régime s’est gardé de laisser la bride sur le cou au capital étranger. Si les capitalistes occidentaux se plaignent de ce que « les Chinois soient durs en affaire s», c’est d’abord parce que, à la différence de tant d’autres pays du tiers-monde, l’État n’autorise la pénétration du capital étranger qu’avec parcimonie et que les pouvoirs publics gardent la haute main sur le fonctionnement de l’économie. Une large majorité des travailleurs des villes restent employés par des entreprises publiques (étatiques, municipales, syndicales, etc.).
En fait, si la politique économique menée sous Deng Xiao Ping différait de celle de Mao Zedong, c’est surtout qu’elle correspondait à une autre période. De l’une à l’autre, les continuités étaient nombreuses. Une comparaison avec les changements survenus dans l’ex-URSS depuis 1991 permet de relativiser le virage chinois : alors que l’intervention de l’État central dans l’économie s’est désagrégée en Russie, conduisant le pays à un recul économique sans précédent, elle s’est largement maintenue en Chine.
La libéralisation et ses bénéficiaires
Les résultats des transformations économiques des trente dernières années sont connus. La Chine est devenue un leader mondial dans de nombreux secteurs de biens manufacturés (jouets, textile, montres, ordinateurs, téléphones), et l’ensemble de sa production manufacturière devrait dépasser celle des États-Unis en 2011. Elle produit près d’un cinquième de l’électronique mondiale et la moitié des téléphones portables. Des dizaines de millions d’habitants des campagnes ont été drainés vers les villes. La consommation des ménages n’augmente guère – sa part dans le PIB chinois est passée de 43 % à 35 % en huit ans. En revanche, l’intégration au processus de production capitaliste a permis à la bourgeoisie chinoise et internationale de s’enrichir rapidement. De plus en plus inégalitaire – plus inégalitaire même, paraît-il, que la France ou les États-Unis –, le pays serait aujourd’hui le second par le nombre de milliardaires en dollars, 128 (contre 403 aux États-Unis), qui cumulent à eux seuls un sixième du PIB chinois. D’après le magazine américain Forbes, la richesse cumulée des 400 plus grandes fortunes du pays est passée, entre 2008 et 2009, de 173 à 314 milliards de dollars. Et une classe moyenne chinoise s’est développée, comptant quelque 60 à 150 millions d’habitants selon les définitions ; cela ne représente qu’une faible partie de la population, mais c’est un marché suffisamment juteux pour faire saliver les capitalistes occidentaux.
La Chine dans l’économie mondiale
Maintenant, la Chine a-t-elle effectivement « dépassé » le Japon et est-elle en train de « rattraper » les États-Unis ? Ces propos relèvent en partie d’un subterfuge. Rappelons d’abord que le calcul du PIB qui sert à mesurer le revenu des pays prend en compte une série d’évolutions qui ne traduisent aucune création de richesses, comme l’augmentation des primes d’assurances, l’envolée des prix liée à la spéculation immobilière, toutes les augmentations de prix liées à la multiplication des intermédiaires et aux taxes de toutes sortes. En outre, les PIB sont mesurés en dollars américains et fluctuent avec les taux de change. La croissance du fameux PIB est une notion particulièrement trompeuse, aussi bien en Chine que dans les pays occidentaux.
Mais le principal subterfuge est ailleurs. En 2010, le Japon aurait effectivement cédé à la Chine la place de deuxième PIB mondial qu’il détenait depuis quarante ans. Mais la Chine compte 1,3 milliard d’habitants quand le Japon n’en compte que 130 millions. Autrement dit, à PIB comparables, le Japon demeure, en revenu par habitant, dix fois plus riche que la Chine (cf. tableau ci-dessous). Certes, le PIB par habitant est une mesure très relative, qui ne tient pas compte des différences de prix d’un pays à l’autre. Mais, même si on prend en compte le PIB par habitant en « parité de pouvoir d’achat », les Chinois sont, en moyenne, six fois plus pauvres que les Américains. Et, avec un cinquième de la population mondiale, la Chine produit à peine le tiers de la production américaine.
États-Unis /Japon/ Chine
Part de la population mondiale 5 % 2 % 20 %
Part du PIB mondial 25 % 9 % 9 %
PIB/habitant (en dollars US) 47 000 42 000 4 280
PIB/habitant (en parités de pouvoir d’achat) 47 000 34 000 7 500
(Chiffres du FMI, 2009)
Pour dire les choses autrement, le revenu moyen par habitant des Chinois est équivalent à celui du Japon d’il y a cinquante ans ou des États-Unis d’il y a un siècle. C’est pour dire que toutes les déclamations sur l’« irrésistible ascension » de la Chine visent à magnifier ce qui n’est d’abord, pour le pays le plus peuplé du monde, qu’un lent rattrapage. Jusqu’au début du 19e siècle, le niveau de développement de la Chine était comparable à celui de l’Europe ou de l’Amérique du Nord, et c’est la domination coloniale et impérialiste qui l’a fait régresser, par la mise en coupe réglée et le pillage organisé. Aujourd’hui encore, elle reste un pays sous-développé. En témoignent par exemple ses campagnes, où les revenus sont en moyenne trois fois plus faibles que ceux des villes, et une agriculture arriérée, qui compte moins d’un million de tracteurs pour 200 millions de familles de paysans.
Quant à l’« expansion », voire l’« impérialisme » chinois souvent décriés, il s’agit surtout de clichés. Prenons l’exemple de la « Chinafrique » : en Afrique comme dans d’autres régions du monde, la Chine se contente des miettes. En Afrique noire, par exemple, les entreprises chinoises concurrencent les marchands « libanais » qui contrôlaient souvent le commerce et la production de biens de consommation locale. Mais pas les entreprises occidentales comme Bolloré qui détiennent des ports, des lignes de chemins de fer, des réseaux de télécommunications et de vastes plantations. En fait les entreprises chinoises s’installent surtout dans les secteurs délaissés par les multinationales occidentales ou japonaises et se contentent des restes. Par ailleurs, la Chine cherche à assurer son approvisionnement en matières premières et en sources d’énergie ; mais il s’agit plus de garantir l’accès à des ressources essentielles que d’investir des capitaux pour en dégager des profits, à la manière agressive dont le fait l’impérialisme.
Enfin, l’armée chinoise ne compte ni troupes ni bases militaires à l’étranger, à la différence des États-Unis (un millier de bases et des centaines de milliers d’hommes dans le monde entier) ou des anciennes puissances coloniales que sont le Royaume-Uni ou la France.
Entreprises chinoises et entreprises étrangères
Si la Chine s’insère dans le marché mondial, c’est en vendant bon marché sa force de travail aux pays impérialistes et à leurs multinationales.
La structure de ses échanges en témoigne : nombre de multinationales américaines, japonaises ou taïwanaises de l’électronique ou de l’informatique font assembler leurs produits en Chine, où la main-d’œuvre est bon marché, mais la recherche et le développement restent dans les maisons-mères, tout comme les profits. Seuls 4 % des brevets d’innovation déposés dans le monde sont d’origine chinoise.
La Chine peut bien être le premier producteur mondial de téléphones portables, ce sont les Nokia, Samsung, LG et autres Sony qui les font produire et les vendent. L’exemple de l’iPod vidéo Apple « de cinquième génération » est éloquent : il contient un disque dur produit par l’entreprise japonaise Toshiba, des puces électroniques produites par les américains Broadcom et PortalPlayer, et une carte mémoire du coréen Samsung… Tous ces composants sophistiqués sont importés puis assemblés en Chine. En fin de compte, chaque article, exporté de la Chine, vendu 299 dollars aux États-Unis, creuse le déficit commercial américain de 150 dollars. Mais seuls 4 dollars restent effectivement en Chine, dont moins de 1,5 dollar de salaire. Le reste est partagé entre les différentes entreprises intervenant dans la production, la part du lion (80 dollars) revenant à Apple.
Toutes les entreprises occidentales et asiatiques importantes – et nombre d’entreprises moyennes – se sont installées en Chine pour exploiter la main-d’œuvre bon marché et pénétrer le marché chinois. La firme taïwanaise Foxconn, qui a fait l’actualité par les suicides nombreux de jeunes salariés au printemps 2010, emploie 900 000 salariés en Chine, essentiellement en sous-traitance pour HP, Apple, Sony, Motorola ou Nintendo. Lafarge, Alstom, Saint-Gobain, Suez Environnement, PSA, Schneider, Areva, Airbus et quelque 4 000 firmes françaises y sont. Certains secteurs du pays, comme l’aéronautique, l’automobile ou le nucléaire, sont dominés par les groupes étrangers. Par exemple, la première entreprise chinoise automobile, Byd, ne détient que 6 % du marché, derrière les Volkswagen, Toyota, Nissan et autres. C’est dire que l’ouverture de la Chine profite, plus encore qu’à la bourgeoisie chinoise, aux capitalistes étrangers.
Le succès des firmes chinoises est en effet limité. La Chine peut compter 46 des 500 plus grosses entreprises mondiales. Mais la plupart de ces grandes entreprises ne résultent pas, comme dans les pays impérialistes, du développement organique du capitalisme du pays, d’un mouvement de concentration de capital résultant de la concurrence. Elles sont d’anciennes entreprises d’État privatisées. La plupart de ces sociétés ne sont des géants que dans leur propre pays avec son marché intérieur comme fondement. Mais le capital des entreprises chinoises reste majoritairement ou totalement étatique. Quelque 110 000 sociétés chinoises, dont nombre des plus grandes (Petrochina, Sinopec, China Railway Construction), sont ainsi possédées par l’État central et ses multiples branches, mais aussi par les collectivités provinciales ou municipales ; et celles qui sont entièrement privées sont issues de ce secteur public. Et toutes bénéficient d’un large accès au financement public. Par exemple, le fabricant d’électroménager Haier, créé en 1984 à partir d’une entreprise collective de réfrigérateurs, a récemment bénéficié d’un programme de subventions mis en place pour aider les campagnes à s’équiper, tandis que les entreprises du BTP se partagent les 300 milliards de dollars investis par l’État pour équiper le pays de lignes à grande vitesse. Et si quelques entreprises chinoises se sont imposées sur le marché mondial, c’est surtout dans des industries de main-d’œuvre (Haier dans l’électroménager, China Railway Construction dans le BTP).
Réserves de change et « guerre des monnaies »
Un des principaux arguments à l’appui de la thèse de la « superpuissance chinoise » est l’importance de ses réserves de change. Fin septembre 2010, la Chine possédait en effet quelque 2 640 milliards de dollars de réserves, dont une bonne partie en dollars et en bons du Trésor des Etats-Unis, soit le plus gros volume mondial de titres d’emprunt d’État américains. L’importance de ces réserves s’explique par la structure des échanges sino-américains : la Chine exporte vers les États-Unis bien plus que les États-Unis n’exportent vers elle. Cela n’est guère étonnant : quoique quatre fois moins nombreux, les Américains consomment six fois plus que les Chinois en dollars courants. La Chine accumule donc un important excédent commercial. Maintenant, le fait que cet excédent soit d’abord placé en bons du Trésor de l’État américain plutôt qu’en autres devises, en actions ou en métaux précieux, traduit la dépendance du pays par rapport aux États-Unis. D’abord parce que cet argent prêté manque pour le développement de la Chine elle-même. Les bons du Trésor rapportent peu, mais ce sont des placements réputés fiables. Mais ce sont, justement, des placements, pas des investissements productifs, ni en Chine ni ailleurs. Et, hors du dollar, il n’est guère de monnaie qui puisse être stockée à de tels montants. Autrement dit, la Chine prête de l’argent aux États-Unis, leur permettant ainsi d’acheter des marchandises made in China. Et si la Chine cessait d’acheter ces bons du Trésor, le dollar chuterait, faisant baisser d’autant la valeur des réserves chinoises. Les deux pays sont certes interdépendants ; mais c’est dans une relation inégale, où les États-Unis restent en position dominante.
Ces derniers mois, le débat s’est cristallisé autour de la question des monnaies. En effet, à la différence des devises des pays riches, le yuan n’est pas librement convertible et son change n’est pas flottant ; autrement dit, son cours est fixé par le régime. Pour relancer l’économie américaine, l’administration Obama mène, à l’extérieur, une politique de dollar faible à même de permettre d’exporter les marchandises américaines et de limiter les importations. Et, dans le même objectif, elle essaie d’amener la Chine à réévaluer le yuan. En fait, la Chine a déjà réévalué le yuan de 24 % depuis 2005. Mais cela ne suffit pas aux États-Unis, qui ont notamment soulevé la question au G20 d’octobre 2010. La Chine se voit ainsi accusée d’inonder le marché mondial grâce à la sous-évaluation de sa monnaie, et ainsi de précipiter les délocalisations, d’augmenter le chômage voire d’hypothéquer la reprise mondiale ! Ces critiques, qui rappellent les tirades anti-nippones des années quatre-vingt, quand c’était le Japon qui était présenté comme la menace à l’hégémonie américaine, sont hypocrites à plusieurs titres. D’abord parce que la compétitivité des marchandises chinoises tient surtout aux bas salaires et à l’exploitation des ouvriers chinois… dont bénéficient en particulier les multinationales occidentales et asiatiques implantées en Chine. Au moins 55 % des exportations chinoises en 2009 ont été réalisées par des entreprises étrangères. Si la Chine réévaluait le yuan, le prix de ces marchandises augmenterait d’autant sur les marchés occidentaux. Wal-Mart, le premier distributeur américain, compte à lui seul pour 15 % des importations américaines de Chine. Et dans l’ensemble, l’impérialisme trouve largement son compte dans la politique économique de l’État chinois, qui met à sa disposition une main-d’œuvre corvéable et bon marché.
Par ailleurs, les États-Unis eux-mêmes mènent la politique de dévaluation compétitive qu’ils reprochent à la Chine. Début novembre 2010, la banque centrale américaine a ainsi annoncé qu’elle allait acheter à des institutions financières pour 600 milliards de dollars de bons du Trésor d’ici à juin 2011, en plus des 300 milliards déjà programmés en août 2010. Autrement dit, sous prétexte de relancer l’économie, la Fed émet 900 milliards de dollars de monnaie électronique. Cette création artificielle fait baisser le dollar, et favorise donc les exportations des États-Unis tout en renchérissant leurs importations. Autrement dit, pour les profits de leur bourgeoisie, les États-Unis pratiquent la dévaluation compétitive pour laquelle ils fustigent la Chine….
La Chine s’est donc insérée dans l’économie capitaliste, non pas comme un pays impérialiste, mais comme un pays dépendant. Elle dépend du dollar, des choix de production des multinationales, du marché américain pour ses exportations. Elle ne vit plus en quasi-autarcie, mais elle se trouve en position subordonnée.
La classe ouvrière chinoise, clé de l’avenir
Les développements des dernières années en Chine – les taux de croissance à 10 % par an, les investissements des multinationales occidentales et asiatiques, comme l’enrichissement de la bourgeoisie – reposent avant tout sur l’exploitation de la classe ouvrière chinoise. Le pays reste largement rural, mais des dizaines, peut-être des centaines de millions de ruraux ont été attirés vers les villes par les opportunités d’emploi. Ils sont employés comme ouvriers du textile, de l’industrie ou de la construction, dans des conditions de travail et d’exploitation comparables à celles des débuts de la révolution industrielle en Europe : ouvrières et ouvriers encasernés ; accidents mortels innombrables, comme dans les mines de charbon, véritables dévoreuses d’hommes ; pollution de l’air et des cours d’eau par des industriels sans scrupules, etc. Rémunérés à des salaires de misère (60, 80, 100 dollars par mois) pour des semaines de 50, 60, 70 heures au bas mot, pouvant être licenciés à tout moment, n’étant pas même assurés d’être payés pour le travail fourni, les prolétaires chinois paient un lourd tribut au « miracle économique » dont se gargarisent les médias occidentaux.
Il n’est assurément pas simple à ces travailleurs de s’organiser, en raison de la dictature et de l’absence d’organisation indépendante. Le seul syndicat légal, la Fédération des syndicats chinois, est ouvertement pro-patronal. Cependant, il semble que des luttes nombreuses, parfois importantes, se produisent dans différentes usines du pays. Celles-ci prennent parfois la forme de pétitions, de blocages de routes, de manifestations, de sit-in, mais aussi de grèves, parfois victorieuses, comme celles menées en juin 2010 par les ouvriers de Honda près de Canton ou de Toyota (Tianjin), où les travailleurs réclamaient des augmentations de salaire et de meilleures conditions de travail. Ces grèves, médiatisées en Occident, ne sont que la pointe émergée de milliers de luttes. Il y aurait chaque jour, en moyenne, une grève de plus de 1 000 salariés dans la région du delta de la Rivière des perles (Shenzhen, Canton). La combativité ne peut à elle seule suffire à ce que s’affirme la conscience des intérêts politiques du prolétariat. Mais ces combats peuvent être porteurs d’espoir : l’espoir que l’immense prolétariat chinois se mette en branle et, après ces années d’exploitation éhontée par les bourgeoisies chinoise et étrangère, défende ses propres intérêts, fasse entendre ses propres revendications et intervienne politiquement.
Car au-delà de ces grèves, c’est cette conscience collective et politique des ouvriers chinois, dont nous savons peu de choses, qui sera déterminante pour l’avenir. Et sur ce plan, il faut aussi espérer que la nouvelle génération des couches intellectuelles, face à la violence de l’exploitation capitaliste, fasse siennes les idées révolutionnaires et le marxisme. L’internationalisme aussi, car, comme on l’a vu, il n’y a pas d’avenir à l’échelle isolée du pays. Ces idées ont existé en Chine, bien avant que le régime maoïste n’en présente une caricature grotesque. Elles continuent de représenter, pour l’intelligentsia chinoise et, au-delà d’elle, pour l’immense classe ouvrière de ce pays, la seule perspective d’échapper aux contradictions insolubles posées par le capitalisme.
10 janvier 2011