en finir avec les croyances et les préjugés stigmatisants sur les Roms
Dans cette tribune publiée dans Le Monde du 12 août 2011, Philippe Rodier, médecin, responsable d’une mission sur les Roms au sein de Médecins du monde à Marseille, refuse l’ethnicisation du problème. Ce peuple rom, ressenti comme une évidence, est une mosaïque d’éléments reliés entre eux par un fonds culturel mais surtout unis dans la répulsion collective qu’ils suscitent.
Les Roms sont, comme tous citoyens, des hommes ou des femmes que l’on doit définir par leur individualité et leur nationalité (française, roumaine, bulgare...). Cela suffit pour affirmer qu’il convient, vis-à-vis de ces Roms, d’appliquer le droit commun, à l’exclusion de tout autre.
Les Roms sont d’abord des Européens migrants [1]
La présence des familles roms à Marseille date du début des années 2000. Il fallut attendre l’année deux mille cinq pour que, sous la pression des associations et des riverains, les pouvoirs publics commencent à s’émouvoir. Les premières réactions furent plaintives comme : "Pourquoi diable sont-ils venus ?", ou craintives comme : "Surtout ne rien faire qui puisse provoquer un appel d’air !"
Certains élus évoquaient la responsabilité de l’Europe, d’autres estimaient la distance culturelle dissuasive, mais la résultante fût que tous s’accordèrent à ne rien faire. Le temps passant, de la droite à la gauche de l’échiquier politique, la "sécurité" fût reconnue comme la seule et unique dimension de cette problématique. Alors que nous pointions, avec d’autres, l’impact humain, sanitaire et légal de ce phénomène, la pensée unique, concernant les Roms pouvait dès lors s’énoncer ainsi : "Les Roms sont synonymes de trouble à l’ordre public".
A cette évidence admise par presque tous, la réponse politique fut une réponse de type sécuritaire à l’exclusion de toute autre réponse. Depuis cinq ans, le rouleau compresseur de la répression s’acharne. Il a tenté de dissuader les familles, mais les Roms, cabossés, maltraités et persécutés sont restés. Aujourd’hui, force est de reconnaitre que l’approche sécuritaire, tant vantée et si riche de ses promesses "cosmétiques" sur la ville, n’a rien donné. Pourquoi ? La question mérite d’être posée. Face à ce que nous percevons, nous, chez Médecins du monde, comme une urgence humanitaire avant tout, il est possible de concevoir deux approches : une réaliste, et l’autre chimérique.
La chimère a été illustrée par le discours de Grenoble, le 30 juillet 2010, lorsque le chef de l’Etat fit un amalgame surprenant entre les familles migrantes roumaines et bulgares et les familles tsiganes françaises. Au motif de dénoncer à la vindicte populaire les responsables d’un sentiment d’insécurité générale, les Roms, ensemble, furent désignés comme coupables. Au-delà de la confusion grossière qui mettait au fond du même sac, des citoyens français tsiganes nomades et des Roumains et Bulgares sédentaires, ce sont des familles fragiles, précaires et disparates, que l’on accablait d’une responsabilité collective et d’une punition exemplaire. Nous ne parlerons pas ici de l’aspect scandaleux de cette annonce, ni de sa nature, mais de son objet, les Roms. Les notions de Rom, de communauté rom ou de peuple rom méritent d’être éclaircies.
Rom signifie homme marié en romani. Cet endonyme veut distinguer les Roms des non-Rom, ou "Gadjé". A cette entité Rom s’attachent, une origine indienne probable, une langue partagée (le "Romani"), souvent oubliée au profit des langues nationales, le souvenir d’un rejet et de persécutions récurrentes de la part des "Gadjé" et un fond culturel commun. La chimère d’un peuple ou d’une ethnie rom qui se définirait par un territoire, une langue, un génome, une gouvernance, des pratiques religieuses, un passé ou un projet collectif ne tient pas pour la nébuleuse Rom. Ce peuple rom, ressenti comme une évidence, est une mosaïque d’éléments reliés entre eux par un fond culturel mais surtout unis dans une répulsion collective sitôt reconnu comme tel. Cette chimère simplificatrice n’est pas une construction de nos seuls élus, [...] elle émane de la société civile et même des institutions européennes qui reconnaissent aux Rom le statut de "plus importante minorité ethnique" en Europe. Cette discrimination positive est contre-productive.
En marquant une frontière entre les Rom et les autres, elle entretient l’idée d’une singularité fondatrice qui imposerait dans tous les domaines de la vie de la cité, une approche particulière. Nous ne partageons pas cette perception d’une communauté rom étrange, qui interdirait toute intégration. En empêchant toute identification, cette distanciation nourrit le racisme et désinhibe les comportements hostiles. Un autre effet pervers de cette discrimination positive réside dans la réponse donnée par les pouvoirs publics. A un problème perçu comme communautaire et afférant à un groupe humain singulier, nos décideurs ont tendance à opposer des réponses collectives, là où les réponses pertinentes ne sauraient être qu’individuelles.
Les Rom sont, comme tout citoyen, des hommes ou des femmes, que l’on doit définir par leur individualité et leur nationalité (français, roumain, bulgare ou autre). Cette définition suffit pour affirmer qu’il convient, vis-à-vis de ces Rom, d’appliquer le droit commun, à l’exclusion de tout autre. En droit, rien ne distingue les Rom des Gadjé. En revanche, il est possible de distinguer les Rom, présents à Marseille, des autres Marseillais par leur qualité de nouveaux migrants. Il n’est pas infamant de leur reconnaître ce statut, alors qu’il est chimérique et faux de les affubler du statut de nomade. La migration est leur réalité et leur raison d’être là, alors que le nomadisme appartient à d’autres.
A cette migration, on peut identifier les mêmes causes que celles qui ont poussé une grande part de la population Roumaine, Rom et Gadjé confondus, à migrer vers l’Ouest, depuis la chute du bloc de l’Est et l’ouverture des frontières. Ces causes sont politiques et économiques et non pas culturelles ou ethniques. Par ailleurs, ces déterminants économico-politiques ont convaincu individuellement chaque personne ou chaque famille rom à migrer. Admettre cette réalité déconstruit le phantasme d’une volonté collective qui aurait déterminé le peuple rom à migrer sous l’autorité d’un pouvoir mystérieux. Ce constat d’un individualisme fondamental corrobore celui que nous faisons, nous les praticiens de Médecins du monde, au sein des camps et des bidonvilles.
En nous rendant sur place, la seule unité de compte qui affiche une cohérence au sein de ces rassemblements, c’est la famille. La famille est là, comme partout, le lieu où naissent les projets et où s’exprime la solidarité. Les familles présentes à Marseille conçoivent le projet de s’installer parce qu’elles espèrent y trouver des conditions plus favorables que dans leur pays d’origine. Depuis cinq ou dix ans, malgré les difficultés, elles affichent leur obstination à rester, en dépit des rigueurs de la politique sécuritaire. Les pouvoirs publics montrent, vis-à-vis d’elles, une hostilité particulière que rien ne justifie et qui s’explique uniquement par l’adhésion sans nuance des décideurs politiques à un certain nombre de croyances et de préjugés stigmatisants. Pensée unique, chimères, phantasmes et obstination nous ont conduits à l’impasse.
Il est temps de remettre en cause ces certitudes qui nous poussent à reproduire des schémas funestes de crainte et de répulsion face à l’autre. Il est temps d’aborder, à Marseille, comme partout, la question de la présence de ces familles rom avec réalisme et objectivité. Le réalisme tout d’abord, c’est prendre en compte la vraie nature de ces Rom. Ni nomades, ni étranges, ce sont des citoyens européens, migrants qui revendiquent un patrimoine culturel commun. C’est aussi relativiser le problème en prenant sa vraie mesure : 15 000 personnes en France. En marquant une frontière entre les Rom et les autres, elle plus de soixante millions. Aborder le problème posé par la présence des familles rom, roumaines et bulgares, à Marseille et en France, c’est s’interroger sur la question d’une migration humaine, intra-communautaire, volontaire, déterminée et irrémédiable.
Le réalisme, c’est faire son deuil de l’idée d’un retour. Ce retour n’interviendra pas et la résistance de ces familles à ce que l’on peut appeler de "l’acharnement sécuritaire" en témoigne. Le réalisme, encore, ne consiste pas à se réjouir ou à se plaindre de leur présence, il consiste à en prendre acte. Ces familles sont là, leur projet migratoire est légitime et il a été rendu possible par l’intégration de leur pays à la communauté européenne et l’ouverture des frontières. C’est un fait que les acteurs politiques doivent désormais prendre en compte comme une nouvelle donne ethno-démographique.
Le réalisme, c’est aussi la prise en compte de ce phénomène comme un fait historique prévisible, qui avait été anticipé par la trop fameuse clause transitoire. Cette clause transitoire interdit de facto aux ressortissants roumains et bulgares d’accéder au marché de l’emploi. Cette mesure, en vigueur depuis deux mille sept, loin d’être dissuasive, a eu comme seul effet de plonger les arrivants dans une précarité inextricable. De fait, empêchés de travailler et de vivre de leur salaire, ces migrants survivent grâce à une économie souterraine faite de mendicité et de collecte de déchets. Avec l’interdiction de travailler légalement, ils se trouvent privés d’accès aux droits sociaux et à toutes les aides indispensables à leur intégration. Le réalisme, c’est d’admettre que la sur-précarisation, néologisme évoquant un dénuement extrême, met en péril la vie des gens et est la cause de leur visibilité et de la répugnance qu’ils inspirent, à défaut de compassion. C’est aussi d’admettre que cette sur-précarisation est, elle- même, un effet de la politique sécuritaire qui s’acharne en vain à les chasser, sans rien tenter d’autre.
Le réalisme, enfin, c’est admettre leur légitimité à migrer. La législation européenne est floue dans sa définition des limites entre droit de libre circulation et droit de libre installation. Ces familles exploitent cette faille et anticipent l’évolution irrémédiable du droit communautaire. Marseille a connu bien d’autres vagues migratoires par le passé. Jamais aucune n’a été accompagnée de ce sentiment d’impasse désespéré dans lequel nous plonge l’obstination inflexible de l’Etat à manier la chimère et la trique. La politique sécuritaire de l’Etat, nourrie de chimères et de phantasmes, n’est pas une politique de droite, c’est une politique irréaliste, qui nous mène droit au mur et qui nous salit. Certains, ici à Marseille, comme ailleurs en France, commencent à douter de sa pertinence et même des bénéfices électoraux induits, et réclament que l’ouvrage soit remis sur le métier, à la lumière d’une analyse objective, réaliste, humaine et républicaine de la situation.
Philippe Rodier