Peut-on parler de « raz-de-marée islamiste » à propos de la victoire d’Ennahda aux élections d’octobre 2011 ?
C’était une victoire en terme de nombre d’élus : Ennhadha a en effet obtenu 41 % des sièges. Mais un électeur sur deux n’est pas allé voté, et le mode de scrutin démultipliait le score des listes arrivant en tête. En terme de voix, seulement 18 % des électeurs ont en fait voté pour Ennadha.
Ces élections ont constitué une tentative de détournement du processus révolutionnaire. Elles ont été organisées par les forces qui voulaient bloquer le processus révolutionnaire, avec le soutien du patronat tunisien et international, de l’Union européenne, de la Banque mondiale, du Quatar, etc.
Maintenant, nombre de ceux qui ont voté pour Ennadha sont déçus par la politique du gouvernement. Ils demandent que le gouvernement Ennadha « dégage », car celui-ci est dans l’impasse : il n’a pas de programme permettant de résoudre les problèmes sociaux, économiques et politiques.
Comment le pouvoir se situe-t-il par rapport aux salafistes qui ont commis une série d’agressions ces derniers mois ?
Ennadha pratique un double langage. Dans les faits, les salafistes sont très liés à Ennadha, et en particulier au ministre Ennahda de l’Intérieur. Les salafistes servent souvent de milices au pouvoir. Ils ont par exemple été utilisés comme hommes de main lors de plusieurs manifestations pour attaquer des militants politiques de gauche et des syndicalistes de l’UGTT.
Les luttes ont faibli à partir d’avril-mai 2011. Comment ont-elles évoluées depuis ?
On assiste à une remontée des luttes depuis février 2012. La politique du gouvernement en place suite aux élections d’octobre 2011 est en effet dans la continuité de celle Ben Ali.
Comme avant le 14 janvier, les manifestants se battent pour des revendications sociales : l’emploi, la justice sociale, la fin des inégalités régionales, la défense des droits des femmes, etc. Des mobilisations ont également éclaté cet été pour le droit à l’eau, le droit à l’électricité, ainsi que pour la défense des droits des femmes. De nombreuses luttes ont également lieu dans les entreprises, comme par exemple à l’hôpital de Sfax où quatre syndicalistes ont été emprisonnés. Début septembre, les mobilisations devraient reprendre de plus belle.
Les syndicalistes participent pleinement aux mobilisations. Une véritable dynamique existe entre le syndicalisme et le reste du mouvement social. Le rôle de l’UGTT est décisif pour que cette articulation se développe.
Lorsque la LGO dit « la révolution continue », il ne s’agit pas d’un simple slogan. Cela se situe dans la continuité des luttes des jeunes, des syndicalistes, des femmes, etc. Les mobilisations qui ont eu lieu comme à Sidi Bouzid prouvent que le processus continue.
Comment les mobilisations sont-elles organisées ?
Le déclenchement de la révolution de 2011 a largement reposé sur des mobilisations spontanées. Mais les organisations de gauche ont contribué à leur structuration, avec la constitution du Front du 14 janvier et les Comités de sauvegarde de la révolution.
Il en va de même aujourd’hui. Les manifestations de diplômés-chômeurs ont, par exemple, été rendues possibles par l’existence de l’UDC (Union des diplômés chômeurs). Les récentes mobilisations de Sidi Bouzid ont, par exemple, reposé sur le Comité local de protection de la révolution impulsé par le Front du 17 décembre, qui regroupe l’ensemble des organisations de gauche et nationalistes, ainsi que des militants indépendants.
Que penser des tentatives de regroupements autour des anciens politiciens bourguibistes et bènalistes au nom de la lutte contre les menaces que les islamistes font peser sur les libertés ?
Face au pôle islamiste, un second pôle tente de se structurer autour d’Essebsi, un ancien bourguibiste qui avait été Premier ministre en 2011 entre le 27 février et la fin de l’année. Des partis issus du centre ou de la gauche (dont notamment celui ayant pris la suite de l’ancien Parti communiste tunisien) se sont déclarés prêts à y participer.
Refusant de se laisser enfermer dans cette bipolarisation entre deux tenants du néo-libéralisme, la LGO avait appelé, le 29 mars 2012, à la construction d’un troisième pôle « dont le centre de gravité, le garant de son unité et de la cristallisation de sa force serait l’UGTT ». (1)
Mais la direction de l’UGTT refuse de participer à la mise en place d’une alternative politique aux deux pôles dominants. Elle a préféré appeler, le 18 juin, à « un dialogue sérieux, structuré et permanent en vue de trouver un consensus sur les grandes questions suscitant des tiraillements entre les différents partenaires de la vie politique nationale » aux niveaux « économique, social et sécuritaire ». (2)
Où en est le regroupement des forces de gauche ?
Un premier regroupement avait eu lieu, le 20 janvier 2011, entre les groupes d’origine marxiste-léninistes (dont le PCOT, et trois courants Patriote démocrates), les trotskystes de la LGO, des partis nationalistes (nassérien et baathiste) et d’autres forces de gauche. Ce Front constitué autour de quelques mots d’ordre immédiats avait rapidement éclaté.
Suite aux élections du 23 octobre des discussions ont eu lieu entre les forces qui avaient participé au Front du 14 janvier, auxquelles se sont jointes d’autres courants de gauche ainsi que des militants individuels. Elles ont abouti sur la décision de créer un nouveau front, sous le nom de « Front populaire du 14 janvier ». (3)
L’accord intervenu porte notamment sur les points suivants :
* la nécessité de continuer la révolution,
* la volonté de développer le Front dans les régions pour organiser localement les mobilisations au niveau social, démocratique et politique,
* l’identification des forces hostiles à la révolution et à la classe ouvrière.
Les discussions continuent actuellement. Une conférence est en préparation pour proclamer la fondation de ce Front.