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"En finir avec Eddy Bellegueule" d'Edouard Louis

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Message  Byrrh Lun 10 Mar - 18:42

Il y a quelques semaines est sorti le roman autobiographique d'un jeune écrivain d'origine ouvrière : En finir avec Eddy Bellegueule, d'Edouard Louis (Seuil).

Comme le dit plutôt bien la tribune ci-dessous, parue dans Libération, il est très probable que l'ouvrage de ce rescapé de l'homophobie sera surtout utilisé pour alimenter le mépris de classe des milieux intellectuels et aisés, prompts à pointer du doigt les "travers" réels ou supposés de la classe ouvrière. Une classe ouvrière que leur société soumet à une violence permanente, quitte à transformer certains de ses membres en monstres.

Il est très probable aussi qu'une autre partie de ces mêmes milieux intellectuels et aisés choisira hypocritement de voir dans ce livre du mépris de classe, une démarche revancharde de l'auteur contre sa famille. Pourtant, à la différence d'eux, Edouard Louis peut parler de ce qu'il connaît. Et pour ceux qui ont lu le livre, il est évident qu'il porte sur les protagonistes de son drame personnel un regard compréhensif. Il est évident qu'il cherche à rendre apparents les déterminismes sociaux qui font que les plus exploités et les plus dépossédés peuvent souvent s'entredéchirer au lieu de choisir la voie de la solidarité et des luttes collectives.

A l'instar d'un Didier Eribon, Edouard Louis s'en est tiré par la réussite scolaire et l'écriture. D'autres, face à l'oppression vécue, face à la révolte qu'ils ou elles ressentiront, seront amenés à lutter pour l'émancipation - économique, politique, mais aussi morale - de leur classe, en suivant la voie de l'engagement communiste. Ce fut mon cas, et je le souhaite à celles et ceux qui ne seront jamais écrivains ni universitaires, mais ouvriers ou employés.

Et pourtant, à la lecture du livre d'Edouard Louis, on peut dire sans réserve que celui-ci n'a pas renié sa classe. Son roman est assez exceptionnel : je crois qu'il est l'ouvrage que j'attendais depuis longtemps, sur ce que peut être le vécu homosexuel au sein des classes populaires.

Pour en finir vraiment avec Eddy Bellegueule
David BELLIARD Journaliste
2 mars 2014

http://www.liberation.fr/culture/2014/03/02/pour-en-finir-vraiment-avec-eddy-bellegueule_983980

TRIBUNE

Quasi unanime, la critique de En finir avec Eddy Bellegueule l’est. C’est vrai que ce livre donne bien à voir la pauvreté crasseuse, homophobe et raciste, ce père scotché à la téloche et ces collégiens, violents et bêtes jusqu’à l’absurde, avec un souci des détails qui, souvent, donnent froid dans le dos. J’ai lu ce texte d’une traite, et j’y ai entraperçu des bribes de ma vie d’homo et de fils de prolo. Ce bouquin - et ce n’est pas la moindre de ses qualités - ne met pas seulement en récit la fuite d’Eddy, il donne voix à tant de fuites restées silencieuses, à tant de haine et de culpabilité terrées. Pourtant, malgré - ou à cause de - cette proximité, En finir avec Eddy Bellegueule et la critique dithyrambique qui en est faite me dérangent. Je ne nie ni le courage de son auteur ni la singularité de son histoire, mais quand on fait un livre, on assume aussi le choix de l’universalité, sa lecture devient plus importante que les intentions qui ont amené à l’écrire.

Et la critique de saluer le «cri de colère» d’Edouard Louis, «son dégoût devant le mythe - tenace - qui fait des prolétaires de braves bêtes, gentils au fond, des bons vivants», invalidant au passage ses parents («le père […] homophobe, évidemment») et tout son milieu («sans doute ne liront-ils pas ce roman»), cette critique qui se glace d’effroi devant la violence des prolos, qui frissonne face à la réalité crue de la pauvreté semblant, à cette occasion, la découvrir. Et de pousser un soupir de soulagement : ouf, Eddy (Edouard) est sauvé, il a pu passer de l’autre côté, grâce à des «professeurs exceptionnels» et à l’école républicaine. Edouard a fui et c’est tant mieux, car «fuir est parfois plus difficile que de résister». Clap de fin, happy end et tout le monde est content.

Unanime donc, et pour cause. En décrivant un monde de bouseux incultes et violents, Edouard Louis dessine en creux celui d’un univers bourgeois moderne et apaisé. Au sous-monde obscur de la plèbe répond dans cette histoire le monde lumineux des dominants, urbains et éduqués, qui, entre autres choses, éditent les livres et en écrivent les critiques. Pour Eddy donc, il n’est pas d’autres choix - ou alors crever - que de passer des ténèbres à la lumière. Il n’est de possible dépassement à cette distinction de classe qu’une seule issue, la fuite. Or, loin d’être subversif, le récit de cette success story réassure la domination des codes et des symboles bourgeois, en nous (re)disant qu’ils sont ce vers quoi il faut tendre «pour s’en sortir», et en (re)donnant l’illusion qu’ils sont accessibles à tous.

Pourtant, si ce clivage imprègne légitimement la subjectivité du romancier, elle n’est pas la réalité. Il n’existe pas d’un côté les banlieusards ou les ruraux pauvres forcément racistes et, de l’autre, les urbains, bourgeois forcément tolérants. Trop souvent, je constate le mépris pour le reste du monde de ceux qui disposent et qui savent. Ce sont ceux-là qui admirent le courage exceptionnel d’Eddy Bellegueule dans ce roman, sans jamais interroger la nature même de cette exception. Car Edouard Louis est un rescapé d’une république qui a abandonné depuis longtemps l’idée d’ouvrir d’autres voies aux enfants que celle de la reproduction. Lui a trouvé la force de renverser le stigmate de l’homosexualité et la chance de rencontrer quelques profs bienveillants, mais qu’en est-il pour tous les autres ? Pour un Eddy Bellegueule de sauvé, combien de sacrifiés ? Le nombre d’enfants de chômeurs et d’ouvriers dans les grandes écoles et universités est indigent. Parce que ceux qui ont le pouvoir n’ont aucune intention de le partager, ni d’en voir leurs valeurs discutées par l’arrivée d’étrangers à leur caste. La «paix sociale» repose sur l’acceptation silencieuse d’inégalités persistantes et croissantes. Loin de bousculer l’ordre établi, ce grand récit d’un parcours sans faute, brillant, exceptionnel, participe à déculpabiliser les héritiers de ce système. En finir avec Eddy Bellegueule est leur bonne conscience du moment.

Et ça tombe bien : l’auteur n’est plus en colère contre ses parents, il est passé de l’autre côté de la barrière et «son livre excuse tout». Mais le pardon aux bourreaux n’exonère pas de la colère contre les nantis, contre ceux qui accumulent les privilèges, et contre ce système qui plonge dans la pauvreté les uns pour offrir l’opulence aux autres. Pour en finir «vraiment» avec Eddy Bellegueule, il ne sert à rien de chercher à éradiquer tout ce qu’il y a en soi de populaire ni simplement de donner à voir aux bien-pensants la réalité des violences et des haines, il faut en combattre les racines.

David BELLIARD Journaliste

Interview d'Edouard Louis sur France culture (à 20 min. 56 sec., un passage intéressant sur les intentions de l'auteur : son livre est "un tribunal contre la société, pas un tribunal contre des individus" ; et à 39 min. 05 sec., sa réponse à la question d'un lycéen qui lui demande s'il n'y a pas une "fascination bourgeoise et condescendante" autour de son roman) :


Les matins - Quand l’écriture de soi devient un... par franceculture

On regardera aussi avec intérêt cet extrait d'émission (à 3 min. 33 sec., à propos du langage des protagonistes de son roman : "C'est le langage de l'exclusion, c'est le langage de la domination sociale, c'est le langage des déshérités, de ceux qui sont mis en dehors du système scolaire, de ceux qui n'ont pas les outils pour parler comme peuvent le faire des individus plus dominants, plus favorisés. Et évidemment cette violence, elle existe aussi dans cette dépossession, et c'est parce qu'on est dépossédé qu'on en vient à dire "sale pédale" ou "sale crouille"") :


Byrrh

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Message  mykha Lun 10 Mar - 18:54

"C'est le langage de l'exclusion, c'est le langage de la domination sociale, c'est le langage des déshérités, de ceux qui sont mis en dehors du système scolaire, de ceux qui n'ont pas les outils pour parler comme peuvent le faire des individus plus dominants, plus favorisés. Et évidemment cette violence, elle existe aussi dans cette dépossession, et c'est parce qu'on est dépossédé qu'on en vient à dire "sale pédale" ou "sale crouille"") :

Ça change évidemment, et dans le bon sens, de ce qu'on a pu lire souvent sous des plumes trempées dans l'encre du mépris des exploités .
Et ça donne envie de lire le bouquin.
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Message  lomours Lun 10 Mar - 23:01

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Dernière édition par Lomours le Ven 16 Jan - 23:06, édité 1 fois

lomours

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"En finir avec Eddy Bellegueule" d'Edouard Louis Empty Re: "En finir avec Eddy Bellegueule" d'Edouard Louis

Message  Roseau Lun 10 Mar - 23:31

Moi aussi. J'espère le trouver à la Brèche!
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Message  Byrrh Mar 11 Mar - 1:20

mykha a écrit:
"C'est le langage de l'exclusion, c'est le langage de la domination sociale, c'est le langage des déshérités, de ceux qui sont mis en dehors du système scolaire, de ceux qui n'ont pas les outils pour parler comme peuvent le faire des individus plus dominants, plus favorisés. Et évidemment cette violence, elle existe aussi dans cette dépossession, et c'est parce qu'on est dépossédé qu'on en vient à dire "sale pédale" ou "sale crouille"") :

Ça change évidemment, et dans le bon sens, de ce qu'on a pu lire souvent sous des plumes trempées dans l'encre du mépris des exploités .
Et ça donne envie de lire le bouquin.
Par ailleurs, j'invite celles et ceux qui liront ce livre à être attentifs à ce qu'on y lit à la dernière page. L'homophobie est un préjugé que l'on trouve dans toutes les classes de la société, y compris les plus favorisées : les manifestations réactionnaires de ces derniers mois l'ont suffisamment montré, et l'auteur ne s'abstient pas d'évoquer cette idée.

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Message  Byrrh Mer 12 Mar - 11:25

Une réflexion au passage : des hommes et de femmes des classes populaires qui sont passés par des épreuves aussi brutales que celles vécues par Edouard Louis, à cause du rejet de leur homosexualité, il y en a des millions (j'ai moi-même enduré certains des faits qu'il évoque, et mon compagnon bien davantage encore). Et l'écrasante majorité d'entre eux ne sont pas devenus normaliens : ils ne sont pas sortis de leur classe.

C'est pour cette raison que l'on peut dire d'En finir avec Eddy Bellegueule que ce récit est dans une certaine mesure exemplaire d'une réalité extrêmement fréquente, et dans une certaine autre mesure, qu'il ne l'est pas. Mais si Edouard Louis n'avait pu avoir accès aux études supérieures, aurait-il écrit ce livre ? Qui l'aurait écrit à sa place ? Car la question est : en règle générale, quels sont les milieux qui écrivent des livres et les publient ?

L'imposture de cette société et de ses idéologues amènera un certain nombre de gens à se féliciter que "l'école de la république" ait pu extraire Edouard Louis de son milieu. A son corps défendant, car ce n'est pas du tout la démonstration que veut faire l'auteur.

Dans ce qui se publie en langue française, En finir avec Eddy Bellegueule est quelque chose d'inédit : je crois que c'est la première fois qu'on peut lire le témoignage indépendant d'un gay des classes populaires. Par "indépendant", j'entends : qui ne soit pas soumis à une récupération ; en 2009, la lecture d'Un homo dans la cité, de Brahim Naït-Balk, m'avait laissé un arrière-goût assez désagréable : écrit sous l'influence de Franck Chaumont, proche du PS, futur conseiller communication de la ministre Aurélie Filippetti, l'ouvrage a été salué par tous ceux qui y ont vu une nouvelle opportunité de vomir sur la jeunesse des quartiers populaires d'origine immigrée. Il y a même eu un billet sur le site de "Riposte laïque" ! Et dans cet ouvrage, on ne trouvait aucune "remise en contexte", aucune volonté réelle de pointer les causes sociales qui font que des pauvres s'en prennent à d'autres pauvres.

En finir avec Eddy Bellegueule remet dans le contexte : ce n'est pas seulement la description concrète de ce qu'est l'homophobie, c'est aussi le récit de ce qu'un pays comme la France, l'un des plus riches de la planète, réserve comme conditions de vie à ses classes populaires.

Hélas, le propos de l'auteur semble trop subtil pour bien des journalistes, qui ne font que révéler de quel côté de la barrière ils se situent. Et l'auteur n'en a pas fini de s'en mordre les doigts.

D'autres livres de ce genre devront sans doute être écrits, en enfonçant encore davantage le clou, pour rendre encore plus évident le fait que le combat contre les oppressions spécifiques ne peut passer que par une remise en cause de toute cette société en déliquescence. Mais En finir avec Eddy Bellegueule, s'il est lu par des militants révolutionnaires, pourra d'ores et déjà leur faire prendre conscience d'une réalité souvent insoupçonnable, celle du vécu de l'homophobie, et les amener, peut-être, à ne plus "oublier" d'en parler quand ils évoquent les idéologies qui divisent les exploités. Car l'homophobie, ce n'est pas que les "manifs pour tous" : c'est 365 jours sur 365.

Byrrh

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Message  verié2 Mer 12 Mar - 13:34

Tu m'as convaincu : je le commande !

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Message  verié2 Jeu 20 Mar - 18:26

Je viens de le lire et je suis un peu déçu, peut-être parce que j'en attendais davantage, après ton "article" élogieux. Ca ressemble par pas mal d'aspects aux Petits enfants du siècle de Christiane Rochefort. Cette description des classes populaires est sans doute réaliste, mais elle est tout de même à la limite du mépris, dans la mesure où elle ne comporte pas le moindre personnage et/ou fait positif. Pas le moindre acte de solidarité entre ces prolétaires proches du lumpen.

Le livre a néanmoins le mérite de montrer que la violence, le sexisme, l'homophobie ne sont pas l'apanage des "jeunes arabes de banlieue" - si on en parle, il n'y en a pas dans le livre. La psychologie, le comportement du jeune homosexuel et de ses camarades machos mais tout de même portés sur les relations homosexuelles sont particulièrement bien décrits, c'est vrai. La psychologie et les comportements de sa famille et des voisins aussi. Néanmoins, je n'ai pas eu l'impression d'apprendre grand chose.
En fait, je m'attendais à un livre se déroulant en milieu ouvrier et non à un "récit d'enfance et d'adolescence".

Sinon, c'est très bien écrit. La fin m'a semblé un peu ambigüe, je n'en ai pas très bien compris le sens. Que veut-il dire ? Que sous des apparences plus policées, les jeunes bourges sont tout aussi homophobes que les prolos et les lumpens ?

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Message  Byrrh Jeu 20 Mar - 19:13

verié2 a écrit:Je viens de le lire et je suis un peu déçu, peut-être parce que j'en attendais davantage, après ton "article" élogieux. Ca ressemble par pas mal d'aspects aux Petits enfants du siècle de Christiane Rochefort.
Dans le cas d'Edouard Louis, il s'agit d'un récit autobiographique, transformé en roman pour lui donner une portée plus universelle, au-delà de l'anecdote individuelle.

Cette description des classes populaires est sans doute réaliste, mais elle est tout de même à la limite du mépris, dans la mesure où elle ne comporte pas le moindre personnage et/ou fait positif. Pas le moindre acte de solidarité entre ces prolétaires proches du lumpen.
Pourtant, quand on lit attentivement cet ouvrage, on s'aperçoit que les personnages sont aussi décrits à travers leurs contradictions : la mère qui, malgré tout, est fière que son fils soit l'intello de la famille ; le père dont on apprend qu'il a pris la défense d'un homosexuel lors d'une soirée, et qu'il avait pour meilleur ami, à une époque, un Arabe ; même les deux adolescents harceleurs qui, avec d'autres habitants du bled, acclament Eddy à la fin d'une représentation théâtrale, sans doute parce qu'à ce moment, sa performance suscite chez eux une forme de fierté collective... Les choses, je te l'accorde, sont sous-entendues plus que soulignées, mais ce sont quand même, par petites touches, des éclairs fugitifs d'humanité qui redonnent un peu d'espoir. Par ailleurs, je pardonne volontiers à cet auteur de n'avoir pas voulu faire du "réalisme socialiste", surtout à une époque qui s'y prête assez peu.

Et à ce propos, je ne vois pas pourquoi Edouard Louis devrait inventer une "solidarité collective" qu'il n'a peut-être jamais observée... ou perçue : le roman commence d'ailleurs par l'avertissement "(...) la souffrance est totalitaire : tout ce qui n'entre pas dans son système, elle le fait disparaître". Ce qu'il a perçu, en revanche, c'est un harcèlement permanent, un mépris permanent vis-à-vis de ce qu'il est, y compris de la part de sa famille : car à la différence du racisme ethnique, l'homophobie se vit seul, sans soutien des "siens". C'est une forme assez complète de terrorisme, de torture mentale et parfois physique.

J'aimerais que tu me dises où tu vois du mépris. Pour ma part, ce que j'ai ressenti en lisant ces pages, c'est de la colère à l'égard des classes dominantes qui réservent à cette fraction particulièrement fragilisée et reléguée de la classe ouvrière une existence atrophiée, aussi bien sur le plan matériel que sur le plan moral. Pas un mépris vis-à-vis de ces gens, qui sont largués, comme l'est par exemple le personnage de Jake Jackson, employé noir complètement aliéné, absolument abject vis-à-vis de sa compagne, dans le roman Bon sang de bonsoir de Richard Wright (1). On se dit aussi que cela ne ferait pas de mal si le mouvement ouvrier se reconstruisait dans ces coins-là, et organisait de nouveau ces populations abandonnées à elles-mêmes.

La fin m'a semblé un peu ambigüe, je n'en ai pas très bien compris le sens. Que veut-il dire ? Que sous des apparences plus policées, les jeunes bourges sont tout aussi homophobes que les prolos et les lumpens ?
En effet. Ce n'est plus un "Johnny" ou un "Brendan" qui le traite de pédé, c'est un dénommé "Tristan", élève d'un grand bahut d'Amiens avec classes préparatoires aux grandes écoles. Ça me semblait assez clair, mais bon...

------------------------------
(1) Bon sang de bonsoir n'est paru qu'après la mort de Wright. Il s'agit de son premier roman, écrit avant-guerre. Le PC américain lui avait déconseillé de le faire paraître, car pas franchement "réaliste socialiste"... Si ce roman, à mon avis, "passe mieux" que celui d'Edouard Louis, c'est parce que Wright écrit à la troisième personne, et qu'il livre ce que pense et ressent un type aliéné par sa condition et violent avec sa femme ; Wright n'a pas choisi de faire de cette femme la protagoniste principale et, qui plus est, il n'a pas vécu lui-même ce qu'elle subit dans le roman. Edouard Louis, lui, semble avoir le tort d'avoir vécu ce qu'il raconte, et de dire "je". Et bien qu'il fasse preuve tout de même d'une certaine distanciation analytique sur ces événements vécus, pour montrer qu'il s'agit de comportements sociaux qui dépassent les individus, on (un certain nombre de journalistes) semble lui faire le reproche de s'être arrêté là, et d'avoir encore trop crument décrit les actes de ceux qui l'ont opprimé... Il ne faut tout de même pas charrier : comprendre et ne pas vouloir châtier, ce n'est pas pour autant oublier.

Byrrh

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Message  verié2 Ven 21 Mar - 9:34

Byrrh
pour ceux qui ont lu le livre, il est évident qu'il porte sur les protagonistes de son drame personnel un regard compréhensif. Il est évident qu'il cherche à rendre apparents les déterminismes sociaux qui font que les plus exploités et les plus dépossédés peuvent souvent s'entredéchirer au lieu de choisir la voie de la solidarité et des luttes collectives.
Peut-être... Il glisse par ci par là quelques mots pour signaler ce déterminisme, mais ce n'est tout de même pas ce qui ressort de son livre ! Aucun des protagonistes de son enfance, adultes, enfants, ados ne bénéficie de sa part d'un regard un tant soi peu chaleureux. Pas la moindre lueur d'humanité et d'espoir dans l'univers qu'il décrit, on ne ressent que la haine de l'auteur, même si, intellectuellement, il comprend bien l'origine de ces comportements.

Le talent est là, mais ça fait tout de même penser à ce qu'il y a de pire dans Zola : cette façon de regarder les ouvriers comme un entomologiste regarde les insectes. Le roman pourrait s'intituler Comment j'ai réussi à échapper à ma classe, "Retour de l'enfer" ou "Comment passer des Groseilles aux Le Quesnoy". La seule solution envisagée, c'est la fuite. Sans doute existe-t-il des situations où seule la fuite individuelle est possible - encore faut-il essayer autre chose ou même seulement l'envisager. A la fin du roman, on se dit "Ouf, il est sauvé".

De plus, il y a tout de même une volonté manifeste de choquer dès la première page avec des détails trash. C'est un peu l'effet Christine Angot. Et je crois qu'il y a bien, selon l'expression du lycéen cité plus haut "une fascination bourgeoise et condescendante" pour cet univers sordide qui explique le succès du livre davantage que la volonté de combattre l'homophobie. Ce n'était peut-être pas consciemment un choix commercial, je n'en sais rien, mais l'auteur est visiblement très intelligent, et même brillant, peut-il ignorer ces mécanismes ?

Je ne lui reproche pas de ne pas avoir fait un roman réaliste socialiste, mais de ne pas avoir mis la moindre nuance de tendresse pour le milieu qu'il décrit. Le témoignage, puisqu'il s'agit d'un roman autobiographique dans lequel on ne sait pas, comme toujours, ce qui est vrai, ce qui est exagéré et ce qui est faux, s'en trouve affaibli.
D'une certaine façon, par son côté purement négatif, son cri de rage, ça me fait penser au "roman" de Silen Larios sur PSA, même s'il s'agit d'un "produit littéraire" d'un tout autre niveau...

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Message  Byrrh Ven 21 Mar - 11:16

Je découvre la grande faiblesse de ce livre : c'est de pouvoir éventuellement être réduit à des interprétations aussi brutes de démoulage...

J'en reviens à la conclusion de mon précédent message : on se fout de ce qu'Edouard Louis a vécu – ça semble dépasser un certain nombre de gens – et on lui reproche, au lieu de simplement les avoir compris, de ne pas avoir remercié et félicité ceux qui ont fait de sa jeunesse quelque chose d'à peine vivable. Pourtant, la situation sociale déplorable des protagonistes de l'histoire ne fait pas disparaître la souffrance vécue par ce jeune, exilé malgré lui à l'intérieur de sa propre classe puis, du fait de certains hasards, à l'extérieur. Je maintiens mon jugement : ce livre dit l'homophobie en même temps qu'il dit la violence sociale. Il fait même comprendre pourquoi il est vain de prétendre faire reculer la première quand continue d'exister une société aussi favorable aux préjugés et aux racismes.

Byrrh

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Message  verié2 Ven 21 Mar - 11:46

Byrrh a écrit:Je découvre la grande faiblesse de ce livre : c'est de pouvoir éventuellement être réduit à des interprétations aussi brutes de démoulage...
(...)Je maintiens mon jugement : ce livre dit l'homophobie en même temps qu'il dit la violence sociale. Il fait même comprendre pourquoi il est vain de prétendre faire reculer la première quand continue d'exister une société aussi favorable aux préjugés et aux racismes.
Mais pourquoi, selon toi, peut-il être réduit à ces interprétations ? Y compris par des lecteurs qui, comme moi, l'ont ouvert avec un préjugé très favorable ? N'est-ce pas parce que cette dénonciation de la société responsable de ces modes de vie est purement intellectuelle et n'apparait qu'en filigrane ? Il faudrait savoir comment d'autres lecteurs l'appréhendent, surtout des lecteurs non convaincus par cette responsabilité de la société capitaliste. Car, à mon avis, ce qui ressort, c'est tout de même le mépris de ces abrutis crasseux. Voire la haine.

Ce n'est pas le côté "cru" de la description des moeurs de ces gens qui me dérange. Il existe bien des oeuvres qui décrivent toutes sortes d'aspects sordides de la vie ouvrière et populaire, mais qui, à la différence de celui-ci, expriment malgré tout une certaine tendresse au moins pour quelques-uns des protagonistes. Je pense par exemple à La mère de Gorki. Les blagues cruelles en milieu ouvrier, du genre chauffer un dé au rouge pour qu'un apprenti se brûle, ce n'était pas non plus de la tarte. Pourtant il y a de la chaleur humaine, de la solidarité etc. Même dans Affreux sales et méchants, il y a des personnages pour lesquels on éprouve de la sympathie.

Alors oui, le livre dit l'homophobie, le racisme, le sexisme... en milieu populaire. S'il avait poursuivi par une étude comparable des milieux petits bourgeois voire bourgeois, ça passerait peut-être mieux. Mais cette partie est expédiée très, très vite en quelques pages. Je ne demande pas à ce qu'on montre les pauvres autrement qu'ils sont, mais à ce qu'on montre les aspects contradictoires, qui peuvent aller du sordide aux élans de générosité et de solidarité. Peut-être l'auteur n'a-t-il pas vécu de tels moments ou ne les a-t-il pas vus, enfermé qu'il était dans sa situation de victime de tous, mais, s'il avait montré l'autre face de la médaille, je ne suis pas certain que son livre aurait eu le même succès.


Dernière édition par verié2 le Ven 21 Mar - 14:45, édité 1 fois

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Message  Byrrh Ven 21 Mar - 12:23

verié2 a écrit:Alors oui, le livre dit l'homophobie, le racisme, le sexisme... en milieu populaire. S'il avait poursuivi par une étude comparable des milieux petits bourgeois voire bourgeois, ça passerait peut-être mieux. Mais cette partie est expédiée très, très vite en quelques pages. Je ne demande pas à ce qu'on montre les pauvres autrement qu'ils sont, mais à ce qu'on montre les aspects contradictoires, qui peuvent aller du sordide aux élans de générosité et de solidarité. Peut-être l'auteur n'a-t-il pas vécu de tels moments ou ne les a-t-il pas vus, enfermé qu'il était dans sa situation de victime de tous, mais, s'il avait montré l'autre face de la médaille, je ne suis pas certain que son livre aurait eu le même succès.
Je suis davantage d'accord avec cet angle de critique, et je vois bien quel peut être le problème. La partie intitulée "Epilogue" est trop rapide, et nous verrons si elle doit être vue comme l'amorce d'un récit à venir, ce que j'espère.

Mais quand même, tout ce qui précède l'épilogue, autrement dit le récit de la mouise totale où surnagent des gens qui auraient une vie différente s'ils pouvaient ne serait-ce qu'un minimum avoir prise sur les événements, est déjà une mise en accusation de ce milieu paisible et insouciant évoqué à la fin (bien sûr, avoir les idées que nous avons toi et moi aide à ressentir ça, ce qui limite l'efficacité politique de ce livre). Un milieu qui, lui aussi, aime humilier quand se présente quelqu'un en position d'infériorité : quand il s'agit de rire d'un patronyme qui sent le prolo picard à 100 mètres, quand Eddy rapplique au lycée avec une veste de survêtement neuve (dans ce passage, on a de la peine pour la mère d'Eddy, qui pensait sincèrement bien faire en achetant ce vêtement*), quand ce jeune découvre que même ici, dans ce vieux lycée en pierres de taille, le fait d'être né avec une cuillère en argent dans la bouche n'empêche personne de traiter quelqu'un de pédé.

Lu dans Libération d'avant-hier : "Si j'écris Eddy Bellegueule chez les bourgeois, ou sur les cinq mois que je viens de vivre, ce sera tout aussi violent que ce premier récit. J'ai rarement vu un milieu autant rempli de croyances que le milieu littéraire". C'est ce que l'auteur a répondu à un lecteur qui lui demandait la suite. Ce à quoi un autre lecteur a ajouté : "Peut-être plus [violent], car les lecteurs seraient le sujet de cette violence. Ils sont issus, assez souvent, de la bourgeoisie". A suivre, donc. Je me demande si la brièveté de l'"épilogue" du livre n'est justement pas l'annonce de quelque chose qui complètera En finir avec Eddy Bellegueule. Ce serait un sacré coup de théâtre, et une belle réponse aux journalistes bourgeois qui, dans plusieurs articles, ont un peu vite chanté les louanges de l'"école républicaine" qui sait reconnaître les diamants au milieu de la fange.

-------------------------------
* Je vais passer pour un masochiste, mais moi, j'ai éprouvé de l'empathie pour différents personnages a priori abjects, dont la mère. Le père également, qui lui-même s'en est pris plein la gueule toute sa vie et qui finit invalide, incapable de travailler. Même quand l'auteur revient sur l'expression fréquente de leur racisme : on voit aussi que c'est un racisme très artificiel, le racisme de ceux qui souffrent tellement qu'ils en viennent à haïr des gens qui sont finalement des abstractions pour eux ; quand ces "abstractions" – les Arabes – sont au contact d'eux, eh bien... il peut arriver qu'ils soient amis avec eux. Il est là, l'espoir. L'espoir que cette colère déviée, qui fait le succès d'un parti comme le FN, s'effondrera comme un château de cartes quand des événements permettront à ces gens de montrer ce dont ils sont réellement capables.

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Message  Prado Ven 21 Mar - 12:43

verié2 a écrit:Je ne lui reproche pas de ne pas avoir fait un roman réaliste socialiste, mais de ne pas avoir mis la moindre nuance de tendresse pour le milieu qu'il décrit. Le témoignage, puisqu'il s'agit d'un roman autobiographique dans lequel on ne sait pas, comme toujours, ce qui est vrai, ce qui est exagéré et ce qui est faux, s'en trouve affaibli.

Je préviens : je n'ai lu que quelques passages de ce livre. Je me risque tout de même à un commentaire.

Trente ans plus tard, Edouard Louis aurait peut-être écrit un livre différent. Peut-être. Mais il l'a écrit seulement quelques années (3 ans, je crois) après avoir quitté la Picardie. Il est l'expression d'un traumatisme, d'une baffe prise dans la gueule, et je me demande si ce n'est pas au contraire "la moindre nuance de tendresse pour le milieu" qui l'a violenté qui affaiblirait cette oeuvre littéraire, qui n'est pas un reportage mais bien un roman qui dit la violence.

Par contre, une difficulté, c'est bien qu'on ne sait pas "ce qui est vrai, ce qui est exagéré et ce qui est faux" : il ne faut pas vouloir y lire un récit exact, mais les personnages du livre sont, eux, bien réels, encore vivants, et très concernés par ce qu'on dit d'eux. D'où aujourd'hui la polémique au sujet d'un article du Nouvel Obs "Qui est vraiment Eddy Bellegueule ?" entre Edouard Louis et l'auteur de l'article, David Caviglioli.

Prado

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Message  Byrrh Ven 21 Mar - 13:28

Prado a écrit:Par contre, une difficulté, c'est bien qu'on ne sait pas "ce qui est vrai, ce qui est exagéré et ce qui est faux"
Eh bien, si moi-même j'avais la capacité d'écrire un livre, j'y relaterais des choses à peine moins violentes que les humiliations décrites dans Eddy Bellegueule, et que j'ai vécues grosso modo entre 8 et 14 ans. Comme des tas d'autres gays ou lesbiennes, en fait.

A la différence près que dans la ville de province où j'habitais, une ville d'une certaine taille, les jeunes scolarisés avec moi à l'école et au collège pouvaient être des enfants de professions libérales, de commerçants, mais aussi des enfants d'ouvriers maçons portugais, maghrébins, ou carrément des cas sociaux à moitié délinquants. Il y avait un certain mélange, qu'on ne trouve pas dans les coins très bourgeois ou très populaires. Ce fut une époque dégueulasse, que je voudrais effacer totalement de ma mémoire. Plus de 20 ans après, ça me travaille encore. Les fils et filles de la petite et moyenne bourgeoisie, qui ont tous eu depuis des carrières impressionnantes (il suffit de taper leurs noms sur Google), étaient aussi barbares avec moi que l'étaient les gosses de prolos. Ces derniers méprisaient les bons élèves, mais ils savaient faire l'union sacrée avec eux quand il s'agissait de m'humilier de façon bien perverse. J'étais un garçon qui pleurait, qui ne savait pas se défendre, qui n'était pas sportif, qui était tout sauf viril, en plus d'être mal fringué et gros : je devais être puni pour ça, pour le fait d'exister. Je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas décrocher scolairement. Je ne sais pas comment les profs et mes parents n'ont pas vu ça ou, s'ils l'ont vu, pourquoi personne n'a réagi. Un instit, dont j'ai appris plus tard qu'il faisait vivre un véritable enfer à sa propre fille scolarisée dans la même école et qui en était devenue boulimique, m'avait lancé un jour, alors que les barbares venaient juste de m'abandonner dans un coin après m'avoir bien corrigé : "Arrête de pleurer comme ça, on dirait une gonzesse". A la fin de l'école primaire, au cours d'une excursion, j'ai tenté de me pendre avec ma ceinture. Au collège, les mêmes barbares, qui avaient appris à mieux me cerner, en sont venus à me donner de nouveaux sobriquets, ciblant cette fois-ci une orientation sexuelle que je ne savais pas encore avoir. Au lycée, je me suis retrouvé avec la fraction bourge de ces barbares : les autres ont été "écrémés" par le système scolaire et ne sont pas devenus grand-chose, moi non plus d'ailleurs. En revanche, la fraction bourge des barbares a donné, plus tard, un chercheur en microbiologie, une patronne de pharmacie, un cadre supérieur de la Société Générale au Japon, un "credit strategist" dans une banque suisse, et un certain nombre d'ingénieurs. En Seconde, j'ai adhéré à la Jeunesse communiste, j'ai modifié légèrement mon prénom (tiens, moi aussi !), j'ai essayé de faire une croix sur les dix ou quinze premières années de ma vie et, depuis, je cherche à contribuer à ce que cette société soit un jour détruite et reconstruite autrement.

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Message  verié2 Ven 21 Mar - 15:07

Byrrh
Un milieu qui, lui aussi, aime humilier quand se présente quelqu'un en position d'infériorité
C'est évident. C'est valable pour tous les opprimés dans les période où des luttes communes ne les solidarisent pas. Et aussi pour les enfants, qui sont particulièrement cruels entre eux. Et pas seulement avec les présumés pédés !

J'ai moi aussi des souvenirs perso des internats, qui étaient de véritables univers concentrationnaires en réduction. Moi-même, puisqu'on en est aux confidences, j'étais un enfant assez isolé des autres jusqu'à la classe de seconde. En revanche, j'étais hargneux et personne ne me cherchait noise deux fois, bien que je ne fus pas très costaud. Mais j'ai le souvenir de gamins qui ont vécu de véritables martyrs, par exemple un "petit gros". J'ai d'ailleurs une bonne part de responsabilité dans le calvaire de celui-ci, et j'en ai encore honte aujourd'hui. On l'appelait "La limace" et on lui chantait sans arrêt "Traîne, traîne donc, c'est le refrain du limaçon etc". Les surveillants et profs n'étaient pas plus sympas : le prof de gym en faisait la risée parce qu'il n'arrivait pas à monter à la corde et le comparait au 1er en gym, un véritable athlète qui montait en équerre à toute vitesse. A mon avis, il a été tout aussi traumatisé que Eddy Bellegueule.
Nous avions un pion borgne que nous appelions "Neuneuil" en chantant chaque fois qu'il arrivait dans le réfectoire "Y a qu'un oeil sur la gueule à neuneuil".

Ceci pour dire que ça n'est vraiment pas réservé aux pédés. Et un pédé qui aurait su se défendre et flanquer une dégelée à ceux qui l'auraient insulté se serait certainement fait respecter. D'une façon générale, parmi les mômes, ce sont ceux qui sont faibles et différents qui sont brimés. Dans un de mes internats, il y avait un gosse d'origine russe. Les autres l'appelaient le "Ruskoff" ou "le communiste" (l'ambiance étant hyper anti-communiste).
Il a flanqué un coup de pied dans les parties d'un gars qui a osé sortir ça devant lui, et tout le monde s'est calmé.

L'histoire du survêtement, ça n'arrive pas non plus qu'aux pédés. Je l'ai vécu avec un duffle-coat, très à la mode à l'époque chez les petits bourgeois, mais qui faisait rigoler les mômes de milieux populaires. J'ai balancé le mien pour ne plus être la risée de mes copains et raconté aussi qu'on me l'avait volé...
__
Pour en revenir à Eddy Bellegueule, je veux bien que ce soit un cri de rage, peut-être pas calculé, forcément un peu injuste, mais, comme tu le dis Byrrh, ça risque d'être mal compris par pas mal de lecteurs.

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Message  Prado Ven 21 Mar - 16:14

Byrrh a écrit:
Prado a écrit:Par contre, une difficulté, c'est bien qu'on ne sait pas "ce qui est vrai, ce qui est exagéré et ce qui est faux"
Eh bien, si moi-même j'avais la capacité d'écrire un livre, j'y relaterais des choses à peine moins violentes que les humiliations décrites dans Eddy Bellegueule, et que j'ai vécues grosso modo entre 8 et 14 ans. Comme des tas d'autres gays ou lesbiennes, en fait.

En fait, je ne faisais pas référence aux humiliations subies par Eddy/Edouard mais à ce qu'il écrit sur son entourage. Ainsi, sa mère nie absolument un épisode sordide au sujet d'une fausse couche : ce ne serait qu'une invention littéraire, qui l'a blessée. La violence subie par Eddy/Edouard revient aujourd'hui en boomerang sur sa famille (y compris les jumeaux, sans doute trop jeunes pour l'avoir fait souffrir) et sur son village, à en croire cet article du Courrier Picard

A noter dans cet article à propos de la tendresse qu'il aurait ou non manifestée dans le livre, cette affirmation troublante de sa petite soeur Candice : « Moi, il m’a envoyé un SMS, raconte Candice. Il m’a écrit que ce livre était une déclaration d’amour pour maman, mais que personne ne comprendrait. » Comme quoi ce livre n'est pas si simple à déchiffrer.

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Message  G_K Ven 21 Mar - 18:02

Je n’écris pas sur les forums habituellement. Parce que les débats sans fins ce n’est pas trop mon truc et qu’écrire encore moins, du coup je m’excuse par avance pour les nombreuses fautes. Mais là j’ai même poussé le vice jusqu’à m’inscrire.

Je ne vais pas répondre à tout ce qui m’a fait réagir dans votre échange mais juste dire quelques trucs.

Déjà je précise que j’ai lu le bouquin mais que je l’ai fait je crois avec un a priori négatif au départ parce que j’étais agacé par plusieurs trucs dans le traitement médiatiques du bouquin (utilisation du livre pour bien afficher le mépris de classe des journaleux, mise en avant du type qui a réussit grâce à l’ENS, la grande victoire d’avoir quittée son milieu et compagnie) et parce que j’étais franchement agacé à l’idée que les éditeurs adore sortir ce genre de récit « au bon moment » quand les franges les plus réactionnaires de la bourgeoisie avaient bien étalé leur homophobie pendant des mois, histoire d’essayer de le faire oublier. Et puis aussi parce d’avance je n’aimais pas la fin du livre, pas parce que je n’aimais pas les dernières pages avant de les avoir lues mais parce que je n’aimais pas le dénouement que la presse relatait. Parce que moi, je suis homosexuel et que je suis fier d’être un travailleur.

En fait pour moi il y a deux choses distinctes, il y a le roman en lui-même et sa portée politique. Il est vrai que le livre montre les contradictions des personnages, redonne un contexte en filigrane. Et l’épilogue est à mon goût trop subtile, je n’étais pas sûr d’avoir bien compris le propos. Et puis franchement s’il n’y a pas une suite pour développer ce qui s’est passé dans son nouveau milieu ça me laisserait un peu mal à l’aise. Tout ça limite la portée politique de l’ouvrage, et pour être honnête je ne le mettrai pas entre les mains de n’importe qui. Mais je crois que Byrrh pensait que des militants révolutionnaires pouvait comprendre à la lecture de ces pages ce qu’étais l’homophobie pour un gay ou une lesbienne de milieu populaire, comment ce harcèlement quotidien marque votre existence, comment en fait c’est ça qui construit toute votre vie. Alors c’est vrai cela décrit la vie d’un gamin en picardé profonde dans un milieu prolo lumpenisé. Mais on a tous vecu au moins une partie de son histoire. Même moi qui ai été élevé par des syndicalistes ni racistes, ni homophobes.

Ça manque de tendresse ? Je ne comprends pas tellement ce point de vue, moi je n’ai jamais ressenti d’empathie pour ceux qui m’insultaient, me crachaient dessus ou me tabassaient quand j’étais jeune. Et pourtant, vous ne me connaissais pas, mais je suis plutôt du genre empathique. Et pourtant j’ai trouvé que c’est ce que dégageait le bouquin. C’est ce que ça m’a fait ressentir. J’avais de la tendresse pour sa famille. Et j’ai immédiatement pensé à Bon sang de bonsoir de Wright parce que c’est exactement ce que j’avais ressenti en le lisant. En fait j’ai même été plus révolté, plus touché par la description de la famille que par le vécu d’Eddy – sans doute parce que je connais un peu plus ce vécu là. En fait avec les descriptions, les présentations des personnages j’ai eu l’impression de voir cette société, et leurs conditions de vie, les écraser, les bousiller et les transformer en bourreaux. Alors moi j’ai vu cette tendresse, peut être parce que c’est celle que j’ai moi-même. Je ne sais pas si c’est celle de l’auteur. Mais si des militants d’extrême gauche sont capables de comprendre d’où viennent l’homophobie et le racisme de prolos relegués et paumés, ils devraient être capables de comprendre d’où vient le manque de tendresse supposé de leur fils homo. Il décrit son milieu certes crument, mais sans mépris ni haine pour ceux qui ont été les « agents » de la transformation de son enfance en quasi-enfer. C’est déjà pas mal.

La fuite ? J’ai l’impression que le dénouement ne perturbe pas que moi mais qui serait resté, franchement ? Et puis fuite ce n’est pas le bon terme. C’est plutôt un nouveau départ, lui a changé de milieu et même de nom, c’est lié à sa propre vie et à sa propre réaction que franchement il n’est pas bon de juger. Mais en f ait tous les homosexuels qui ont décidé de vivre leur existence plus ou moins librement ont recommencé leur vie à un moment donné, même quand ils n’ont pas été à l’ens et n’ont pas changé de nom, en essayant de se reconstruire. Parce qu’on ne peut pas survivre sans faire cela. Parce que si on ne fait pas ça, on est simplement la victime, one st forcement ce que le discours et les violences homophobes font de nous. Et même après cela il y a toujours des nouveaux départs parce que le placard réapparaît sans cesse, à chaque nouvelle personne rencontrée, à chaque nouveau travail commencé etc, et qu'il faut en ressortir perpétuellement simplement pour pouvoir respirer. Mais pour pouvoir le faire et le refaire encore facilement il faut l’avoir fait une première fois. Ça doit pas être trop facile à comprendre, je le conçois, mais c’est pourtant notre vie à nous même quand on n’est pas un « transfuge de classe ».

La cruauté des enfants ? Je ne développe pas mais je n’ose pas croire qu’on pense sur ce forum qu’il y a un lien entre la cruauté dont font parfois preuve les enfants entre eux et ce qui est décrit dans le livre : une oppression, un harcèlement permanent en tout point, d’une violence extrême qui façonne tout votre être, qui marque votre personnalité profondemment et marque même votre corps. Pas « juste » un traumatisme (parfois très grave), comme la majorité des gens en ont. Je ne relative pas que plein de gens qui ne vivent pas ce type d’oppression vive des choses horribles. Ce n’est pas un concours de souffrances. Mais la différence me parait évidente par contre. Je ne veux pas transformer les propos, extrapôler etc. mais on trouverait des messages sur la cruauté des enfants à propos de violences racistes ?

Pour conclure voilà comment j’avais présenté le bouquin ailleurs :

'En finir avec Eddy Bellegueule' : à lire. Le récit de l'enfance d'un jeune homosexuel d'un milieu prolo lumpenisé au fond de la Picardie, l'homophobie, le rejet, la violence, le racisme décrit crument mais sans mépris de classe, sans mépris ni haine pour ceux que cette société a écrasés, bousillés et transformés en bourreaux. Que cela ne servent pas a occulter la manif pour tous, les réacs des beaux quartiers, les bien propres sur eux, les bourgeois qui nous traitent comme des chiens dans la rue, dans les médias et dans les lois ! Que cela ne serve pas à faire croire qu'il suffit d'avoir des bonnes notes, d'aller à l'ENS et de se tenir loin des prolos, mais à montrer la puissance de ce que nous subissons même en toute petite partie, à faire comprendre que même si on reste un prolo, on a tous recommencé notre vie en essayant de se reconstruire à un moment donné et qu'il y a toujours des fuites et des nouveaux départ et que le placard réapparaît sans cesse, à chaque nouvelle personne rencontrée, à chaque nouveau travail commencé, et qu'il en ressortir perpétuellement simplement pour pouvoir respirer. Que ça serve à mesurer l'importance de combattre les préjugés, aujourd'hui, maintenant, dans notre classe. Pour tous ceux qui ne feront pas l'ENS et n'écriront jamais de livre, et pour unir une classe qui en besoin pour foutre en l'air ce système.
Bordel lisez ce bouquin. Il m'a fait penser à 'Bon sang de bonsoir' de Richard Wright (sauf que c'est écrit d'un autre point de vue).



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Message  verié2 Ven 21 Mar - 18:58

Bonjour G_K, bienvenue sur le forum !

Il me semble que tu te contredis un peu :
Tout ça limite la portée politique de l’ouvrage, et pour être honnête je ne le mettrai pas entre les mains de n’importe qui.
Que ça serve à mesurer l'importance de combattre les préjugés, aujourd'hui, maintenant, dans notre classe. Pour tous ceux qui ne feront pas l'ENS et n'écriront jamais de livre, et pour unir une classe qui en besoin pour foutre en l'air ce système.
Bordel lisez ce bouquin.
A moins que tu ne t'adresse, dans le second passage, qu'à une partie des lecteurs potentiels...
Ça manque de tendresse ? Je ne comprends pas tellement ce point de vue, moi je n’ai jamais ressenti d’empathie pour ceux qui m’insultaient, me crachaient dessus ou me tabassaient quand j’étais jeune. Et pourtant, vous ne me connaissais pas, mais je suis plutôt du genre empathique. Et pourtant j’ai trouvé que c’est ce que dégageait le bouquin. C’est ce que ça m’a fait ressentir. J’avais de la tendresse pour sa famille.
Peut-être est-ce une question de sensibilité personnelle ? Pour ma part, je n'ai pas trouvé un seul personnage sympathique (en dehors de l'enseignant de la fin), même pas le narrateur victime. J'ai éprouvé de la compassion pour lui, mais guère de sympathie...
____
A propos de la cruauté de l'univers enfantin et ado, que j'avais évoquée parce que c'est tout de même dans ce milieu que le narrateur souffre le plus, et il commence d'ailleurs son roman par cela, ce qui n'est pas un hasard, je crois en effet que certains individus hétéros blancs "souffre douleur" peuvent subir un enfer comparable à celui du narrateur. Je connais une jeune fille de milieu très modeste que sa mère avait absolument voulu placer dans une école de musique (ou avec une branche musique développée) très bourge, qui s'est suicidée tellement elle était harcelée par ses camarades de classe et ses enseignants en raison de ses origines sociales et du décalage culturel qui en résultait.

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Message  Byrrh Sam 22 Mar - 8:47

verié2 a écrit:Et aussi pour les enfants, qui sont particulièrement cruels entre eux. (...) A propos de la cruauté de l'univers enfantin et ado (...)
Franchement, ce n'est pas très sérieux. On n'est pas en train de parler d'un concours de souffrances, de qui est censé être le plus malheureux...

L'homophobie n'est pas une question de "cruauté des enfants"...  Rolling Eyes C'est un système. En lien direct avec les normes sexistes de cette société (je ne vais pas refaire tout l'argumentaire, je l'ai déjà fait à plusieurs reprises sur ce forum). Ce n'est pas en sortant de l'adolescence qu'on cesse d'être opprimé.

Comme l'évoque G_K, un gosse d'origine africaine, asiatique ou maghrébine qui serait harcelé en milieu scolaire à cause de sa couleur de peau, personne n'oserait dire qu'il s'agit simplement de "cruauté des enfants" (ou alors peut-être quelqu'un du FN...). Ledit gosse, à 30 ou 50 ans, sera toujours un bamboula, un niakoué ou un bougnoule.

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Message  verié2 Sam 22 Mar - 9:28

L'homophobie n'est pas une question de "cruauté des enfants"...
Nous sommes bien d'accord. Pas davantage que le racisme. Mais en milieu enfantin et ado, il y a d'autres différences qui peuvent conduire à de terribles persécutions. Ce n'est pas une spécificité de l'homosexualité. C'est tout ce que je voulais dire. Je ne cherche pas à banaliser la souffrance qui en découle.
Ledit gosse, à 30 ou 50 ans, sera toujours un bamboula, un niakoué ou un bougnoule.
Ce n'est pas tout à fait vrai, car le racisme (sous toutes ses formes) des très jeunes s'exprime sans retenue, sans faux semblant, celui des adultes est beaucoup plus policé, surtout depuis que la société a (au moins un peu) évolué.

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Message  Prado Sam 22 Mar - 15:26

Je viens de finir le livre, et je l'ai trouvé assez différent de ce que je pensais.
Un aspect qui m'a frappé, c'est que, comme Edouard l'aurait écrit à sa petite soeur, c'est effectivement " une déclaration d’amour pour maman". Pas seulement cela,  bien sûr. Mais cela aussi. Il consacre 2 chapitres à sa mère, qu'il a intitulés de jolie manière "Portrait de ma mère au matin" et "Portrait de ma mère à travers ses histoires". Il la présente comme une quasi-héroïne, se battant pour faire vivre décemment sa famille "en lavant les culs des vieux". Une scène particulièrement émouvante est celle où sa mère, suivie ensuite par son père, font barrage de leur corps pour empêcher son malabar de grand frère de le frapper. A la dernière page, sa mère est encore présente : elle pleure quand il lui dit qu'il a perdu (en fait jeté) la veste qu'elle lui a achetée, son "cadeau de lycée".
Je ne sais plus à quelle page, il dit explicitement, et même de manière assez didactique,  que sa famille et le milieu dans lequel il a évolué sont  prisonniers de déterminismes sociaux. Et j'ai lu ce qu'il appelé le Livre 1 (Picardie - fin des années 1990 - début des années 2000), qui occupe les deux tiers du bouquin, comme une mise en accusation terrible du capitalisme.
Je ne sais pas si Edouard s'est exprimé sur la signification de la dernière scène. Mais je n'ai pas l'impression que son objectif était de montrer que les milieux bourgeois sont aussi homophobes que les milieux prolo. D'abord parce que rien n'indique que ses condisciples sont des enfants de bourgeois ; ce sont sans doute simplement des lycéens ordinaires, portant des prénoms à la mode, enfants de salariés d'Amiens etc. Ensuite, parce qu'il y a tout de même une ambiguité : le dénommé Tristan l'interpelle devant tout le monde ("Alors Eddy, toujours aussi pédé ?) et tout le monde rigole, y compris Eddy. Pourquoi fait-il cela ? Est-ce parce qu'il est homophobe ou parce qu'il veut le faire croire ? Car cela rappelle une scène analogue, racontée une vingtaine de pages plus haut, dans laquelle c'est Eddy qui, devant une foule de collégiens, lance à un autre garçon ("plus efféminé encore que moi") : "Ferme ta gueule, pédale", ce qui fait rire tout le monde, et lui permet de "déplacer la honte" sur l'autre garçon.
Ce que j'ai compris de cette scène avec Tristan, c'est simplement que la fuite ne permettait pas d'' "en finir avec Eddy Bellegueule".

« Oui, il a eu une enfance dure, mais à ce point là ? », s’interroge, perplexe, l’un de ses anciens amis, selon le Courrier Picard. Avant de lire le livre, j'avais lu quelques pages dans une librairie il y a plusieurs semaines, notamment les première pages sur le crachat et les deux bourreaux, qui vont le martyriser pendant 2 ou 3 ans  (et avec qui il a des relations assez complexes, par ailleurs). Et je pensais que, dans le reste du livre, on assisterait à une longue série de sévices infligés par d'autres bourreaux. En fait, il n'en est rien. La violence qui s'est exercée sur lui était plus subtile, ce que ne peut visiblement pas comprendre son ancien ami cité par le Courrier Picard.
Dans le Courrier Picard, encore, sa grande-soeur déclare : "Nous n’avons découvert l’homosexualité d’Eddy qu’il n’y a deux ou trois ans et franchement, dans la famille, tout le monde s’en moque. » Et il vrai que, selon le même journal, sachant cela, la mère d'Edouard a tout même pris le train chaque mois pour aller voir son fils à Paris, ce que ne feraient pas toutes les mères de gays, loin de là, notamment celles qui rompent tout contact avec leur enfants ! Mais il y a une phrase que la grande-soeur aurait dû ajouter, c'est : "Ce qui mettait la honte à la famille (ou à une grande partie de la famille), c'est que depuis toujours il était éfféminé". Ce qui, au delà de la question de l'orientation sexuelle, pose la question du GENRE. Une question que je n'ai pas vu aborder jusque là.

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Message  verié2 Sam 22 Mar - 16:40

Je ne sais plus à quelle page, il dit explicitement, et même de manière assez didactique, que sa famille et le milieu dans lequel il a évolué sont prisonniers de déterminismes sociaux.
Il l'écrit en effet textuellement, mais ce n'est pas ce qui ressort du bouquin, car il le dit au passage mais ne le montre pas. C'est noyé dans le reste.
une déclaration d’amour pour maman
Peut-être, mais ça ressort un peu d'une analyse psy, ce constat, non ? Personnellement, ce qui m'a frappé c'est que, parmi ces sous-prolos, il n'y en a pas un pour sauver les autres. Il aurait pu trouver des façons plus positives de mettre en valeur le courage de sa mère. Tout est présenté de façon hyper négative.

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"En finir avec Eddy Bellegueule" d'Edouard Louis Empty Re: "En finir avec Eddy Bellegueule" d'Edouard Louis

Message  Byrrh Sam 22 Mar - 17:50

Prado a écrit:Je ne sais pas si Edouard s'est exprimé sur la signification de la dernière scène. Mais je n'ai pas l'impression que son objectif était de montrer que les milieux bourgeois sont aussi homophobes que les milieux prolo.
Il faut écouter cette interview, à partir de 10 min. 20 sec. : http://www.lcp.fr/emissions/la-cite-du-livre/vod/156959-journee-de-la-femme

Je transcris : "Les mécanismes de la reproduction sociale sont très puissants, très forts, et j'essaie avec mon livre de prendre position contre ça, de faire une sorte de contrefeu, de montrer au moins ça. Vous savez, énoncer, c'est déjà dénoncer. On m'a beaucoup reproché, beaucoup dit, à la publication de mon livre : "Vous dites qu'il y a de la violence dans les milieux populaires, mais il y en a aussi ailleurs", ce qui évidemment est le cas. Simplement je décris une enfance dans un milieu populaire, et donc c'est celle que je connais le mieux, celle que j'ai éprouvée dans ma chair. Quand, à la fin du livre, Eddy arrive au lycée, dans un milieu plus privilégié, on lui redit "pédé". Et il suffit d'avoir allumé son poste de télévision les derniers mois, pour voir que l'homophobie, elle est pas que dans le milieu que je décris, évidemment j'ignore pas ça. Évidemment j'ignore pas ça, mais c'est toujours comme ça quand vous publiez un livre : on vous dit ce que vous n'avez pas dit, en fait, plutôt que d'essayer de voir ce que vous avez dit..."

Ce qui transparaît dans bon nombre de critiques de ce bouquin, y compris sur ce fil, c'est qu'on reproche un peu à un jeune d'origine très populaire d'ouvrir sa gueule. On lui nie sa légitimité à "dire". On aurait préféré qu'il taise tout cela, au nom "de la cause". D'une part, son propos n'est pas anti-ouvrier : il ne foule pas aux pieds le milieu social dont il est issu, comme l'ont fait beaucoup de gens "parvenus". D'autre part, l'un des matériaux les plus précieux de notre engagement politique de révolutionnaires, c'est la vérité, qu'elle soit agréable à entendre ou qu'elle soit dégueulasse. La classe ouvrière, cela peut être des moments de solidarité capables de bouleverser la réalité et de transporter cette classe très haut et très loin, de la rendre plus forte, plus grande et meilleure, de lui faire embrasser la cause de tous les opprimés ; et puis ça peut être aussi ce que m'a raconté mon collègue hier, à propos d'un voisin à lui, dans un lotissement ouvrier situé à deux pas de la fonderie Saint-Gobain de Pont-à-Mousson : "Si tu loues ta baraque à des bougnoules, je te casse la gueule". Et pourtant, c'est toujours la même classe ouvrière, celle dont nous avons pris le parti quoi qu'il arrive, et quel que puisse être son niveau de conscience.

OK avec ça :
Ce que j'ai compris de cette scène avec Tristan, c'est simplement que la fuite ne permettait pas d'' "en finir avec Eddy Bellegueule".
En effet, impossible d'en finir avec Eddy Bellegueule dans cette société.


Byrrh

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"En finir avec Eddy Bellegueule" d'Edouard Louis Empty Re: "En finir avec Eddy Bellegueule" d'Edouard Louis

Message  verié2 Sam 22 Mar - 17:55

Byrrh
Ce qui transparaît dans bon nombre de critiques de ce bouquin, y compris sur ce fil, c'est qu'on reproche un peu à un jeune d'origine très populaire d'ouvrir sa gueule
Peux-tu préciser à quoi tu fais allusion exactement ?

verié2

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