Daniel Bensaid
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Re: Daniel Bensaid
Pour reprendre le slogan d'Act Up...SILENCE=MORT
Joe Hill- Messages : 340
Date d'inscription : 21/11/2011
Re: Daniel Bensaid
Daniel Bensaïd, la révolution permanente : questions d’hier et d’aujourd’hui
ROUSSET Pierre
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article24095
ROUSSET Pierre
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article24095
Roseau- Messages : 17750
Date d'inscription : 14/07/2010
Le Marx de Daniel : déconstruction, reconstruction
par PIGNARRE Philippe
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article24
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article24
Dernière édition par Roseau le Mer 4 Avr - 21:14, édité 1 fois
Roseau- Messages : 17750
Date d'inscription : 14/07/2010
Re: Daniel Bensaid
Tu as oublié le lien (http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article24766#nh9) et la référence : Europe solidaire sans frontiére...
gérard menvussa- Messages : 6658
Date d'inscription : 06/09/2010
Age : 67
Localisation : La terre
Re: Daniel Bensaid
Je l'avais mis en titre...C'est corrigé, merci
Sur le fond, une bonne introduction à la lecture de Daniel.
Sur le fond, une bonne introduction à la lecture de Daniel.
Roseau- Messages : 17750
Date d'inscription : 14/07/2010
Re: Daniel Bensaid
Ben quand j'ai fait mon message, ce n'était pas cliquable...
Sinon, je pense que c'est vraiment "la" lecture de Philippe, et qu'elle est extrémement discutable (pas dans le sens où il ne dirait que des sotises, mais dans le sens ou son approche est loin d'être la seule ou la plus convaincante)
Sinon, je pense que c'est vraiment "la" lecture de Philippe, et qu'elle est extrémement discutable (pas dans le sens où il ne dirait que des sotises, mais dans le sens ou son approche est loin d'être la seule ou la plus convaincante)
gérard menvussa- Messages : 6658
Date d'inscription : 06/09/2010
Age : 67
Localisation : La terre
Marx l'intempestif.
Marx l'intempestif. Grandeurs et misères d'une aventure critique
Je ne l'avais pas encore lu. Texte superbe.L'effondrement des dictatures de l'Est européen n'est pas seulement une bonne nouvelle politique. C'en est une aussi pour la pensée, et notamment pour la tradition critique qui, depuis des siècles, travaille à mettre au jour le fondement du règne de la marchandise. Marx fut longtemps considéré comme le plus perspicace analyste de ce pouvoir-là. Et puis le dogmatisme s'empara de sa légende, lui construisit un mausolée, et annexa son oeuvre. Que l'on n'attende pas pour autant de ce livre la révélation d'une pensée pure, enfin débarrassée de ses scories politiques. Car à y regarder de près, il apparaît clairement que Marx aura passé sa vie à se chamailler avec son ombre, à se débattre avec ses propres spectres. Et il s'agit bien moins ici d'opposer un Marx originel à ses contrefaçons que de secouer le lourd sommeil des orthodoxies afin de dégager la cohérence théorique d'une entreprise critique dont l'actualité ne fait pas de doute: le fétichisme marchand n'a-t-il pas conquis jusqu'aux confins de la planète ?
En montrant d'abord ce qu'à coup sûr la pensée de Marx n'est pas : ni une philosophie de la fin de l'histoire, ni une sociologie empirique des classes annonçant l'inévitable victoire du prolétariat, ni une science propre à mener les peuples du monde sur les chemins de l'inexorable progrès. Ces trois critiques - de la raison historique, de la raison économique, de la positivité scientifique - se répondent et se complètent.
Elles sont au coeur de l'entreprise critique de Marx, et forment donc logiquement l'armature de ce livre. En expliquant ensuite, et du même mouvement, à quoi peut servir aujourd'hui la relecture des grands textes (Le Capital surtout), en quoi ils contribuent à répondre aux interrogations contemporaines sur le sens de l'histoire et la représentation du temps, sur le rapport qu'entretiennent les contradictions sociales et les autres modes de conflictualité (selon le sexe, la nationalité, la religion), sur la validité du modèle scientifique dominant, ébranlé par les pratiques scientifiques elles-mêmes.
De ce Marx intempestif - n'hésitant pas à rompre en son temps avec les canons scientifiques et politiques les plus largement partagés, ressuscité quand on croyait ses cendres définitivement dispersées -, il fallait dresser le bilan après inventaire. Voilà qui est fait avec science, esprit de suite et verve critique.
415 pages
J'ai mis en gras ce qui m'a paru essentiel.
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Re: Daniel Bensaid
A lire intégralement, je rappelle ici:
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article24766#nh9
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article24766#nh9
Roseau- Messages : 17750
Date d'inscription : 14/07/2010
Re: Daniel Bensaid
Alex Callinicos : Daniel Bensaïd and the broken time of politics
sylvestre- Messages : 4489
Date d'inscription : 22/06/2010
"Daniel Bensaïd, l'intempestif"
Bonnes feuilles de "Daniel Bensaïd, l'intempestif" (coordonné par François Sabado)
http://www.contretemps.eu/fr/lectures/bonnes-feuilles-daniel-bensa%C3%AFd-lintempestif-coordonn%C3%A9-par-fran%C3%A7ois-sabado
http://www.contretemps.eu/fr/lectures/bonnes-feuilles-daniel-bensa%C3%AFd-lintempestif-coordonn%C3%A9-par-fran%C3%A7ois-sabado
Roseau- Messages : 17750
Date d'inscription : 14/07/2010
Re: Daniel Bensaid
Entretien avec François Sabado sur 'Daniel Bensaïd, l’Intempestif'
Propos recueillis par Jihane Halsambe
A l’occasion de la sortie du livre « Daniel Bensaïd, l’Intempestif » (La Découverte, 189 pages, 17 euros),
nous avons rencontré notre camarade François Sabado, sous la direction duquel l’ouvrage a vu le jour.
http://www.npa2009.org/content/entretien-avec-fran%C3%A7ois-sabado-sur-daniel-bensa%C3%AFd-l%E2%80%99intempestif
Propos recueillis par Jihane Halsambe
A l’occasion de la sortie du livre « Daniel Bensaïd, l’Intempestif » (La Découverte, 189 pages, 17 euros),
nous avons rencontré notre camarade François Sabado, sous la direction duquel l’ouvrage a vu le jour.
http://www.npa2009.org/content/entretien-avec-fran%C3%A7ois-sabado-sur-daniel-bensa%C3%AFd-l%E2%80%99intempestif
Roseau- Messages : 17750
Date d'inscription : 14/07/2010
Re: Daniel Bensaid
Soirée d'inauguration du site Daniel Bensaïd 20H
Cette soirée aura lieu au Comptoir général 80 quai de Jemmapes, Paris Xe , métro Jacques Bonsergent.
Inscription à assosdanielbensaid@gmail.com en indiquant vos noms, prénoms et le nombre de personnes
Sorée organisée par l'association Daniel Bensaïd, La Société Louise Michel et la revue Contretemps.
Cette soirée aura lieu au Comptoir général 80 quai de Jemmapes, Paris Xe , métro Jacques Bonsergent.
Inscription à assosdanielbensaid@gmail.com en indiquant vos noms, prénoms et le nombre de personnes
Sorée organisée par l'association Daniel Bensaïd, La Société Louise Michel et la revue Contretemps.
Roseau- Messages : 17750
Date d'inscription : 14/07/2010
Re: Daniel Bensaid
Site maintenant en ligne : http://www.danielbensaid.org/?lang=fr
sylvestre- Messages : 4489
Date d'inscription : 22/06/2010
Re: Daniel Bensaid
Avis aux bons traducteurs :
La messa a fuoco di un lessico resistente
Maurizio Ricciardi da il manifesto
http://www.ilmegafonoquotidiano.it/news/la-messa-fuoco-di-un-lessico-resistente
Profana è la politica che pensa la rivoluzione senza attribuirle il carattere unico dell'evento, che punta a una trasformazione radicale dello stato presente delle cose, senza attribuirle il carattere necessario di una storia sacra. La recensione di "Elogio della politica profana" di Daniel Bensaïd.
Ripetutamente, dopo la sua recente rielezione, il presidente statunitense Obama ha dichiarato che un decennio di guerra deve considerarsi concluso. Guardandosi attorno è difficile credere che la guerra sia davvero finita. Quello che è certo, e che risulta confermato da quella dichiarazione, è che per un lungo decennio la guerra è stata la scena su cui si è giocata la trasformazione globale della società capitalistica. Sebbene dal punto di vista militare essa sia stata paradossalmente meno mondiale di quelle del XX secolo, la guerra ha stabilito le coordinate lungo le quali l'ordine della società del capitale si è riconfigurato, dispiegandosi violentemente su una scala globale.
Il ritorno della guerra non ha solo cancellato ogni criterio di giustizia apparentemente consolidato, ma come in un vortice ha messo in discussione anche le più solide convinzioni sulla dimensione storica della politica. L' Elogio della politica profana di Daniel Bensaïd (Edizioni Alegre, pp. 397, euro 22), intellettuale e militante della sinistra marxista francese morto nel 2010, è una lunga e appassionata riflessione dall'interno di questo vortice. Il riferimento immediato del termine profano è l'uso che ne fa Marx nella Questione ebraica.
Profana è la sfida che pretende di pensare la rivoluzione senza attribuirle il carattere unico dell'evento salvifico. Profana è la politica che punta a una trasformazione radicale dello stato presente delle cose, senza attribuirle il carattere assolutamente oggettivo e necessario di una storia sacra. Profana è la politica che, sottraendosi alla mistica della tendenza, assume su di sé il rischio dell'iniziativa accettando però di mettersi alla prova della dura replica dei fatti. Profana è in definitiva una politica che, non pretendendosi assoluta, è in grado di sottrarsi all'ipoteca teologica che ancora oggi grava sull'azione soggettiva.
Una politica che riporti sulla terra le possibilità dell'azione collettiva sfugge all'urgenza di presentarsi come eretica. Essa accetta fino in fondo la propria storicità, ovvero che anche la propria intenzione sovversiva sia determinata dal quadro materiale in cui viene concepita. Nonostante la sua crisi conclamata, Bensaïd si colloca esplicitamente all'interno del marxismo, rifiutando però di intenderlo come tradizione. Il suo tentativo è piuttosto quello di assumerne il carattere costantemente provvisorio, riconoscendo il bisogno di un confronto inesauribile con le trasformazioni materiali in atto.
Dall'interno del vortice dell'ultimo decennio si snoda così una riflessione che è allo stesso tempo un confronto con molte e rilevanti posizioni politiche e filosofiche e una critica del tempo della guerra. È impensabile restituire in poche righe l'ampiezza e l'intensità di questo confronto. Il suo punto di partenza è che l'avvento del tempo della guerra sembra negare la possibilità stessa della storia, contrapponendo l'unicità dell'evento e il predominio assoluto della contingenza al movimento che sovverte le strutture.
L'irruzione della guerra ha dato centralità a tutte quelle riflessioni che hanno indicato nell'evento il senso proprio della storia, come pure a tutte le teorie che hanno affermato la sovranità dell'eccezione quale effetto più rilevante e incontrovertibile della guerra stessa.
Di fronte a queste posizioni divergenti ma concomitanti, Bensaïd insiste nel collocare l'evento all'interno del processo che lo produce, consapevole che la politica profana non può aspettare il miracolo per la sua realizzazione, così come non può consistere in una serie ininterrotta di eccezioni, pena la sua stessa ineffettualità. Egli riafferma la presenza di alcune strutture storiche che la guerra come storia non è riuscita a destituire di significato.
Le parole del conflitto
Contro le teorie che hanno pronosticato la dissolvenza dello Stato e della sua territorialità, Bensaïd sostiene che entrambi sono fattori costituzionali dei processi di valorizzazione capitalistica.
D'altra parte è ormai chiaro che il postfordismo e la guerra non hanno prodotto uno spazio liscio, omogeneo e vuoto grazie alla dissoluzione dei confini. La destrutturazione di specifici assetti sovrani ha invece confermato la necessità capitalistica del confinamento, portando alla proliferazione interna ed esterna di confini e di frontiere.
La ridefinizione della sovranità sembra, però, aver ormai consumato anche l'opposizione tra il paradigma imperiale e quello dello Stato nazionale. Mentre rimane fortunatamente lontano e improbabile lo Stato mondiale, assistiamo al progressivo consolidarsi all'interno della stessa forma Stato di strutture sovrane tali da garantire allo stesso tempo il governo territoriale e la governance globale.
Questa persistenza dello Stato nonostante le sue profonde trasformazioni non consente tuttavia di riaffermare le modalità classiche di soggettivazione politica. Bensaïd riconosce che la politica profana ha bisogno di un nuovo lessico. Trovare nomi nuovi per le cose può però avvenire solo all'interno di una critica storica dei concetti e della loro costruzione. Se non devono essere nomi arbitrari, e in fondo inventati, popolo, proletariato, moltitudine, classe possono diventare politicamente significativi solo grazie agli specifici contenuti che riescono a esprimere sia dal punto di vista della descrizione delle condizioni materiali di vita di miliardi di persone, sia da quello delle possibilità di contestazione e sovversione di quelle stesse condizioni. Si tratta cioè di concetti che devono esprimere storicamente tanto la struttura quanto il movimento. Proprio questa necessità teorica impedisce di utilizzare concetti politici classici come argine alla loro stessa dissolvenza globale.
Il popolo, anche quello della migliore tradizione repubblicana, può difficilmente stabilire un ambito di soggettivazione tale da opporsi alla spinta alla destituzione di diritti propagata dal capitale globale.
Come l'Europa mostra, il popolo in quanto unità politica non è più una palestra di soggettivazione democratica né la base di legittimazione di politiche sociali. Lo stesso ritorno del populismo pare più funzionale al processo di destrutturazione del concetto politico di popolo che alla sua riaffermazione. In America latina il processo ha caratteri diversi, ma resta la questione che l'unità politica - l'ossessione più imperiosa della modernità - non può essere risolta con un ragionevole richiamo al pluralismo. Unità e pluralismo sono due facce della stessa medaglia.
I luoghi della sovranità
La politica profana deve dunque scendere nel caotico inferno del movimento globale, dove i nomi si caricano di significati ed emergono i volti di proletari, che spesso incuranti dei nomi agiscono come classe, praticano la lotta di classe, sperimentano rivoluzioni. Essa deve porre la questione del potere lì dove esso s'istituzionalizza, perché è lì che viene contestato. Il potere non risponde alla logica della contingenza, ma ciò non significa affermare una sorta di primato della politica interna e della sua successiva dimensione internazionale. Riconoscere che i luoghi e gli spazi del potere sono tutt'altro che indifferenti, dovrebbe portare a connettere in maniera non casuale differenza e disuguaglianza.
La politica globale è infatti tutt'altro che aliena dal riconoscere le differenze: semmai ne fa la condizione per mettere a valore e sfruttare ogni condizione particolare. Eppure ci sono differenze che valgono come diseguaglianze globali. I migranti, per esempio, che Bensaïd nomina solo incidentalmente come funzionali alla regolazione del mercato del lavoro, irrompono nel mondo globale mettendo in discussione convinzioni, intenzioni e lessici. Per i migranti, infatti, definire il significato della legittimazione democratica è un compito urgente assolto ogni giorno. La loro quotidiana profanazione delle forme politiche classiche è buon esempio e un buon banco di prova per la politica profana.
Copas- Messages : 7025
Date d'inscription : 26/12/2010
Le site de Daniel Bensaid
http://danielbensaid.org/En-defense-du-communisme,907
Catherine Samary
En défense du communisme
Le devoir d’inventaire. Stalinisme et bureaucratie
« Les mots de l’émancipation ne sont pas sortis indemnes des tourments du siècle passé », souligne Daniel, dans « Puissances du communisme », un de ses tout derniers textes. « Mais », ajoute-t-il, « de tous les mots hier porteurs de grandes promesses et de rêves vers l’avant (socialisme, révolution, anarchie…), celui de communisme a subi le plus de dommages du fait de sa capture par la raison bureaucratique d’État et de son asservissement à une entreprise totalitaire [1]. »
En gérant l’héritage, Daniel a densifié deux aspects méthodologiques sur lesquels j’insisterai donc en premier : traiter le communisme comme un mouvement égalitaire, non pas comme une société délimitée ; assumer le « devoir d’inventaire » historique. Puis nous verrons comment ces deux dimensions interagissent dans son approche du communisme dans l’histoire, d’une part, du stalinisme et, d’autre part, de la bureaucratie, non sans pointillés que l’on explicitera [2].
Une tension méthodologique entre deux approches
Le communisme est, non pas une société délimitée, mais un soulèvement égalitaire. Face au discrédit de l’expérience historique, Daniel, résistant à l’air du temps, affirmait dans Le Sourire du spectre : « Quand bien même les mots seraient malades au point qu’il faille en inventer de nouveaux, nous resterions au fin des fins des communistes […]. Tout simplement parce que le communisme reste le “nom secret” de la résistance et du soulèvement contre une société écartelée entre l’irréversible principe égalitaire et l’acharnement de la puissance fétichisée [3]. »
Et tel est le premier point qui définit sa méthode en défense du communisme : celui-ci n’est « ni une idée pure ni un modèle doctrinaire de société. […]. [C’]est le nom d’un mouvement qui, en permanence, dépasse/supprime l’ordre établi [4] », un mouvement aspirant à ce que le Manifeste communiste désignait comme « une association où le libre développement de chacun [nous ajouterions aujourd’hui, “et chacune”] est la condition du libre développement de tous [et toutes] ».
Remarquons au passage que, rejetant tout « modèle doctrinaire » de société, Daniel ne saurait retenir des « définitions » du communisme que l’on trouve dans bien des manuels « classiques » de formation. Le communisme y est présenté comme une société régie par un « principe » de distribution (« de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ») associé à l’hypothèse d’une abondance des ressources ; il est supposé succéder au « socialisme » comme phase immédiate post-capitaliste de « transition au communisme » obéissant au critère « à chacun selon son travail ». Engels avait déjà protesté, en son temps, contre l’utilisation abusive et dogmatique de ces formules. Mais trois facteurs ont rendu caduques de tels découpages : la prise de conscience écologique quant à l’abondance limitée des ressources ; les luttes de classe ne se pliant à aucun « étapisme » quant à l’exigence de satisfaire des besoins de base ; enfin, l’expérience des révolutions du XXe siècle : les grands débats des années 1920 en URSS ont introduit l’idée que la société immédiatement post-capitaliste est, elle aussi, « une transition au socialisme » (marquée par des « déjà plus » et des « pas encore ») ; en outre, la prise en compte du stalinisme a imposé une réflexion sur l’importance des finalités communistes… dès le début [5].
En tout état de cause, l’approche de Daniel s’écarte des « étapismes ». Le communisme, en tant que mouvement se dressant contre tout ce qui étouffe le « principe d’égalité », peut être à la fois d’actualité et sans fin – d’autant plus important qu’une société se revendique de ses buts… Mais une telle approche comporte le risque d’abstraction a-historique contournant l’analyse critique des régressions et échecs.
L’exigence d’inventaire historique. « Une des questions cruciales est de savoir si le despotisme bureaucratique est la continuation légitime de la révolution d’Octobre ou le fruit d’une contre-révolution bureaucratique », interroge Daniel dans son débat avec Alain Badiou [6]. Et il s’élève contre « la tentation de se soustraire à un inventaire historique critique ».
Telle est donc la deuxième exigence méthodologique sans laquelle l’idée communiste serait réduite « à des “invariants” atemporels », ou à un « synonyme des idées indéterminées de justice ou d’émancipation ». Mais il ajoute, exprimant une tension intéressante : « Le mot perd alors en précision politique ce qu’il gagne en extension éthique ou philosophique. » Daniel veut la résoudre en affirmant l’exigence de cerner le communisme comme « forme spécifique de l’émancipation à l’époque du capitalisme ». Il est possible d’étendre cette formulation, en renforçant, ce faisant, la cohérence proposée. Je le ferai en conclusion. Voyons d’abord comment l’expérience historique infléchit le « matérialisme historique » revisité par Daniel, puis ce qui le distingue de Badiou quant au stalinisme et au phénomène bureaucratique.
Penser le communisme dans l’histoire Du socialisme scientifique aux pensées hétérodoxes
Le communisme, traité comme mouvement réel, se rattache évidemment au « socialisme scientifique » de Marx et Engels en tant que critique des « socialistes utopiques » : contre l’élaboration minoritaire de contre-sociétés coupées des mouvements sociaux de masse, l’accent est mis sur l’inventivité et « l’école du communisme » portées par les luttes prolétariennes de masse, et sur les crises du système où des ruptures deviennent possibles. Mais le « marxisme scientifique » dominant va couvrir une approche apologétique de l’URSS – ou bien, après le conflit sino-soviétique – celle de la Chine de Mao se revendiquant de Staline contre Khrouchtchev. Dans ce marxisme-là, les progrès sont irrésistibles contre des ennemis toujours bourgeois.
Les écrits philosophiques de Daniel Bensaïd incorporeront alors un leitmotiv sur les « bifurcations » de l’histoire contre l’idée de progrès linéaire – ce qui exprime au plan philosophique les analyses politiques trotskistes de la « révolution trahie ». Il s’appuiera sur des pensées hétérodoxes non pas, dit-il, « en dépit » de ses convictions marxistes mais « à cause » d’elles – de Charles Péguy à Walter Benjamin en passant par Ernst Bloch.
Péguy et l’exigence de vérité. Contre les mythes d’un pseudo-socialisme réalisé ou du « sens de l’histoire » marqué par un progrès fatal, Daniel s’inscrit dans un engagement politique qui analyse avec Trotski la « révolution trahie », combat avec Mandel (contre Bettelheim) un fatalisme des « forces productives » et exige avec Gramsci « d’allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté ». Il ajoute à cet univers de pensée un autre compagnon, moins cité : Charles Péguy [7], qui recherche lui aussi les vérités « sans faux-fuyant » : « Pourquoi mettre à l’histoire de faux talons ? […] Soyons socialistes et disons la vérité [8] ». Une vérité « qu’il faut savoir dire tristement, ajoute Daniel, sans les grands plis et les drapés, et les phrasés trompeurs de l’histoire universelle. […] On n’a pas le droit de dissoudre l’unique et irréductible responsabilité d’homme dans des nappes huileuses du sens de l’histoire ». Contre les notions de déterminisme historique et de progrès linéaire indéfini, Daniel trouve chez Péguy l’ouverture vers « des affinités et des échos, qui traversent le temps, qui font communiquer les époques, renaître les instants perdus, et resplendir les astres éteints [9] ».
Remontant le temps, il s’agit alors de revisiter des « communismes » précapitalistes d’inspiration religieuse. Ernst Bloch sera sur ce chemin.
Ernst Bloch et le principe Espérance. L’Utopie concrète d’Ernst Bloch s’inscrit pleinement dans ces ouvertures [10]. Il ne s’agit pas d’un renoncement aux polémiques marxistes évoquées contre le « socialisme utopique » coupé des masses mais d’un enrichissement. « C’est avec raison sans doute que fut désavoué le socialisme “abstraitement utopique”, mais la fécondité de la tendance concrètement utopique a été perdue au passage [11]. »
Ernst Bloch distingue un « courant froid » et un « courant chaud » du marxisme. Le second se tourne volontiers vers une « utopie remaniée du principe Espérance » qui devient, estime Daniel, « une ligne de résistance à l’ordre bureaucratique stalinien et une riposte à “la sous-alimentation de l’imagination socialiste”. » Des liens et alliances peuvent alors se (re)nouer avec des mouvements émancipateurs du passé – notamment d’inspiration religieuse (Péguy reste proche). De la guerre des paysans aux théologies de la libération du XXe siècle en passant par les niveleurs.
Michael Löwy a contribué à faire connaître le marxisme hétérodoxe d’Ernst Bloch [12]. Ce dernier comparait les aspirations les plus « chaudes », humainement, du marxisme, à celles des religions dont se réclamaient les hérésies contre les pouvoirs cléricaux : leur rejet des hiérarchies corrompues et dictatoriales, l’affirmation d’une émancipation individuelle (y compris, comme en témoignent les anabaptistes, l’exigence d’un choix religieux libre et conscient, donc adulte) ; mais aussi le partage collectif des terres… L’utopie du Royaume de Dieu sur Terre peut nourrir des mobilisations de masse et se retourner contre les utopies en miettes, côté bourgeois ou stalinien…
Mais le futur est une catégorie dominante chez Bloch (« le potentiel émancipateur du rêve éveillé »). Daniel reste sensible au risque de retomber dans le « socialisme utopique », au sens abstrait et marginal, accompagnant les désillusions et des renoncements à l’action contre l’ordre existant. En « sentinelle » politique, il se tourne plutôt vers les « bifurcations » de l’histoire qui ouvrent tant de possibles.
Walter Benjamin et le faisceau des peut-être… L’accent est alors mis sur Walter Benjamin, pour qui le présent « commande le faisceau des “peut-être” et fait surgir certains traits occultés du passé ». Ce présent-là scintille comme une étoile dans toutes les directions, exerçant à la fois « un pouvoir résurrecteur sur le passé et un pouvoir prophétique sur l’avenir ». Il « peut toujours redistribuer les cartes et les rôles, modifier le sens du passé en contredisant l’histoire écrite par les vainqueurs. Le dernier mot n’est jamais dit [13] ». Il s’oppose au « présentisme » de l’enlisement.
C’est un tel présent scintillant qui illumine, pour Daniel, les luttes paysannes et indigènes d’aujourd’hui, à la croisée de tant d’enjeux (écologiques, sociaux, internationaux), à partir de cheminements idéologiques qui empruntent à la religion comme au mouvement altermondialiste, insérés dans des temporalités ancestrales autant que modernes. Daniel les relie aux dépossédés du XIXe siècle autant qu’à l’actualité des luttes contre les multinationales prédatrices [14]. S’emparant des « us et coutumes » comme points de résistance à la mondialisation capitaliste, ils retournent les « biens communs » contre les « dépossessions » (soulignées par David Harvey) – notions qui peuvent être élargies aujourd’hui, au-delà de la question, cruciale, de la terre ou de l’eau, aux « productions du savoir socialisé soumis de plus en plus au brevetage ».
Dans un messianisme sécularisé, Daniel exprime l’écoute attentive de la « sentinelle » toujours prête à discerner l’irruption du possible né de nouvelles luttes. « La politique prime désormais l’histoire » puisqu’elle en commande le sens ; nullement prédéterminé par l’origine ou téléguidé par la fin – ni protégé des échecs ou des reculs, qu’il faut pouvoir analyser au regard des buts affichés.
Le devoir d’inventaire. Stalinisme et bureaucratie
« Le despotisme bureaucratique [est-il] la continuation légitime de la révolution d’Octobre ? » demandait Bensaïd à Badiou [15]. La question se pose pour la « révolution culturelle » chinoise ou la répression de Tienanmen et ce qu’il est advenu du régime de Pékin se disant toujours « communiste ». Quels sont les éléments de continuité et les discontinuités, les ruptures et les fameuses « bifurcations » qui modifient la trajectoire d’une révolution, d’une société, étouffant les forces de rappel et d’émancipation ? Ce débat-là avec Badiou doit être systématisé. Badiou utilise le mot « communisme » comme « concept philosophique donc éternel, de la subjectivité rebelle », dit Daniel qui le cite : il s’agit de « faire durer l’hypothèse communiste en dehors de la logique de prise du pouvoir », selon deux séquences : dans la première, Marx aurait « installé l’hypothèse » du communisme comme mouvement ; la deuxième, « celle du parti révolutionnaire, de la militarisation à la guerre de classe, de l’État socialiste, a sans doute été la séquence d’une représentation victorieuse de l’hypothèse ».
« Cette formulation, commente Daniel, quoique nuancée d’un prudent “sans doute”, implique que la séquence fut bien conforme à l’hypothèse. » « On ne saurait pour autant réduire l’histoire à une succession de séquences de fidélités à un événement fondateur. » « Faute de prendre à bras-le-corps la question du stalinisme, Badiou ajoute une hypothèse à l’hypothèse : celle d’une très hypothétique fidélité à l’irruption initiale du spectre. L’hypothèse communiste est alors tiraillée entre une politique du fait accompli qui affirme la conformité du réel à son concept, et une proposition idéaliste qui met l’Idée à l’abri des vicissitudes historiques. »
Finalement, souligne Daniel, « la critique du stalinisme se réduit chez Badiou à une question de méthode ». « Ce qu’il faut mettre en procès, c’est le choix de s’organiser en parti, ce qu’on peut appeler la forme-parti. »
Les formes d’organisation non partidaires échapperaient-elles davantage au danger bureaucratique ? Le stalinisme n’est-il que le produit d’erreurs ?
L’ennemi n’est pas seulement bourgeois. En réalité, la notion de bureaucratie est absente du monde conceptuel du maoïsme où l’ennemi est « bourgeois » (ou capitaliste). Or, comme le dit Daniel, il existe plusieurs fronts de luttes et de menaces. Il constate : « Nous sommes doublement vaincus par l’ennemi bourgeois de l’extérieur et par l’ennemi bureaucratique de l’intérieur [16]. »
Bien des auteurs, notamment ceux cités par Daniel [17], ont analysé les « corps sociaux » distincts liés aux classes. Il faut certes aussi cerner les phases de basculements sociopolitiques d’une partie des appareils institutionnels selon les rapports de force entre classes. Mais la bureaucratisation du mouvement ouvrier lui-même n’est pas un accident sur une route périphérique du communisme. Daniel s’oppose à « une idée superficielle » qui « fait croire que le phénomène bureaucratique serait le résultat exclusif de sociétés culturellement arriérées », ou le produit de formes d’organisation spécifiques. « En réalité, plus les sociétés se développent et plus elles produisent de formes bureaucratiques variées : bureaucraties d’État, bureaucraties administratives, bureaucraties du savoir et de l’expertise. »
Or, les organisations de masse non partidaires du mouvement ouvrier et social (syndicats, organisations non gouvernementales diverses, associations de luttes contre des discriminations, etc.) ne sont pas nécessairement plus démocratiques ni moins menacées de bureaucratisme que les partis [18]. Globalement, il faut, insiste Daniel, « penser les moyens de déprofessionnaliser le pouvoir et la politique, de limiter le cumul des mandats électifs, de supprimer les privilèges matériels et moraux, d’assurer la rotation des responsabilités », comme Marx en avait tiré les leçons de l’expérience de la Commune [19] comme forme de rupture avec l’État bourgeois au-dessus de la société et comme Lénine l’avait prôné.
Il ne s’agit pas d’un phénomène exceptionnel il n’y a pas en la matière d’arme ou d’antidote absolue. Il s’agit de mesures de vigilance et de limitation des tendances bureaucratiques ». « Les véritables solutions dépendent à long terme d’une transformation radicale de la division du travail et d’une réduction drastique du temps de travail contraint. » On peut mobiliser au service de cette cause égalitaire, donc profondément « communiste », d’importants outils de pensée venant de divers courants de pensée critique – de l’économie, de la sociologie, de l’écologie, des études de genre, des études postcoloniales.
Maîtriser et enrichir la tension entre les deux approches du communisme
On peut estimer, avec Daniel, que l’approche du communisme par ses « invariants » atemporels donne au concept une force et une extension éthiques qu’il faut garder, à la condition de ne pas renoncer, ce faisant, à l’analyse historique. Mais qui juge et comment ?
La voix des sans… Contre un pseudo-universalisme abstrait, il est essentiel de revisiter l’histoire à la lumière des « oublié.e.s » de l’histoire dominante, pour chaque contexte et période. À ce sujet, Daniel, comme Michael Löwy, a souligné l’apport de Walter Benjamin, tourné vers la voix des « sans » – les sans-voix, opprimé.e.s et vaincu.e.s donc oublié.e.s : femmes, esclaves, colonisés, populations des quartiers populaires, êtres humains à multiples facettes et oppressions croisées [20]. L’appropriation plurielle de l’histoire fait partie de la conquête d’« hégémonie », de luttes démocratiques pour l’appropriation du sens du passé/présent par les opprimé.e.s. Il s’agit de résister à toutes les tentatives de légalisation d’une « histoire officielle » faite par et pour les dominants, sous tous les cieux [21].
Les offensives idéologiques réactionnaires ont été multiformes à l’échelle mondiale : de l’assimilation du communisme au goulag à l’interprétation des basculements de 1989-1991 à des « révolutions » procapitalistes et à la « fin de l’histoire » ; des tentatives de valorisation (en France) du passé colonial [22] à la criminalisation des résistances antifascistes et anti-impérialistes passées ; de l’occultation du colonialisme sioniste aux nouvelles « guerres civilisatrices » légitimées par un droit international à géométrie variable… tout est bon pour ces entreprises réactionnaires disposant de la force des institutions dominantes. La « vigilance contre l’instrumentalisation de l’histoire » par les pouvoirs publics doit s’étendre [23]. Le devoir d’inventaire passe par le croisement des regards et l’incorporation au patrimoine commun de toutes les « protestations sociales » contre les injustices.
Seuls des bilans pluralistes donc démocratiques sont des moyens adéquats aux fins communistes. Il faut tordre le cou à toute prétention d’un parti, d’un État, d’un courant idéologique, ou d’experts, à être juge suprême. Ce qui ne veut pas dire que la démocratie communiste n’a pas besoin de partis, d’institutions, d’experts et de contre-experts. La liberté d’organisation et d’expression des oppositions qui respectent les règles communes, mais aussi les moyens institutionnels d’aide au jugement sur les enjeux, sont essentiels [24].
En conclusion : une reformulation ouvrant bien des chantiers.
Rosa Luxemburg a vu juste en soulignant la perte que les bolcheviques se sont infligé à eux-mêmes en limitant la démocratie – facilitant ce faisant la stalinisation. Mais le « court siècle soviétique » ne s’est pas cantonné à l’URSS de Staline. Il manque au débat de Daniel avec Badiou la pleine insertion des conseils ouvriers de Hongrie et de Pologne (1956), du Printemps et de l’automne de Prague et des mouvements autogestionnaires yougoslaves (1968), des grandes grèves et des revendications autogestionnaires de Solidarnosc en Pologne (1980)… autant de réalités « communistes » réprimées par les partis en place.
Avec Daniel, remontons le temps. Revisitons l’histoire en y incorporant toutes les luttes des vaincus et assumons alors pleinement les deux dimensions de sa démarche dans une reformulation ici soulignée : « La tentation de se soustraire à un inventaire historique critique conduirait à réduire l’idée communiste à des “invariants” atemporels, à en faire un synonyme des idées indéterminées de justice ou d’émancipation… au lieu de s’imposer l’exigence d’une analyse historique et politique des formes qu’ont pris ces invariants avant et depuis l’époque du capitalisme, sous divers cieux donc contextes. »
Il ne s’agit pas seulement de cerner « la forme spécifique de l’émancipation à l’époque du capitalisme ». Car toutes les sociétés (passées et à venir) peuvent être soumises à ce jugement critique sous le feu des soulèvements contre les inégalités et les oppressions, quelles que soient les légitimations dont elles se revendiquent. Nul besoin d’être d’accord sur les concepts pour s’entendre sur une telle démarche [25].
On dispose alors de critères pour « le devoir d’inventaire » de façon non sectaire, non normative, non dogmatique (quant aux moyens…) mais en fidélité aux finalités égalitaires et émancipatrices.
« La véritable épreuve […] [est] dans la capacité à rester “avant le seuil”. Dans une inconfortable transition permanente. […]. Sans certitude finale. Avant le seuil, dans l’inquiétude obligée du passage [26]. »
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Notes
[1] Daniel Bensaïd, « Puissances du communisme », 2009. Article publié sur ce site.
[2] Ce texte reprend la présentation de l’apport de Daniel « en défense du communisme », centré sur les enjeux du stalinisme et de la bureaucratie, introduite lors du séminaire tenu à Amsterdam deux ans après sa mort – et publié dans le recueil Daniel Bensaïd, l’intempestif, La Découverte, Paris 2012.
[3] Daniel Bensaïd, Le Sourire du spectre, éditions Michalon, Paris, 2000, p. 37.
[4] Daniel Bensaïd, « Puissances du communisme », 2009. Article publié sur ce site.
[5] Cf. débats « pour un socialisme du XXIe siècle » sur le site de Michel Husson : .
[6] Daniel Bensaïd, « Un communisme hypothétique. A propos de ”l’Hypothèse communiste” d’Alain Badiou », 2009. Article publié sur ce site.
[7] Daniel Bensaïd, « L’inglorieux vertical », 1992. Article publié sur ce site.
[8] Cité par Daniel Bensaïd in « L’inglorieux vertical », art. cit. : Charles Péguy, « Deuxième élégie », Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade », tome I, p. 351.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Erwan Dianteill et Michael Löwy, Sociologies et religion, t. II, Approches dissidentes, Puf, Paris, 2005.
[13] Daniel Bensaïd, « Utopie et messianisme : Bloch, Benjamin et le sens du vituel », 1995. Publié sur ce site
[14] Daniel Bensaïd, « Marx et le vol de bois : du droit coutumier des pauvres au bien commun de l’humanité », 2007. Publié sur ce site. Daniel Bensaïd, Les Dépossédés. Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres. La Fabrique, Paris, 2007.
[15] Cf. note 5.
[16] Daniel Bensaïd, Le Sourire du spectre, op. cit., p. 36.
[17] Ibid. p. 85.
[18] Sur ce plan également, Daniel est, comme tant d’entre nous, redevable des débats de la IVe Internationale sur les rapports de domination (notamment de genre) au sein du parti, la codification du droit de tendance, le respect de la démocratie des mouvements de masse, l’analyse de la bureaucratie. Ernest Mandel, De la bureaucratie, La Brèche, « Cahiers rouges », Paris, .
[19] Karl Marx, Friedrich Engels, Inventer l’inconnu. Textes et correspondances autour de la Commune, précédé de « Politiques de Marx » de Daniel Bensaïd, La Fabrique, Paris, 2008.
[20] Michael Löwy, Avertissement d’incendie, une lecture des thèses « sur le concept d’histoire », Puf, « Pratiques théoriques », Paris, 2001. Lire aussi « le point de vue des vaincus dans l’histoire de l’Amérique latine : réflexions méthodologiques à partir de Walter Benjamin », .
[21] Une telle résistance idéologique animait la conférence internationale organisée à Ljubljana en Slovénie notamment par de jeunes historiens contestant la nouvelle histoire officielle, les 20 et 21 octobre 2007 : « Uneventment of History – The Case of Yugoslavia. » Catherine Samary, « Yugoslav History in the Cold Wars », .
[22] Sur la résistance, notamment, parmi les historiens aux projets de loi de février 2005 en France, voir le site .
[23] Suite au conflit évoqué en note 17, s’est mis en place le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (), la recherche imposant la mise en évidence des débats et conflits d’interprétation sur l’histoire. Voir , .
[24] On ne peut présenter ici les débats sur la démocratie socialiste évoqués par Daniel dans de multiples chapitres des ouvrages cités ici, ou d’autres. Se reporter au site de Michel Husson : .
[25] Je développe cet argument dans un bilan présenté en 2000 dans la revue Quatrième Internationale sur les débats conceptuels concernant la « nature de l’URSS » ; .
[26] Daniel Bensaïd, « L’inglorieux vertical », 1992. Article publié sur ce site.
Catherine Samary
En défense du communisme
Le devoir d’inventaire. Stalinisme et bureaucratie
« Les mots de l’émancipation ne sont pas sortis indemnes des tourments du siècle passé », souligne Daniel, dans « Puissances du communisme », un de ses tout derniers textes. « Mais », ajoute-t-il, « de tous les mots hier porteurs de grandes promesses et de rêves vers l’avant (socialisme, révolution, anarchie…), celui de communisme a subi le plus de dommages du fait de sa capture par la raison bureaucratique d’État et de son asservissement à une entreprise totalitaire [1]. »
En gérant l’héritage, Daniel a densifié deux aspects méthodologiques sur lesquels j’insisterai donc en premier : traiter le communisme comme un mouvement égalitaire, non pas comme une société délimitée ; assumer le « devoir d’inventaire » historique. Puis nous verrons comment ces deux dimensions interagissent dans son approche du communisme dans l’histoire, d’une part, du stalinisme et, d’autre part, de la bureaucratie, non sans pointillés que l’on explicitera [2].
Une tension méthodologique entre deux approches
Le communisme est, non pas une société délimitée, mais un soulèvement égalitaire. Face au discrédit de l’expérience historique, Daniel, résistant à l’air du temps, affirmait dans Le Sourire du spectre : « Quand bien même les mots seraient malades au point qu’il faille en inventer de nouveaux, nous resterions au fin des fins des communistes […]. Tout simplement parce que le communisme reste le “nom secret” de la résistance et du soulèvement contre une société écartelée entre l’irréversible principe égalitaire et l’acharnement de la puissance fétichisée [3]. »
Et tel est le premier point qui définit sa méthode en défense du communisme : celui-ci n’est « ni une idée pure ni un modèle doctrinaire de société. […]. [C’]est le nom d’un mouvement qui, en permanence, dépasse/supprime l’ordre établi [4] », un mouvement aspirant à ce que le Manifeste communiste désignait comme « une association où le libre développement de chacun [nous ajouterions aujourd’hui, “et chacune”] est la condition du libre développement de tous [et toutes] ».
Remarquons au passage que, rejetant tout « modèle doctrinaire » de société, Daniel ne saurait retenir des « définitions » du communisme que l’on trouve dans bien des manuels « classiques » de formation. Le communisme y est présenté comme une société régie par un « principe » de distribution (« de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ») associé à l’hypothèse d’une abondance des ressources ; il est supposé succéder au « socialisme » comme phase immédiate post-capitaliste de « transition au communisme » obéissant au critère « à chacun selon son travail ». Engels avait déjà protesté, en son temps, contre l’utilisation abusive et dogmatique de ces formules. Mais trois facteurs ont rendu caduques de tels découpages : la prise de conscience écologique quant à l’abondance limitée des ressources ; les luttes de classe ne se pliant à aucun « étapisme » quant à l’exigence de satisfaire des besoins de base ; enfin, l’expérience des révolutions du XXe siècle : les grands débats des années 1920 en URSS ont introduit l’idée que la société immédiatement post-capitaliste est, elle aussi, « une transition au socialisme » (marquée par des « déjà plus » et des « pas encore ») ; en outre, la prise en compte du stalinisme a imposé une réflexion sur l’importance des finalités communistes… dès le début [5].
En tout état de cause, l’approche de Daniel s’écarte des « étapismes ». Le communisme, en tant que mouvement se dressant contre tout ce qui étouffe le « principe d’égalité », peut être à la fois d’actualité et sans fin – d’autant plus important qu’une société se revendique de ses buts… Mais une telle approche comporte le risque d’abstraction a-historique contournant l’analyse critique des régressions et échecs.
L’exigence d’inventaire historique. « Une des questions cruciales est de savoir si le despotisme bureaucratique est la continuation légitime de la révolution d’Octobre ou le fruit d’une contre-révolution bureaucratique », interroge Daniel dans son débat avec Alain Badiou [6]. Et il s’élève contre « la tentation de se soustraire à un inventaire historique critique ».
Telle est donc la deuxième exigence méthodologique sans laquelle l’idée communiste serait réduite « à des “invariants” atemporels », ou à un « synonyme des idées indéterminées de justice ou d’émancipation ». Mais il ajoute, exprimant une tension intéressante : « Le mot perd alors en précision politique ce qu’il gagne en extension éthique ou philosophique. » Daniel veut la résoudre en affirmant l’exigence de cerner le communisme comme « forme spécifique de l’émancipation à l’époque du capitalisme ». Il est possible d’étendre cette formulation, en renforçant, ce faisant, la cohérence proposée. Je le ferai en conclusion. Voyons d’abord comment l’expérience historique infléchit le « matérialisme historique » revisité par Daniel, puis ce qui le distingue de Badiou quant au stalinisme et au phénomène bureaucratique.
Penser le communisme dans l’histoire Du socialisme scientifique aux pensées hétérodoxes
Le communisme, traité comme mouvement réel, se rattache évidemment au « socialisme scientifique » de Marx et Engels en tant que critique des « socialistes utopiques » : contre l’élaboration minoritaire de contre-sociétés coupées des mouvements sociaux de masse, l’accent est mis sur l’inventivité et « l’école du communisme » portées par les luttes prolétariennes de masse, et sur les crises du système où des ruptures deviennent possibles. Mais le « marxisme scientifique » dominant va couvrir une approche apologétique de l’URSS – ou bien, après le conflit sino-soviétique – celle de la Chine de Mao se revendiquant de Staline contre Khrouchtchev. Dans ce marxisme-là, les progrès sont irrésistibles contre des ennemis toujours bourgeois.
Les écrits philosophiques de Daniel Bensaïd incorporeront alors un leitmotiv sur les « bifurcations » de l’histoire contre l’idée de progrès linéaire – ce qui exprime au plan philosophique les analyses politiques trotskistes de la « révolution trahie ». Il s’appuiera sur des pensées hétérodoxes non pas, dit-il, « en dépit » de ses convictions marxistes mais « à cause » d’elles – de Charles Péguy à Walter Benjamin en passant par Ernst Bloch.
Péguy et l’exigence de vérité. Contre les mythes d’un pseudo-socialisme réalisé ou du « sens de l’histoire » marqué par un progrès fatal, Daniel s’inscrit dans un engagement politique qui analyse avec Trotski la « révolution trahie », combat avec Mandel (contre Bettelheim) un fatalisme des « forces productives » et exige avec Gramsci « d’allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté ». Il ajoute à cet univers de pensée un autre compagnon, moins cité : Charles Péguy [7], qui recherche lui aussi les vérités « sans faux-fuyant » : « Pourquoi mettre à l’histoire de faux talons ? […] Soyons socialistes et disons la vérité [8] ». Une vérité « qu’il faut savoir dire tristement, ajoute Daniel, sans les grands plis et les drapés, et les phrasés trompeurs de l’histoire universelle. […] On n’a pas le droit de dissoudre l’unique et irréductible responsabilité d’homme dans des nappes huileuses du sens de l’histoire ». Contre les notions de déterminisme historique et de progrès linéaire indéfini, Daniel trouve chez Péguy l’ouverture vers « des affinités et des échos, qui traversent le temps, qui font communiquer les époques, renaître les instants perdus, et resplendir les astres éteints [9] ».
Remontant le temps, il s’agit alors de revisiter des « communismes » précapitalistes d’inspiration religieuse. Ernst Bloch sera sur ce chemin.
Ernst Bloch et le principe Espérance. L’Utopie concrète d’Ernst Bloch s’inscrit pleinement dans ces ouvertures [10]. Il ne s’agit pas d’un renoncement aux polémiques marxistes évoquées contre le « socialisme utopique » coupé des masses mais d’un enrichissement. « C’est avec raison sans doute que fut désavoué le socialisme “abstraitement utopique”, mais la fécondité de la tendance concrètement utopique a été perdue au passage [11]. »
Ernst Bloch distingue un « courant froid » et un « courant chaud » du marxisme. Le second se tourne volontiers vers une « utopie remaniée du principe Espérance » qui devient, estime Daniel, « une ligne de résistance à l’ordre bureaucratique stalinien et une riposte à “la sous-alimentation de l’imagination socialiste”. » Des liens et alliances peuvent alors se (re)nouer avec des mouvements émancipateurs du passé – notamment d’inspiration religieuse (Péguy reste proche). De la guerre des paysans aux théologies de la libération du XXe siècle en passant par les niveleurs.
Michael Löwy a contribué à faire connaître le marxisme hétérodoxe d’Ernst Bloch [12]. Ce dernier comparait les aspirations les plus « chaudes », humainement, du marxisme, à celles des religions dont se réclamaient les hérésies contre les pouvoirs cléricaux : leur rejet des hiérarchies corrompues et dictatoriales, l’affirmation d’une émancipation individuelle (y compris, comme en témoignent les anabaptistes, l’exigence d’un choix religieux libre et conscient, donc adulte) ; mais aussi le partage collectif des terres… L’utopie du Royaume de Dieu sur Terre peut nourrir des mobilisations de masse et se retourner contre les utopies en miettes, côté bourgeois ou stalinien…
Mais le futur est une catégorie dominante chez Bloch (« le potentiel émancipateur du rêve éveillé »). Daniel reste sensible au risque de retomber dans le « socialisme utopique », au sens abstrait et marginal, accompagnant les désillusions et des renoncements à l’action contre l’ordre existant. En « sentinelle » politique, il se tourne plutôt vers les « bifurcations » de l’histoire qui ouvrent tant de possibles.
Walter Benjamin et le faisceau des peut-être… L’accent est alors mis sur Walter Benjamin, pour qui le présent « commande le faisceau des “peut-être” et fait surgir certains traits occultés du passé ». Ce présent-là scintille comme une étoile dans toutes les directions, exerçant à la fois « un pouvoir résurrecteur sur le passé et un pouvoir prophétique sur l’avenir ». Il « peut toujours redistribuer les cartes et les rôles, modifier le sens du passé en contredisant l’histoire écrite par les vainqueurs. Le dernier mot n’est jamais dit [13] ». Il s’oppose au « présentisme » de l’enlisement.
C’est un tel présent scintillant qui illumine, pour Daniel, les luttes paysannes et indigènes d’aujourd’hui, à la croisée de tant d’enjeux (écologiques, sociaux, internationaux), à partir de cheminements idéologiques qui empruntent à la religion comme au mouvement altermondialiste, insérés dans des temporalités ancestrales autant que modernes. Daniel les relie aux dépossédés du XIXe siècle autant qu’à l’actualité des luttes contre les multinationales prédatrices [14]. S’emparant des « us et coutumes » comme points de résistance à la mondialisation capitaliste, ils retournent les « biens communs » contre les « dépossessions » (soulignées par David Harvey) – notions qui peuvent être élargies aujourd’hui, au-delà de la question, cruciale, de la terre ou de l’eau, aux « productions du savoir socialisé soumis de plus en plus au brevetage ».
Dans un messianisme sécularisé, Daniel exprime l’écoute attentive de la « sentinelle » toujours prête à discerner l’irruption du possible né de nouvelles luttes. « La politique prime désormais l’histoire » puisqu’elle en commande le sens ; nullement prédéterminé par l’origine ou téléguidé par la fin – ni protégé des échecs ou des reculs, qu’il faut pouvoir analyser au regard des buts affichés.
Le devoir d’inventaire. Stalinisme et bureaucratie
« Le despotisme bureaucratique [est-il] la continuation légitime de la révolution d’Octobre ? » demandait Bensaïd à Badiou [15]. La question se pose pour la « révolution culturelle » chinoise ou la répression de Tienanmen et ce qu’il est advenu du régime de Pékin se disant toujours « communiste ». Quels sont les éléments de continuité et les discontinuités, les ruptures et les fameuses « bifurcations » qui modifient la trajectoire d’une révolution, d’une société, étouffant les forces de rappel et d’émancipation ? Ce débat-là avec Badiou doit être systématisé. Badiou utilise le mot « communisme » comme « concept philosophique donc éternel, de la subjectivité rebelle », dit Daniel qui le cite : il s’agit de « faire durer l’hypothèse communiste en dehors de la logique de prise du pouvoir », selon deux séquences : dans la première, Marx aurait « installé l’hypothèse » du communisme comme mouvement ; la deuxième, « celle du parti révolutionnaire, de la militarisation à la guerre de classe, de l’État socialiste, a sans doute été la séquence d’une représentation victorieuse de l’hypothèse ».
« Cette formulation, commente Daniel, quoique nuancée d’un prudent “sans doute”, implique que la séquence fut bien conforme à l’hypothèse. » « On ne saurait pour autant réduire l’histoire à une succession de séquences de fidélités à un événement fondateur. » « Faute de prendre à bras-le-corps la question du stalinisme, Badiou ajoute une hypothèse à l’hypothèse : celle d’une très hypothétique fidélité à l’irruption initiale du spectre. L’hypothèse communiste est alors tiraillée entre une politique du fait accompli qui affirme la conformité du réel à son concept, et une proposition idéaliste qui met l’Idée à l’abri des vicissitudes historiques. »
Finalement, souligne Daniel, « la critique du stalinisme se réduit chez Badiou à une question de méthode ». « Ce qu’il faut mettre en procès, c’est le choix de s’organiser en parti, ce qu’on peut appeler la forme-parti. »
Les formes d’organisation non partidaires échapperaient-elles davantage au danger bureaucratique ? Le stalinisme n’est-il que le produit d’erreurs ?
L’ennemi n’est pas seulement bourgeois. En réalité, la notion de bureaucratie est absente du monde conceptuel du maoïsme où l’ennemi est « bourgeois » (ou capitaliste). Or, comme le dit Daniel, il existe plusieurs fronts de luttes et de menaces. Il constate : « Nous sommes doublement vaincus par l’ennemi bourgeois de l’extérieur et par l’ennemi bureaucratique de l’intérieur [16]. »
Bien des auteurs, notamment ceux cités par Daniel [17], ont analysé les « corps sociaux » distincts liés aux classes. Il faut certes aussi cerner les phases de basculements sociopolitiques d’une partie des appareils institutionnels selon les rapports de force entre classes. Mais la bureaucratisation du mouvement ouvrier lui-même n’est pas un accident sur une route périphérique du communisme. Daniel s’oppose à « une idée superficielle » qui « fait croire que le phénomène bureaucratique serait le résultat exclusif de sociétés culturellement arriérées », ou le produit de formes d’organisation spécifiques. « En réalité, plus les sociétés se développent et plus elles produisent de formes bureaucratiques variées : bureaucraties d’État, bureaucraties administratives, bureaucraties du savoir et de l’expertise. »
Or, les organisations de masse non partidaires du mouvement ouvrier et social (syndicats, organisations non gouvernementales diverses, associations de luttes contre des discriminations, etc.) ne sont pas nécessairement plus démocratiques ni moins menacées de bureaucratisme que les partis [18]. Globalement, il faut, insiste Daniel, « penser les moyens de déprofessionnaliser le pouvoir et la politique, de limiter le cumul des mandats électifs, de supprimer les privilèges matériels et moraux, d’assurer la rotation des responsabilités », comme Marx en avait tiré les leçons de l’expérience de la Commune [19] comme forme de rupture avec l’État bourgeois au-dessus de la société et comme Lénine l’avait prôné.
Il ne s’agit pas d’un phénomène exceptionnel il n’y a pas en la matière d’arme ou d’antidote absolue. Il s’agit de mesures de vigilance et de limitation des tendances bureaucratiques ». « Les véritables solutions dépendent à long terme d’une transformation radicale de la division du travail et d’une réduction drastique du temps de travail contraint. » On peut mobiliser au service de cette cause égalitaire, donc profondément « communiste », d’importants outils de pensée venant de divers courants de pensée critique – de l’économie, de la sociologie, de l’écologie, des études de genre, des études postcoloniales.
Maîtriser et enrichir la tension entre les deux approches du communisme
On peut estimer, avec Daniel, que l’approche du communisme par ses « invariants » atemporels donne au concept une force et une extension éthiques qu’il faut garder, à la condition de ne pas renoncer, ce faisant, à l’analyse historique. Mais qui juge et comment ?
La voix des sans… Contre un pseudo-universalisme abstrait, il est essentiel de revisiter l’histoire à la lumière des « oublié.e.s » de l’histoire dominante, pour chaque contexte et période. À ce sujet, Daniel, comme Michael Löwy, a souligné l’apport de Walter Benjamin, tourné vers la voix des « sans » – les sans-voix, opprimé.e.s et vaincu.e.s donc oublié.e.s : femmes, esclaves, colonisés, populations des quartiers populaires, êtres humains à multiples facettes et oppressions croisées [20]. L’appropriation plurielle de l’histoire fait partie de la conquête d’« hégémonie », de luttes démocratiques pour l’appropriation du sens du passé/présent par les opprimé.e.s. Il s’agit de résister à toutes les tentatives de légalisation d’une « histoire officielle » faite par et pour les dominants, sous tous les cieux [21].
Les offensives idéologiques réactionnaires ont été multiformes à l’échelle mondiale : de l’assimilation du communisme au goulag à l’interprétation des basculements de 1989-1991 à des « révolutions » procapitalistes et à la « fin de l’histoire » ; des tentatives de valorisation (en France) du passé colonial [22] à la criminalisation des résistances antifascistes et anti-impérialistes passées ; de l’occultation du colonialisme sioniste aux nouvelles « guerres civilisatrices » légitimées par un droit international à géométrie variable… tout est bon pour ces entreprises réactionnaires disposant de la force des institutions dominantes. La « vigilance contre l’instrumentalisation de l’histoire » par les pouvoirs publics doit s’étendre [23]. Le devoir d’inventaire passe par le croisement des regards et l’incorporation au patrimoine commun de toutes les « protestations sociales » contre les injustices.
Seuls des bilans pluralistes donc démocratiques sont des moyens adéquats aux fins communistes. Il faut tordre le cou à toute prétention d’un parti, d’un État, d’un courant idéologique, ou d’experts, à être juge suprême. Ce qui ne veut pas dire que la démocratie communiste n’a pas besoin de partis, d’institutions, d’experts et de contre-experts. La liberté d’organisation et d’expression des oppositions qui respectent les règles communes, mais aussi les moyens institutionnels d’aide au jugement sur les enjeux, sont essentiels [24].
En conclusion : une reformulation ouvrant bien des chantiers.
Rosa Luxemburg a vu juste en soulignant la perte que les bolcheviques se sont infligé à eux-mêmes en limitant la démocratie – facilitant ce faisant la stalinisation. Mais le « court siècle soviétique » ne s’est pas cantonné à l’URSS de Staline. Il manque au débat de Daniel avec Badiou la pleine insertion des conseils ouvriers de Hongrie et de Pologne (1956), du Printemps et de l’automne de Prague et des mouvements autogestionnaires yougoslaves (1968), des grandes grèves et des revendications autogestionnaires de Solidarnosc en Pologne (1980)… autant de réalités « communistes » réprimées par les partis en place.
Avec Daniel, remontons le temps. Revisitons l’histoire en y incorporant toutes les luttes des vaincus et assumons alors pleinement les deux dimensions de sa démarche dans une reformulation ici soulignée : « La tentation de se soustraire à un inventaire historique critique conduirait à réduire l’idée communiste à des “invariants” atemporels, à en faire un synonyme des idées indéterminées de justice ou d’émancipation… au lieu de s’imposer l’exigence d’une analyse historique et politique des formes qu’ont pris ces invariants avant et depuis l’époque du capitalisme, sous divers cieux donc contextes. »
Il ne s’agit pas seulement de cerner « la forme spécifique de l’émancipation à l’époque du capitalisme ». Car toutes les sociétés (passées et à venir) peuvent être soumises à ce jugement critique sous le feu des soulèvements contre les inégalités et les oppressions, quelles que soient les légitimations dont elles se revendiquent. Nul besoin d’être d’accord sur les concepts pour s’entendre sur une telle démarche [25].
On dispose alors de critères pour « le devoir d’inventaire » de façon non sectaire, non normative, non dogmatique (quant aux moyens…) mais en fidélité aux finalités égalitaires et émancipatrices.
« La véritable épreuve […] [est] dans la capacité à rester “avant le seuil”. Dans une inconfortable transition permanente. […]. Sans certitude finale. Avant le seuil, dans l’inquiétude obligée du passage [26]. »
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Notes
[1] Daniel Bensaïd, « Puissances du communisme », 2009. Article publié sur ce site.
[2] Ce texte reprend la présentation de l’apport de Daniel « en défense du communisme », centré sur les enjeux du stalinisme et de la bureaucratie, introduite lors du séminaire tenu à Amsterdam deux ans après sa mort – et publié dans le recueil Daniel Bensaïd, l’intempestif, La Découverte, Paris 2012.
[3] Daniel Bensaïd, Le Sourire du spectre, éditions Michalon, Paris, 2000, p. 37.
[4] Daniel Bensaïd, « Puissances du communisme », 2009. Article publié sur ce site.
[5] Cf. débats « pour un socialisme du XXIe siècle » sur le site de Michel Husson : .
[6] Daniel Bensaïd, « Un communisme hypothétique. A propos de ”l’Hypothèse communiste” d’Alain Badiou », 2009. Article publié sur ce site.
[7] Daniel Bensaïd, « L’inglorieux vertical », 1992. Article publié sur ce site.
[8] Cité par Daniel Bensaïd in « L’inglorieux vertical », art. cit. : Charles Péguy, « Deuxième élégie », Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade », tome I, p. 351.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Erwan Dianteill et Michael Löwy, Sociologies et religion, t. II, Approches dissidentes, Puf, Paris, 2005.
[13] Daniel Bensaïd, « Utopie et messianisme : Bloch, Benjamin et le sens du vituel », 1995. Publié sur ce site
[14] Daniel Bensaïd, « Marx et le vol de bois : du droit coutumier des pauvres au bien commun de l’humanité », 2007. Publié sur ce site. Daniel Bensaïd, Les Dépossédés. Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres. La Fabrique, Paris, 2007.
[15] Cf. note 5.
[16] Daniel Bensaïd, Le Sourire du spectre, op. cit., p. 36.
[17] Ibid. p. 85.
[18] Sur ce plan également, Daniel est, comme tant d’entre nous, redevable des débats de la IVe Internationale sur les rapports de domination (notamment de genre) au sein du parti, la codification du droit de tendance, le respect de la démocratie des mouvements de masse, l’analyse de la bureaucratie. Ernest Mandel, De la bureaucratie, La Brèche, « Cahiers rouges », Paris, .
[19] Karl Marx, Friedrich Engels, Inventer l’inconnu. Textes et correspondances autour de la Commune, précédé de « Politiques de Marx » de Daniel Bensaïd, La Fabrique, Paris, 2008.
[20] Michael Löwy, Avertissement d’incendie, une lecture des thèses « sur le concept d’histoire », Puf, « Pratiques théoriques », Paris, 2001. Lire aussi « le point de vue des vaincus dans l’histoire de l’Amérique latine : réflexions méthodologiques à partir de Walter Benjamin », .
[21] Une telle résistance idéologique animait la conférence internationale organisée à Ljubljana en Slovénie notamment par de jeunes historiens contestant la nouvelle histoire officielle, les 20 et 21 octobre 2007 : « Uneventment of History – The Case of Yugoslavia. » Catherine Samary, « Yugoslav History in the Cold Wars », .
[22] Sur la résistance, notamment, parmi les historiens aux projets de loi de février 2005 en France, voir le site .
[23] Suite au conflit évoqué en note 17, s’est mis en place le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (), la recherche imposant la mise en évidence des débats et conflits d’interprétation sur l’histoire. Voir , .
[24] On ne peut présenter ici les débats sur la démocratie socialiste évoqués par Daniel dans de multiples chapitres des ouvrages cités ici, ou d’autres. Se reporter au site de Michel Husson : .
[25] Je développe cet argument dans un bilan présenté en 2000 dans la revue Quatrième Internationale sur les débats conceptuels concernant la « nature de l’URSS » ; .
[26] Daniel Bensaïd, « L’inglorieux vertical », 1992. Article publié sur ce site.
fée clochette- Messages : 1274
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Re: Daniel Bensaid
Bernard Chamayou
Actualité de la dépossession
À propos de l’essai de Daniel Bensaïd : « Les Dépossédés, Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres [1] ». Ce livre bref révèle « l’actuel encore actif [2] » dans les articles de Marx écrits pour La Gazette rhénane en 1842 [3].
Par rapport à d’autres ouvrages de Daniel Bensaïd, Les Dépossédés [4] est un texte classique, un classique contemporain : un texte homogène, dense, qui a les qualités de l’écriture silencieuse mais qui autorise la lecture à voix haute ; il est mesuré, mais non modéré, tenu, mais non bridé, ferme, mais non sec.
Daniel avait quelque chose de l’« homme de lettres » qu’évoque Hannah Arendt, dans un essai sur Walter Benjamin [5]. Elle en rappelle les origines : le rentier entouré de livres de la France prérévolutionnaire, gardant ses distances « vis-à-vis de l’État et de la société ». Cet « homme de lettres » devient révolutionnaire au XVIIIe siècle.
Aux XIXe et XXe siècles, la catégorie se divise entre les « hommes de culture » et les « révolutionnaires professionnels ». Hannah Arendt ajoute : « Si je fais allusion à cet arrière-plan historique, c’est seulement à cause de la liaison unique chez Benjamin, entre l’élément de culture et l’élément révolutionnaire. »
Les années de formation de Daniel ont croisé la révolution et la littérature : au programme de l’option lettres que suivait Daniel en classe préparatoire dans les années soixante, figuraient Louise Labé, Pascal, Péguy : on sait l’importance affective et intellectuelle que ces auteurs ont gardée pour lui.
Comment faire jouer, ici, culture et révolution, autrement que par la paraphrase ou l’analyse ? Comment tenter une approche ponctuelle, biaisée, multipliant les voies d’accès sans jamais perdre de vue le concept central : celui de propriété ?
La forme du dictionnaire s’est imposée soudain : un petit dictionnaire alphabétique et raisonné, une boîte à outils, un mode d’emploi dont l’apparente modestie parviendrait à restituer la rigueur d’une variation conceptuelle de philosophie politique sur les incidences politiques d’une histoire de bois mort faisant exploser la question de la propriété dans tous ses états, propriété qui était déjà pour Proudhon « le plus grand problème que peut poser la raison ».
Dictionnaire des idées non reçues sur la propriété
Mode d’emploi ludique de l’essai de Daniel Bensaïd Les Dépossédés
Présentation
Les articles de ce dictionnaire sont uniquement composés d’extraits du livre de Daniel ; les citations dans les citations sont aussi celles qu’il avait choisies.
Cette disposition et les ressources de l’informatique permettent plusieurs lectures : une lecture linéaire selon l’ordre alphabétique (lecture classique de l’autodidacte), une lecture sélective selon les entrées (lecture de la chercheuse ou du chercheur), une lecture aléatoire au fil des intérêts du moment (lecture de la flâneuse ou du flâneur), une lecture détachée ne prenant en compte que les passages soulignés (lecture du dandy, homme ou femme, si tant est qu’il existe des dandies femmes et que cela soit souhaitable…), une lecture stratégique (lecture de la militante ou du militant), une lecture critique (lecture du censeur – évitons le féminin, cela pourrait prêter à confusion !), une lecture organisée selon les parcours indiqués que le support numérique permet d’activer par de simples clics (lecture de la joueuse ou du joueur), et bien d’autres… à expérimenter.
Parcours
● Dictionnaire
● Dominantes
Haut de page
Notes
[1] Éditions La fabrique, Paris, 2007.
[2] Daniel Bensaïd : « Considérations inactuelles sur “L’actuel encore actuel” du Manifeste communiste », Contretemps n° 9, p. 107.
[3] « Débats sur la loi relative au vol de bois », Reinische Zeitung, entre le 25 octobre et le 3 novembre 1842. Articles cités en annexe de Les Dépossédés, p. 91-119.
[4] Titre qui résonne comme une fausse antithèse de celui du roman de Dostoïevski : Les Possédés…
[5] Hannah Arendt, Walter Benjamin, 1892-1940, Éditions Allia, Paris 2007, p. 63-65.
Actualité de la dépossession
À propos de l’essai de Daniel Bensaïd : « Les Dépossédés, Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres [1] ». Ce livre bref révèle « l’actuel encore actif [2] » dans les articles de Marx écrits pour La Gazette rhénane en 1842 [3].
Par rapport à d’autres ouvrages de Daniel Bensaïd, Les Dépossédés [4] est un texte classique, un classique contemporain : un texte homogène, dense, qui a les qualités de l’écriture silencieuse mais qui autorise la lecture à voix haute ; il est mesuré, mais non modéré, tenu, mais non bridé, ferme, mais non sec.
Daniel avait quelque chose de l’« homme de lettres » qu’évoque Hannah Arendt, dans un essai sur Walter Benjamin [5]. Elle en rappelle les origines : le rentier entouré de livres de la France prérévolutionnaire, gardant ses distances « vis-à-vis de l’État et de la société ». Cet « homme de lettres » devient révolutionnaire au XVIIIe siècle.
Aux XIXe et XXe siècles, la catégorie se divise entre les « hommes de culture » et les « révolutionnaires professionnels ». Hannah Arendt ajoute : « Si je fais allusion à cet arrière-plan historique, c’est seulement à cause de la liaison unique chez Benjamin, entre l’élément de culture et l’élément révolutionnaire. »
Les années de formation de Daniel ont croisé la révolution et la littérature : au programme de l’option lettres que suivait Daniel en classe préparatoire dans les années soixante, figuraient Louise Labé, Pascal, Péguy : on sait l’importance affective et intellectuelle que ces auteurs ont gardée pour lui.
Comment faire jouer, ici, culture et révolution, autrement que par la paraphrase ou l’analyse ? Comment tenter une approche ponctuelle, biaisée, multipliant les voies d’accès sans jamais perdre de vue le concept central : celui de propriété ?
La forme du dictionnaire s’est imposée soudain : un petit dictionnaire alphabétique et raisonné, une boîte à outils, un mode d’emploi dont l’apparente modestie parviendrait à restituer la rigueur d’une variation conceptuelle de philosophie politique sur les incidences politiques d’une histoire de bois mort faisant exploser la question de la propriété dans tous ses états, propriété qui était déjà pour Proudhon « le plus grand problème que peut poser la raison ».
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Notes
[1] Éditions La fabrique, Paris, 2007.
[2] Daniel Bensaïd : « Considérations inactuelles sur “L’actuel encore actuel” du Manifeste communiste », Contretemps n° 9, p. 107.
[3] « Débats sur la loi relative au vol de bois », Reinische Zeitung, entre le 25 octobre et le 3 novembre 1842. Articles cités en annexe de Les Dépossédés, p. 91-119.
[4] Titre qui résonne comme une fausse antithèse de celui du roman de Dostoïevski : Les Possédés…
[5] Hannah Arendt, Walter Benjamin, 1892-1940, Éditions Allia, Paris 2007, p. 63-65.
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Re: Daniel Bensaid
Marc Perelman
Guy Debord et l’Internationale situationniste, Herbert Marcuse…
On connaissait les positions des situationnistes et en particulier celles de Guy Debord vis-à-vis de Trotski et du trotskisme. Ces positions politiques et idéologiques avaient été précisées peu ou prou dans les revues, les ouvrages et les correspondances des membres de l’Internationale situationniste, un regroupement d’individus radicalement opposé à tous les autres mouvements et partis de la scène politique traditionnelle : Parti socialiste et Parti communiste, gauche extrémiste et « gauchistes » toutes tendances confondues (léninistes, trotskistes, conseillistes, anarchistes, les maoïstes concentrant, à l’époque et à juste titre, les charges les plus redoutables de Guy Debord [1]), et toutes les tendances artistiques et culturelles depuis les Surréalistes jusqu’aux avant-gardes les plus en pointe, y compris ceux que Debord exécrait peut-être le plus : les pro-situs [2].
Dans la Société du spectacle [3], Guy Debord revient à plusieurs reprises sur la politique de Trotski lui-même et sur le trotskisme en tant que mouvement politique de la fin des années soixante. « La théorie de la révolution permanente de Trotski et Parvus, à laquelle Lénine se rallia effectivement en avril 1917, écrit Debord, était la seule à devenir vraie pour les pays arriérés en regard du développement social de la bourgeoisie, mais seulement après l’introduction de ce facteur inconnu qu’était le pouvoir de classe de la bureaucratie » (thèse 103).
« L’illusion léniniste, poursuit Debord, n’a plus d’autre base actuelle que dans les diverses tendances trotskistes, où l’identification du projet prolétarien à une organisation hiérarchique de l’idéologie survit inébranlablement à l’expérience de tous ses résultats. La distance qui sépare le trotskisme de la critique révolutionnaire de la société présente permet aussi la distance respectueuse qu’il observe à l’égard de positions qui étaient déjà fausses quand elles s’usèrent dans un combat réel. Trotski est resté jusqu’en 1927 fondamentalement solidaire de la haute bureaucratie, tout en cherchant à s’en emparer pour lui faire reprendre une action réellement bolchevique à l’extérieur (on sait qu’à ce moment pour aider à dissimuler le fameux “testament de Lénine”, il alla jusqu’à désavouer calomnieusement son partisan Max Eastman qui l’avait divulgué). Trotski a été condamné par sa perspective fondamentale, parce qu’au moment où la bureaucratie se connaît elle-même dans son résultat comme classe contre-révolutionnaire à l’intérieur, elle doit choisir aussi d’être effectivement contre-révolutionnaire à l’extérieur au nom de la révolution, comme chez elle. La lutte ultérieure de Trotski pour une IVe Internationale contient la même inconséquence. Il a refusé toute sa vie de reconnaître dans la bureaucratie le pouvoir d’une classe séparée, parce qu’il était devenu pendant la deuxième révolution russe le partisan inconditionnel de la forme bolchevique d’organisation » (thèse 112). « L’illusion néoléniniste du trotskisme actuel, parce qu’elle est à tout moment démentie par la réalité de la société capitaliste moderne, tant bourgeoise que bureaucratique, trouve naturellement un champ d’application privilégié dans les pays “sous-développés” formellement indépendants, où l’illusion d’une quelconque variante de socialisme étatique et bureaucratique est consciemment manipulée comme la simple idéologie du développement économique, par les classes dirigeantes locales » (thèse 113).
La critique de Trotski et du trotskisme par Guy Debord est sans aucune concession bien que celui-ci reconnaisse les qualités d’anticipation politique de Trotski qui ne seront, selon lui, jamais poussées jusqu’au bout de leur logique organisationnelle sinon conceptuelle. Ce qui coûtera la vie à Trotski et fera dériver et même échouer de nombreuses tendances du trotskisme, par exemple dans l’incompréhension totale des événements de Mai 68 par le courant lambertiste.
La critique de Debord s’impose sur le terrain même du trotskisme et de ce que fut la conception de la lutte politique de Trotski avec ses défauts et ses qualités : la révolution permanente élaborée avec Parvus à partir de Marx, la bureaucratie contre laquelle Trotski et les trotskistes tentèrent de s’opposer souvent jusqu’à la mort, et les conséquences désastreuses, selon Debord, de l’engagement trotskiste vis-à-vis du tiers-monde ou des pays en voie de développement (Algérie, Yougoslavie, Cuba, Chine, etc.) perçus de fait comme des États-substituts à l’URSS bureaucratisée et qualifiée d’« État ouvrier dégénéré ».
Quelques années avant la parution de la Société du spectacle (1967), dans le numéro 8 de la revue Internationale situationniste (IS) (janvier 1963), un article d’Alexander Trocchi, « Technique du coup du monde » avait précédé l’analyse de Guy Debord. « Le coup du monde, précise l’auteur, doit être, au plus large sens, culturel. Avec ses mille techniciens Trotski a saisi les viaducs, les ponts, les communications téléphoniques et les sources d’énergie. Les policiers, victimes des conventions, ont contribué à sa brillante entreprise en montant la garde autour des vieux hommes dans le Kremlin. Ces derniers n’ont pas eu assez d’imagination pour s’aviser combien leur présence même au siège traditionnel du gouvernement était incongrue, à côté de la question. L’histoire les a pris de flanc. Trotski avait les gares, et les génératrices, et le “gouvernement” fut en définitive lock-outé de l’histoire par sa propre police » (p. 48).
Dans le dernier numéro de l’IS (numéro 12, septembre 1969) l’auteur anonyme revient sur les positions politiques de Trotski et ses analyses de la bureaucratie. « On dirait que l’histoire des vingt dernières années s’est donné pour unique tâche de démentir les analyses de Trotski sur la bureaucratie. Victime d’une sorte de “subjectivisme de classe”, il n’a voulu voir – tout au long de sa vie – dans la pratique stalinienne, que la déviation momentanée d’une couche usurpatrice, une “réaction thermidorienne”. Idéologue de la révolution bolchevique, Trotski ne pouvait devenir le théoricien de la révolution prolétarienne, lors de la restauration stalinienne. En refusant de reconnaître la bureaucratie au pouvoir pour ce qu’elle est, à savoir une nouvelle classe exploiteuse, ce Hegel de la révolution trahie s’est interdit d’en fournir la véritable critique. L’impuissance théorique et pratique du trotskisme (dans toutes ses nuances) est en grande partie contenue dans ce péché originel du maître. »
Toutes ces analyses renvoient pour ce qui concerne l’une des branches des trotskistes français – la branche frankiste [4] – aux premiers débats qui ont marqué en profondeur la fondation de la Ligue communiste (1968-1969) lorsqu’il s’agissait, entre autres, de décider d’intégrer la IVe Internationale ou pas. On sait que Daniel Bensaïd avec d’autres (Scalabrino, Rotman, Récanati [5]…) plus fermement encore, Maler, Joshua, ne fut pas à l’époque le plus chaud partisan de cette adhésion. Daniel Bensaïd, il le dira bien plus tard, imaginait plutôt une Ve Internationale regroupant divers mouvements parfois très hétéroclites (anticolonialistes, tiers-mondistes, Black Panters, etc.). Daniel Bensaïd sortait, ou plus exactement avait été expulsé, du Parti communiste et n’avait pas la même histoire politique personnelle qu’Alain Krivine ou Henri Weber déjà membres de la IVe Internationale depuis quelques années. Par contre, dès que l’adhésion à la IVe Internationale fut votée, il prit une part active sinon décisive à son essor jusqu’à en être l’un de ses dirigeants les plus actifs, en particulier en Amérique latine.
• • •
Si l’on connaissait donc l’intérêt de Guy Debord et des situationnistes pour Trotski et le trotskisme, un intérêt participant d’une critique sans concession mais attentionnée, un jugement souvent acerbe tout en étant plutôt obligeant avec le créateur et le chef de l’Armée rouge, avec celui qui s’opposa avec la dernière énergie à Staline et au stalinisme, on ne pouvait supposer, de loin, l’intérêt de Daniel Bensaïd pour les thèses situationnistes, sa lecture de Guy Debord et par ordre d’entrée en scène tout autant des auteurs suivants : Marcuse, Lefebvre, Baudrillard, Jameson et de bien d’autres figures historiques de la philosophie de langue allemande (Lukacs, Bloch…) qui apparaissent tout au long de son dernier ouvrage Le Spectacle, stade ultime…
Ce texte inachevé, en cours de rédaction avant le décès bien trop brutal de son auteur est une façon d’ébauche, le plan du livre existe, mais riche de spéculations concrètes, d’interrogations fécondes ; il rassemble des réflexions sur les thèmes déployés par ces théoriciens tout au long du XXe siècle. Pour avoir lu la plupart des ouvrages de Daniel Bensaïd, je dois dire que cet ouvrage-là fut une surprise, plutôt agréable et même plaisante. Non que les ouvrages d’avant celui-ci ne m’ait pas intéressé, bien au contraire. Mais, précisément, dans ce dernier ouvrage et dans les articles retrouvés après son décès par Sophie Bensaïd.
Ce que Daniel Bensaïd a jeté par écrit à l’aube de sa vie et qui est peut-être comme une forme sinon de testament du moins de legs politique qui nous interroge en profondeur, en tout cas interroge ceux qui voudraient continuer de s’interroger, entre autres, sur les possibilités d’une transformation sociale, sur les conditions de ces possibilités, sur les entraves de ces conditions. Tant les « thèmes » proposés dans l’annexe I que le plan général (annexe II) de cet ouvrage, et que Daniel Bensaïd nous laisse entrevoir et entreprend de développer, constituent une surprise, je l’ai déjà dit, mais mieux une découverte sur la grande capacité d’ouverture, l’intérêt intellectuel et la remise sinon en cause du moins en mouvement de sa propre histoire, eu égard à des questionnements, des problématiques et des auteurs pourtant éloignés d’un cercle souvent par trop restreint aux habitués des controverses politico-idéologiques classiques.
C’est le cas, par exemple, avec Herbert Marcuse qui dès 1964 avec l’Homme unidimensionnel remet en partie en cause le sujet révolutionnaire classique, soit le prolétariat en tant que classe porteuse du bouleversement social le plus radical, et ce pour défendre l’idée de son intégration définitive aux normes de la société bourgeoise dans le conformisme le plus total. À partir de cette analyse, Marcuse voudra percevoir dans les mobilisations étudiantes des années soixante, dans les mouvements sociaux, politiques voire idéologiques nouveaux, aux États-Unis et en Europe, autour de la sexualité libre, du féminisme, des luttes écologiques, de l’antiracisme…, les ferments d’un refus de la société de consommation alors en plein essor.
C’est le cas également avec Guy Debord, dont les thèses seront de plus en plus « crépusculaires » (« le spectaculaire intégré »), dixit D. Bensaïd ; on atteindra même le stade de la quasi-fatalité d’une société en proie à sa désintégration irréversible et que les pauvres moyens dont elle disposait encore pour faire barrage se sont d’eux-mêmes dissous, à l’instar du cinéma.
• • •
Or, que nous dit l’intérêt de Daniel Bensaïd pour tous ces auteurs ? Et de quoi Daniel Bensaïd a-t-il peut-être voulu nous avertir ?
Les analyses de Marcuse ou Debord, certes de manière assez différente, sont en totale opposition avec les thèses de Marx et de Trotski sur le prolétariat en tant que principal sujet libérateur de toutes les formes d’aliénation passées et actuelles. Il est à peine nécessaire de le rappeler. Mais là n’est pas l’objet de mon propos. La question est de savoir pourquoi Daniel Bensaïd s’est intéressé, aujourd’hui, à ces auteurs-là, peu fréquentés par son propre courant politique, des auteurs souvent « accusés » d’avoir érigé les formes mêmes de l’aliénation jusqu’à la hauteur et la profondeur de structures absolues de sociétés face auxquelles, in fine, on ne peut rien.
Daniel Bensaïd a-t-il souhaité « affronter » ceux qui lui paraissaient peut-être les plus difficiles ou délicats à critiquer parce que, pour certains, les plus proches de lui ? Mais « proches » qu’est-ce à dire encore ? Ne serait-ce pas à mieux définir ?
Je reste pour ma part certain que la maladie de Daniel Bensaïd y est pour beaucoup dans cet intérêt pour ces auteurs-là. Comme il l’aura lui-même écrit, si près de la mort pendant tant d’années, « les proportions et les perspectives temporelles s’en trouvent modifiées [6] », elles prennent assurément une autre dimension. Ce qu’il a su être une fin plus ou moins lointaine et le traumatisme qui en a résulté n’est pas pour rien, me semble-t-il, dans la suite de son parcours militant et intellectuel ; se désengageant progressivement de celui-là pour s’absorber dans celui-ci. Sans doute, est-il alors dans « l’après-coup » (Nachträglichkeit, Freud), soit ce remaniement, cette réinscription, le surgissement d’une nouvelle temporalité qui est mise au premier plan, soit encore la réorganisation de sa propre vie quotidienne désormais chamboulée.
Bref, on ne peut plus apprécier sinon voir les choses comme avant ; et d’autant plus pour le projet politique qui est dès lors lui aussi remis en cause. Ce qui était lointain peut se rapprocher ; ce qui était si proche devenir tellement lointain. Jamais désabusé mais avec le doute en guise de regard politique.
Il va sans dire que l’exercice auquel je me livre ici même, s’il ne se fait pas dans les mêmes conditions qui furent celles auxquelles Daniel Bensaïd fut confronté, n’en constitue pas moins un autre « après-coup ». Le décès de Daniel Bensaïd que je ne connaissais que trop peu, et parce qu’il fut un ami et le resta malgré des divergences, produisit chez moi, et je peux l’imaginer pour beaucoup d’autres, une douleur aiguë. Qu’emportait Daniel Bensaïd dans son départ et qui nous fut si violent ? « Pour celles et ceux de sa génération et de la mienne, c’est une partie de nous-mêmes qui part avec lui ; sans doute la meilleure, celle de notre jeunesse ardente et de nos espérances sans calculs, ni compromis [7]. » La meilleure part, celle de notre jeunesse, qu’il incarnait à sa façon. Et cela est perdu à jamais. Ce deuil des possibilités de révolution sociale se redoublait pour nous par le deuil de l’une de ses figures les plus attachantes. Et l’on sait que chez Freud, le deuil est à rapprocher de la mélancolie en tant que celui-là « est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. [8] ».
On perçoit dans Le Spectacle, stade ultime… de Daniel Bensaïd et dans nombre de ses articles autour de questions toujours essentielles – le triptyque aliénation-fétichisme-réification dans lequel il faut inclure une réflexion originale sur l’urbain, la ville – un intérêt qui n’est pas que théorique, froid ou distant, mais tout au contraire une façon de conversation avec ces auteurs qui ne pouvaient lui répondre [9]. Daniel Bensaïd pointe avec Marcuse et Debord les figures essentielles de la critique de la société de classe. Ceux-là mêmes qui ont été les opposants les plus irréductibles au système parce que les plus précis dans leurs critiques. Sont-ils alors si « proches » ? Ou Daniel Bensaïd a-t-il voulu nous les présenter, les intégrer parce qu’ils font partie du cercle des révolutionnaires disparus ? Ces auteurs ne veulent plus en découdre avec cette société par les moyens que la société s’est elle-même donné ou nous a laissé : les partis politiques, les avant-gardes, l’art, etc., considérées comme tout autant réifiées, fétichisées et donc aliénantes que l’argent, la marchandise, l’économie, l’État, etc. Daniel Bensaïd va pourtant chercher les propres arguments, les concepts de ces auteurs pour les exposer dans le détail et nous les faire parvenir. Comme s’il fallait non seulement prendre en considération ces auteurs pourtant éloignés de la vision du monde habituelle mais aussi se les approprier non comme des ennemis politiques mais comme les adversaires les plus valables. Difficile dialectique !
On voit ainsi Daniel Bensaïd suivre page après page les livres importants de toutes les figures essentielles de la critique dialectique, d’un marxisme non ossifié, et mettre au jour : la puissance inouïe d’un Capital qui ne cesse de se renouveler, le prurit de la marchandise qui s’étale sur la peau de la société, la séparation nature/société, sujet/objet, travail/capital, le fétichisme de la marchandise (Marx, D. Bensaïd aurait pu ajouter Roubine et surtout Rosdolsky) inséparable du fétichisme sexuel (Freud), l’incessant calcul et la rationalité dévastatrice (F. Jakubowski), la réification généralisée en tant que développement radical et absolu de la marchandise (Lukacs), la lente glissade de nos sociétés postindustrielles vers le simulacre que Baudrillard a subtilement analysé, la capacité irrémissible des sociétés capitalistes à tout intégrer dans leur folle danse mortifère [10], les formes de domination sociale dont la « désublimation répressive » (Marcuse) constitue sans doute avec la technologie le noyau dur de cette impossible mise à distance des individus et jusqu’à ce concept de « spectacle » que Daniel Bensaïd, après Debord et avec Debord, érige en tant que concept ultime de nos sociétés, l’ultime concept d’une tragédie en tant que tragédie ultime du concept. La totalité de la société apparaît alors comme une immense centrifugeuse projetant, plaquant et écrasant tout ce qui apparaît sur ses bords (« in girum imus nocte et consumimur igni [11] »).
Spectateurs de leur propre impuissance, les individus sont dans l’incapacité de faire surgir l’élément subjectif – le Parti, la théorie révolutionnaire, le sujet émancipateur… –, bien que la stratégie en tant que guerre de mouvement, jeu de luttes politiques incessantes persiste dans l’ensemble des rapports qu’entretiennent les individus entre eux ; même si partout règnent le doute et le scepticisme ce dernier constituant la pointe avancée du politique arrimé aux fausses alternatives (« un autre monde est possible », « la politique autrement », etc.). Quel « projet » ? Quel « choix initial » pour reprendre Marcuse comme le fait Daniel Bensaïd ?
• • •
Le dernier chapitre (VI), intitulé « Du spectacle au simulacre », aborde la question de l’urbanisation des villes et de leur possible fin historique précisément dans leur urbanisation. Des thèmes que Daniel Bensaïd reprend et développe dans plusieurs articles, comme Guy Debord les avait initiés dans La Société du spectacle par un septième chapitre intitulé « L’aménagement du territoire ». On y perçoit l’art de l’analyse de Daniel Bensaïd pour un thème qui semble ne concerner que les spécialistes : architectes, urbanistes, écologistes, techniciens de l’environnement, paysagistes, etc. Au contraire, la ville dans sa dimension historique et l’histoire dans sa dimension de ville sont le centre de la société du spectacle, là où elle surgit, se maintient, prolifère. Rappelant ailleurs le souhait d’un Le Corbusier de la « suppression de la rue », Daniel Bensaïd insiste sur la marchandisation de la ville qui n’est pas réductible au seul étalage publicitaire d’objets insignifiants mais qui est une politique du temps, celle des transports, du travail, du repos ou de son organisation sous la forme des loisirs.
Il insiste, à juste titre, sur les loisirs comme la cristallisation du temps libre à partir d’une captation par l’urbanisme de ce qui pouvait rester d’un temps libre soustrait au Capital (Daniel Bensaïd note pour une fois que parmi les pseudo-événements préfabriqués « le sport spectaculaire [est] produit à profusion [12] »). Ce que Debord avait perçu dans sa critique de l’écologie en 1959 [13] ! Daniel Bensaïd peut alors ajouter que la ville et la campagne ne sont plus que « l’effondrement simultané, l’usure réciproque », les banlieues n’existent plus, absentes en tant que non-lieux. Debord constate que la planète est malade ; et que le remède, par exemple dans « une critique esthétique » rate son objet puisque « déjà le problème de la dégradation de la totalité de l’environnement naturel et humain a complètement cessé de se poser sur le plan de la prétendue qualité ancienne, esthétique ou autre, pour devenir radicalement le problème même de la possibilité matérielle d’existence du monde qui poursuit un tel mouvement [14] ».
Marc Perelman [15] s’est intéressé à ces travaux, notamment au livre inachevé paru aux éditions Lignes, et nous a transmis un article que nous publions en manière d’introduction. Nous renvoyons également à l’article/préface de René Schérer présent dans notre rubrique « Échos ».
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Notes
[1] Guy Debord caractérisait Alain Badiou comme « le pire de tous » parmi les « déchets critiques, qu’[il] se propos[ait] de concasser ». Lettre de Guy Debord à Jean-François Martos du 16 mai 1982, in Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord, Paris, Le Fin mot de l’histoire, 1998, p. 50.
[2] Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti, « Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps », in La Véritable Scission dans l’Internationale, Paris, Éditions Champ libre, 1972, p. 41 sqq.
[3] Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967, p. 82, 91-93.
[4] Du nom de Pierre Frank (1905-1984), l’un des dirigeants de la section française de la IVe Internationale avant et après la Seconde Guerre mondiale et de la direction de la IVe Internationale, à partir de sa réunification partielle de 1963.
[5] Cf. « De l’internationalisme à l’Internationale. Pourquoi nous avons adhéré… », in Construire le parti, construire l’Internationale, « Cahiers “Rouge” », n° 8-9, Paris, François Maspero, 1969, p. 57-77.
[6] Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Stock, « Un ordre d’idées », 2004, p. 449 sq.
[7] Charles Michaloux aux obsèques de Daniel Bensaïd, le 20 janvier 2010.
[8] Sigmund Freud, Métapsychologie, Paris, Gallimard, « Idées », 1968, p. 148.
[9] Daniel Bensaïd, sur une sollicitation de ma part, avait accepté de me confier un ensemble de textes qui, réarticulés, deviendront l’ouvrage intitulé La Discordance des temps (Paris, Les Éditions de la Passion, 1995). À cette occasion et par cet ouvrage, précisément ce livre, j’ai vu cette façon très charnelle de la part de Daniel Bensaïd de travailler les idées de sorte qu’elles prennent toujours corps. Le concept fait corps, lui donnant cette épaisseur feuilletée, cette profondeur nourrie, sustentée et qui vient du corps lui-même.
[10] Et jusqu’à celui qui en fut le plus farouche adversaire, Guy Debord lui-même, dont les archives personnelles, désormais « Trésor national » depuis le 29 janvier 2009, sont exposées à la Bibliothèque nationale de France dans le cadre d’une rétrospective : « Guy Debord. Un art de la guerre ». Celui qui écrivit qu’il avait : « mérité la haine universelle de la société de [son] temps, et aurai[t] été fâché d’avoir d’autres mérites aux yeux d’une telle société » (Œuvres cinématographiques complètes, Paris, Éditions Champ libre, 1978, p. 208-209) se voyait reconnu comme l’un de ses plus grands penseurs, le chef d’une armée, et qu’il fallait protéger afin de le faire connaître au public par le biais de l’une des plus importantes institutions de la République française. Guy Debord, qui s’est suicidé en 1994, n’a été en rien responsable de ce funeste sarcophage.
[11] « Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu », in Œuvres cinématographiques complètes, op. cit., p. 187-278.
[12] Daniel Bensaïd, Le Spectacle, stade ultime…, op. cit., p. 117.
[13] « L’écologie, qui se préoccupe de l’habitat, veut faire sa place dans un complexe urbain à un espace social pour les loisirs (ou parfois, plus restrictivement, à un espace urbaniste-symbolique exprimant et mettant en ordre visible la structure fixée d’une société). Mais l’écologie n’entre jamais dans les considérations sur les loisirs, leur renouvellement et leur sens. L’écologie considère les loisirs comme hétérogènes par rapport à l’urbanisme. Nous pensons au contraire que l’urbanisme domine aussi les loisirs ; est l’objet même des loisirs. Nous lions l’urbanisme à une idée nouvelle des loisirs, comme, d’une façon plus générale, nous envisageons l’unité de tous les problèmes de transformation du monde ; nous ne reconnaissons de révolution que dans la totalité. » « Écologie, psychogéographie et transformation du milieu humain », in Guy Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2006, p. 458-459.
[14] « La planète malade » (rédigé en 1971), in Guy Debord, Œuvres, op. cit., p. 1063-1064. Debord stigmatise « la lèpre urbanistique qui s’étale toujours à la place de ce que furent la ville et la campagne ».
[15] Marc Perelman partage son temps entre ses recherches et leur enseignement à l’université de Nanterre, la rédaction d’ouvrages et d’articles et la direction de collections de livres (son site : www.marcperelman.com).
Guy Debord et l’Internationale situationniste, Herbert Marcuse…
On connaissait les positions des situationnistes et en particulier celles de Guy Debord vis-à-vis de Trotski et du trotskisme. Ces positions politiques et idéologiques avaient été précisées peu ou prou dans les revues, les ouvrages et les correspondances des membres de l’Internationale situationniste, un regroupement d’individus radicalement opposé à tous les autres mouvements et partis de la scène politique traditionnelle : Parti socialiste et Parti communiste, gauche extrémiste et « gauchistes » toutes tendances confondues (léninistes, trotskistes, conseillistes, anarchistes, les maoïstes concentrant, à l’époque et à juste titre, les charges les plus redoutables de Guy Debord [1]), et toutes les tendances artistiques et culturelles depuis les Surréalistes jusqu’aux avant-gardes les plus en pointe, y compris ceux que Debord exécrait peut-être le plus : les pro-situs [2].
Dans la Société du spectacle [3], Guy Debord revient à plusieurs reprises sur la politique de Trotski lui-même et sur le trotskisme en tant que mouvement politique de la fin des années soixante. « La théorie de la révolution permanente de Trotski et Parvus, à laquelle Lénine se rallia effectivement en avril 1917, écrit Debord, était la seule à devenir vraie pour les pays arriérés en regard du développement social de la bourgeoisie, mais seulement après l’introduction de ce facteur inconnu qu’était le pouvoir de classe de la bureaucratie » (thèse 103).
« L’illusion léniniste, poursuit Debord, n’a plus d’autre base actuelle que dans les diverses tendances trotskistes, où l’identification du projet prolétarien à une organisation hiérarchique de l’idéologie survit inébranlablement à l’expérience de tous ses résultats. La distance qui sépare le trotskisme de la critique révolutionnaire de la société présente permet aussi la distance respectueuse qu’il observe à l’égard de positions qui étaient déjà fausses quand elles s’usèrent dans un combat réel. Trotski est resté jusqu’en 1927 fondamentalement solidaire de la haute bureaucratie, tout en cherchant à s’en emparer pour lui faire reprendre une action réellement bolchevique à l’extérieur (on sait qu’à ce moment pour aider à dissimuler le fameux “testament de Lénine”, il alla jusqu’à désavouer calomnieusement son partisan Max Eastman qui l’avait divulgué). Trotski a été condamné par sa perspective fondamentale, parce qu’au moment où la bureaucratie se connaît elle-même dans son résultat comme classe contre-révolutionnaire à l’intérieur, elle doit choisir aussi d’être effectivement contre-révolutionnaire à l’extérieur au nom de la révolution, comme chez elle. La lutte ultérieure de Trotski pour une IVe Internationale contient la même inconséquence. Il a refusé toute sa vie de reconnaître dans la bureaucratie le pouvoir d’une classe séparée, parce qu’il était devenu pendant la deuxième révolution russe le partisan inconditionnel de la forme bolchevique d’organisation » (thèse 112). « L’illusion néoléniniste du trotskisme actuel, parce qu’elle est à tout moment démentie par la réalité de la société capitaliste moderne, tant bourgeoise que bureaucratique, trouve naturellement un champ d’application privilégié dans les pays “sous-développés” formellement indépendants, où l’illusion d’une quelconque variante de socialisme étatique et bureaucratique est consciemment manipulée comme la simple idéologie du développement économique, par les classes dirigeantes locales » (thèse 113).
La critique de Trotski et du trotskisme par Guy Debord est sans aucune concession bien que celui-ci reconnaisse les qualités d’anticipation politique de Trotski qui ne seront, selon lui, jamais poussées jusqu’au bout de leur logique organisationnelle sinon conceptuelle. Ce qui coûtera la vie à Trotski et fera dériver et même échouer de nombreuses tendances du trotskisme, par exemple dans l’incompréhension totale des événements de Mai 68 par le courant lambertiste.
La critique de Debord s’impose sur le terrain même du trotskisme et de ce que fut la conception de la lutte politique de Trotski avec ses défauts et ses qualités : la révolution permanente élaborée avec Parvus à partir de Marx, la bureaucratie contre laquelle Trotski et les trotskistes tentèrent de s’opposer souvent jusqu’à la mort, et les conséquences désastreuses, selon Debord, de l’engagement trotskiste vis-à-vis du tiers-monde ou des pays en voie de développement (Algérie, Yougoslavie, Cuba, Chine, etc.) perçus de fait comme des États-substituts à l’URSS bureaucratisée et qualifiée d’« État ouvrier dégénéré ».
Quelques années avant la parution de la Société du spectacle (1967), dans le numéro 8 de la revue Internationale situationniste (IS) (janvier 1963), un article d’Alexander Trocchi, « Technique du coup du monde » avait précédé l’analyse de Guy Debord. « Le coup du monde, précise l’auteur, doit être, au plus large sens, culturel. Avec ses mille techniciens Trotski a saisi les viaducs, les ponts, les communications téléphoniques et les sources d’énergie. Les policiers, victimes des conventions, ont contribué à sa brillante entreprise en montant la garde autour des vieux hommes dans le Kremlin. Ces derniers n’ont pas eu assez d’imagination pour s’aviser combien leur présence même au siège traditionnel du gouvernement était incongrue, à côté de la question. L’histoire les a pris de flanc. Trotski avait les gares, et les génératrices, et le “gouvernement” fut en définitive lock-outé de l’histoire par sa propre police » (p. 48).
Dans le dernier numéro de l’IS (numéro 12, septembre 1969) l’auteur anonyme revient sur les positions politiques de Trotski et ses analyses de la bureaucratie. « On dirait que l’histoire des vingt dernières années s’est donné pour unique tâche de démentir les analyses de Trotski sur la bureaucratie. Victime d’une sorte de “subjectivisme de classe”, il n’a voulu voir – tout au long de sa vie – dans la pratique stalinienne, que la déviation momentanée d’une couche usurpatrice, une “réaction thermidorienne”. Idéologue de la révolution bolchevique, Trotski ne pouvait devenir le théoricien de la révolution prolétarienne, lors de la restauration stalinienne. En refusant de reconnaître la bureaucratie au pouvoir pour ce qu’elle est, à savoir une nouvelle classe exploiteuse, ce Hegel de la révolution trahie s’est interdit d’en fournir la véritable critique. L’impuissance théorique et pratique du trotskisme (dans toutes ses nuances) est en grande partie contenue dans ce péché originel du maître. »
Toutes ces analyses renvoient pour ce qui concerne l’une des branches des trotskistes français – la branche frankiste [4] – aux premiers débats qui ont marqué en profondeur la fondation de la Ligue communiste (1968-1969) lorsqu’il s’agissait, entre autres, de décider d’intégrer la IVe Internationale ou pas. On sait que Daniel Bensaïd avec d’autres (Scalabrino, Rotman, Récanati [5]…) plus fermement encore, Maler, Joshua, ne fut pas à l’époque le plus chaud partisan de cette adhésion. Daniel Bensaïd, il le dira bien plus tard, imaginait plutôt une Ve Internationale regroupant divers mouvements parfois très hétéroclites (anticolonialistes, tiers-mondistes, Black Panters, etc.). Daniel Bensaïd sortait, ou plus exactement avait été expulsé, du Parti communiste et n’avait pas la même histoire politique personnelle qu’Alain Krivine ou Henri Weber déjà membres de la IVe Internationale depuis quelques années. Par contre, dès que l’adhésion à la IVe Internationale fut votée, il prit une part active sinon décisive à son essor jusqu’à en être l’un de ses dirigeants les plus actifs, en particulier en Amérique latine.
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Si l’on connaissait donc l’intérêt de Guy Debord et des situationnistes pour Trotski et le trotskisme, un intérêt participant d’une critique sans concession mais attentionnée, un jugement souvent acerbe tout en étant plutôt obligeant avec le créateur et le chef de l’Armée rouge, avec celui qui s’opposa avec la dernière énergie à Staline et au stalinisme, on ne pouvait supposer, de loin, l’intérêt de Daniel Bensaïd pour les thèses situationnistes, sa lecture de Guy Debord et par ordre d’entrée en scène tout autant des auteurs suivants : Marcuse, Lefebvre, Baudrillard, Jameson et de bien d’autres figures historiques de la philosophie de langue allemande (Lukacs, Bloch…) qui apparaissent tout au long de son dernier ouvrage Le Spectacle, stade ultime…
Ce texte inachevé, en cours de rédaction avant le décès bien trop brutal de son auteur est une façon d’ébauche, le plan du livre existe, mais riche de spéculations concrètes, d’interrogations fécondes ; il rassemble des réflexions sur les thèmes déployés par ces théoriciens tout au long du XXe siècle. Pour avoir lu la plupart des ouvrages de Daniel Bensaïd, je dois dire que cet ouvrage-là fut une surprise, plutôt agréable et même plaisante. Non que les ouvrages d’avant celui-ci ne m’ait pas intéressé, bien au contraire. Mais, précisément, dans ce dernier ouvrage et dans les articles retrouvés après son décès par Sophie Bensaïd.
Ce que Daniel Bensaïd a jeté par écrit à l’aube de sa vie et qui est peut-être comme une forme sinon de testament du moins de legs politique qui nous interroge en profondeur, en tout cas interroge ceux qui voudraient continuer de s’interroger, entre autres, sur les possibilités d’une transformation sociale, sur les conditions de ces possibilités, sur les entraves de ces conditions. Tant les « thèmes » proposés dans l’annexe I que le plan général (annexe II) de cet ouvrage, et que Daniel Bensaïd nous laisse entrevoir et entreprend de développer, constituent une surprise, je l’ai déjà dit, mais mieux une découverte sur la grande capacité d’ouverture, l’intérêt intellectuel et la remise sinon en cause du moins en mouvement de sa propre histoire, eu égard à des questionnements, des problématiques et des auteurs pourtant éloignés d’un cercle souvent par trop restreint aux habitués des controverses politico-idéologiques classiques.
C’est le cas, par exemple, avec Herbert Marcuse qui dès 1964 avec l’Homme unidimensionnel remet en partie en cause le sujet révolutionnaire classique, soit le prolétariat en tant que classe porteuse du bouleversement social le plus radical, et ce pour défendre l’idée de son intégration définitive aux normes de la société bourgeoise dans le conformisme le plus total. À partir de cette analyse, Marcuse voudra percevoir dans les mobilisations étudiantes des années soixante, dans les mouvements sociaux, politiques voire idéologiques nouveaux, aux États-Unis et en Europe, autour de la sexualité libre, du féminisme, des luttes écologiques, de l’antiracisme…, les ferments d’un refus de la société de consommation alors en plein essor.
C’est le cas également avec Guy Debord, dont les thèses seront de plus en plus « crépusculaires » (« le spectaculaire intégré »), dixit D. Bensaïd ; on atteindra même le stade de la quasi-fatalité d’une société en proie à sa désintégration irréversible et que les pauvres moyens dont elle disposait encore pour faire barrage se sont d’eux-mêmes dissous, à l’instar du cinéma.
• • •
Or, que nous dit l’intérêt de Daniel Bensaïd pour tous ces auteurs ? Et de quoi Daniel Bensaïd a-t-il peut-être voulu nous avertir ?
Les analyses de Marcuse ou Debord, certes de manière assez différente, sont en totale opposition avec les thèses de Marx et de Trotski sur le prolétariat en tant que principal sujet libérateur de toutes les formes d’aliénation passées et actuelles. Il est à peine nécessaire de le rappeler. Mais là n’est pas l’objet de mon propos. La question est de savoir pourquoi Daniel Bensaïd s’est intéressé, aujourd’hui, à ces auteurs-là, peu fréquentés par son propre courant politique, des auteurs souvent « accusés » d’avoir érigé les formes mêmes de l’aliénation jusqu’à la hauteur et la profondeur de structures absolues de sociétés face auxquelles, in fine, on ne peut rien.
Daniel Bensaïd a-t-il souhaité « affronter » ceux qui lui paraissaient peut-être les plus difficiles ou délicats à critiquer parce que, pour certains, les plus proches de lui ? Mais « proches » qu’est-ce à dire encore ? Ne serait-ce pas à mieux définir ?
Je reste pour ma part certain que la maladie de Daniel Bensaïd y est pour beaucoup dans cet intérêt pour ces auteurs-là. Comme il l’aura lui-même écrit, si près de la mort pendant tant d’années, « les proportions et les perspectives temporelles s’en trouvent modifiées [6] », elles prennent assurément une autre dimension. Ce qu’il a su être une fin plus ou moins lointaine et le traumatisme qui en a résulté n’est pas pour rien, me semble-t-il, dans la suite de son parcours militant et intellectuel ; se désengageant progressivement de celui-là pour s’absorber dans celui-ci. Sans doute, est-il alors dans « l’après-coup » (Nachträglichkeit, Freud), soit ce remaniement, cette réinscription, le surgissement d’une nouvelle temporalité qui est mise au premier plan, soit encore la réorganisation de sa propre vie quotidienne désormais chamboulée.
Bref, on ne peut plus apprécier sinon voir les choses comme avant ; et d’autant plus pour le projet politique qui est dès lors lui aussi remis en cause. Ce qui était lointain peut se rapprocher ; ce qui était si proche devenir tellement lointain. Jamais désabusé mais avec le doute en guise de regard politique.
Il va sans dire que l’exercice auquel je me livre ici même, s’il ne se fait pas dans les mêmes conditions qui furent celles auxquelles Daniel Bensaïd fut confronté, n’en constitue pas moins un autre « après-coup ». Le décès de Daniel Bensaïd que je ne connaissais que trop peu, et parce qu’il fut un ami et le resta malgré des divergences, produisit chez moi, et je peux l’imaginer pour beaucoup d’autres, une douleur aiguë. Qu’emportait Daniel Bensaïd dans son départ et qui nous fut si violent ? « Pour celles et ceux de sa génération et de la mienne, c’est une partie de nous-mêmes qui part avec lui ; sans doute la meilleure, celle de notre jeunesse ardente et de nos espérances sans calculs, ni compromis [7]. » La meilleure part, celle de notre jeunesse, qu’il incarnait à sa façon. Et cela est perdu à jamais. Ce deuil des possibilités de révolution sociale se redoublait pour nous par le deuil de l’une de ses figures les plus attachantes. Et l’on sait que chez Freud, le deuil est à rapprocher de la mélancolie en tant que celui-là « est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. [8] ».
On perçoit dans Le Spectacle, stade ultime… de Daniel Bensaïd et dans nombre de ses articles autour de questions toujours essentielles – le triptyque aliénation-fétichisme-réification dans lequel il faut inclure une réflexion originale sur l’urbain, la ville – un intérêt qui n’est pas que théorique, froid ou distant, mais tout au contraire une façon de conversation avec ces auteurs qui ne pouvaient lui répondre [9]. Daniel Bensaïd pointe avec Marcuse et Debord les figures essentielles de la critique de la société de classe. Ceux-là mêmes qui ont été les opposants les plus irréductibles au système parce que les plus précis dans leurs critiques. Sont-ils alors si « proches » ? Ou Daniel Bensaïd a-t-il voulu nous les présenter, les intégrer parce qu’ils font partie du cercle des révolutionnaires disparus ? Ces auteurs ne veulent plus en découdre avec cette société par les moyens que la société s’est elle-même donné ou nous a laissé : les partis politiques, les avant-gardes, l’art, etc., considérées comme tout autant réifiées, fétichisées et donc aliénantes que l’argent, la marchandise, l’économie, l’État, etc. Daniel Bensaïd va pourtant chercher les propres arguments, les concepts de ces auteurs pour les exposer dans le détail et nous les faire parvenir. Comme s’il fallait non seulement prendre en considération ces auteurs pourtant éloignés de la vision du monde habituelle mais aussi se les approprier non comme des ennemis politiques mais comme les adversaires les plus valables. Difficile dialectique !
On voit ainsi Daniel Bensaïd suivre page après page les livres importants de toutes les figures essentielles de la critique dialectique, d’un marxisme non ossifié, et mettre au jour : la puissance inouïe d’un Capital qui ne cesse de se renouveler, le prurit de la marchandise qui s’étale sur la peau de la société, la séparation nature/société, sujet/objet, travail/capital, le fétichisme de la marchandise (Marx, D. Bensaïd aurait pu ajouter Roubine et surtout Rosdolsky) inséparable du fétichisme sexuel (Freud), l’incessant calcul et la rationalité dévastatrice (F. Jakubowski), la réification généralisée en tant que développement radical et absolu de la marchandise (Lukacs), la lente glissade de nos sociétés postindustrielles vers le simulacre que Baudrillard a subtilement analysé, la capacité irrémissible des sociétés capitalistes à tout intégrer dans leur folle danse mortifère [10], les formes de domination sociale dont la « désublimation répressive » (Marcuse) constitue sans doute avec la technologie le noyau dur de cette impossible mise à distance des individus et jusqu’à ce concept de « spectacle » que Daniel Bensaïd, après Debord et avec Debord, érige en tant que concept ultime de nos sociétés, l’ultime concept d’une tragédie en tant que tragédie ultime du concept. La totalité de la société apparaît alors comme une immense centrifugeuse projetant, plaquant et écrasant tout ce qui apparaît sur ses bords (« in girum imus nocte et consumimur igni [11] »).
Spectateurs de leur propre impuissance, les individus sont dans l’incapacité de faire surgir l’élément subjectif – le Parti, la théorie révolutionnaire, le sujet émancipateur… –, bien que la stratégie en tant que guerre de mouvement, jeu de luttes politiques incessantes persiste dans l’ensemble des rapports qu’entretiennent les individus entre eux ; même si partout règnent le doute et le scepticisme ce dernier constituant la pointe avancée du politique arrimé aux fausses alternatives (« un autre monde est possible », « la politique autrement », etc.). Quel « projet » ? Quel « choix initial » pour reprendre Marcuse comme le fait Daniel Bensaïd ?
• • •
Le dernier chapitre (VI), intitulé « Du spectacle au simulacre », aborde la question de l’urbanisation des villes et de leur possible fin historique précisément dans leur urbanisation. Des thèmes que Daniel Bensaïd reprend et développe dans plusieurs articles, comme Guy Debord les avait initiés dans La Société du spectacle par un septième chapitre intitulé « L’aménagement du territoire ». On y perçoit l’art de l’analyse de Daniel Bensaïd pour un thème qui semble ne concerner que les spécialistes : architectes, urbanistes, écologistes, techniciens de l’environnement, paysagistes, etc. Au contraire, la ville dans sa dimension historique et l’histoire dans sa dimension de ville sont le centre de la société du spectacle, là où elle surgit, se maintient, prolifère. Rappelant ailleurs le souhait d’un Le Corbusier de la « suppression de la rue », Daniel Bensaïd insiste sur la marchandisation de la ville qui n’est pas réductible au seul étalage publicitaire d’objets insignifiants mais qui est une politique du temps, celle des transports, du travail, du repos ou de son organisation sous la forme des loisirs.
Il insiste, à juste titre, sur les loisirs comme la cristallisation du temps libre à partir d’une captation par l’urbanisme de ce qui pouvait rester d’un temps libre soustrait au Capital (Daniel Bensaïd note pour une fois que parmi les pseudo-événements préfabriqués « le sport spectaculaire [est] produit à profusion [12] »). Ce que Debord avait perçu dans sa critique de l’écologie en 1959 [13] ! Daniel Bensaïd peut alors ajouter que la ville et la campagne ne sont plus que « l’effondrement simultané, l’usure réciproque », les banlieues n’existent plus, absentes en tant que non-lieux. Debord constate que la planète est malade ; et que le remède, par exemple dans « une critique esthétique » rate son objet puisque « déjà le problème de la dégradation de la totalité de l’environnement naturel et humain a complètement cessé de se poser sur le plan de la prétendue qualité ancienne, esthétique ou autre, pour devenir radicalement le problème même de la possibilité matérielle d’existence du monde qui poursuit un tel mouvement [14] ».
Marc Perelman [15] s’est intéressé à ces travaux, notamment au livre inachevé paru aux éditions Lignes, et nous a transmis un article que nous publions en manière d’introduction. Nous renvoyons également à l’article/préface de René Schérer présent dans notre rubrique « Échos ».
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Notes
[1] Guy Debord caractérisait Alain Badiou comme « le pire de tous » parmi les « déchets critiques, qu’[il] se propos[ait] de concasser ». Lettre de Guy Debord à Jean-François Martos du 16 mai 1982, in Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord, Paris, Le Fin mot de l’histoire, 1998, p. 50.
[2] Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti, « Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps », in La Véritable Scission dans l’Internationale, Paris, Éditions Champ libre, 1972, p. 41 sqq.
[3] Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967, p. 82, 91-93.
[4] Du nom de Pierre Frank (1905-1984), l’un des dirigeants de la section française de la IVe Internationale avant et après la Seconde Guerre mondiale et de la direction de la IVe Internationale, à partir de sa réunification partielle de 1963.
[5] Cf. « De l’internationalisme à l’Internationale. Pourquoi nous avons adhéré… », in Construire le parti, construire l’Internationale, « Cahiers “Rouge” », n° 8-9, Paris, François Maspero, 1969, p. 57-77.
[6] Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Stock, « Un ordre d’idées », 2004, p. 449 sq.
[7] Charles Michaloux aux obsèques de Daniel Bensaïd, le 20 janvier 2010.
[8] Sigmund Freud, Métapsychologie, Paris, Gallimard, « Idées », 1968, p. 148.
[9] Daniel Bensaïd, sur une sollicitation de ma part, avait accepté de me confier un ensemble de textes qui, réarticulés, deviendront l’ouvrage intitulé La Discordance des temps (Paris, Les Éditions de la Passion, 1995). À cette occasion et par cet ouvrage, précisément ce livre, j’ai vu cette façon très charnelle de la part de Daniel Bensaïd de travailler les idées de sorte qu’elles prennent toujours corps. Le concept fait corps, lui donnant cette épaisseur feuilletée, cette profondeur nourrie, sustentée et qui vient du corps lui-même.
[10] Et jusqu’à celui qui en fut le plus farouche adversaire, Guy Debord lui-même, dont les archives personnelles, désormais « Trésor national » depuis le 29 janvier 2009, sont exposées à la Bibliothèque nationale de France dans le cadre d’une rétrospective : « Guy Debord. Un art de la guerre ». Celui qui écrivit qu’il avait : « mérité la haine universelle de la société de [son] temps, et aurai[t] été fâché d’avoir d’autres mérites aux yeux d’une telle société » (Œuvres cinématographiques complètes, Paris, Éditions Champ libre, 1978, p. 208-209) se voyait reconnu comme l’un de ses plus grands penseurs, le chef d’une armée, et qu’il fallait protéger afin de le faire connaître au public par le biais de l’une des plus importantes institutions de la République française. Guy Debord, qui s’est suicidé en 1994, n’a été en rien responsable de ce funeste sarcophage.
[11] « Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu », in Œuvres cinématographiques complètes, op. cit., p. 187-278.
[12] Daniel Bensaïd, Le Spectacle, stade ultime…, op. cit., p. 117.
[13] « L’écologie, qui se préoccupe de l’habitat, veut faire sa place dans un complexe urbain à un espace social pour les loisirs (ou parfois, plus restrictivement, à un espace urbaniste-symbolique exprimant et mettant en ordre visible la structure fixée d’une société). Mais l’écologie n’entre jamais dans les considérations sur les loisirs, leur renouvellement et leur sens. L’écologie considère les loisirs comme hétérogènes par rapport à l’urbanisme. Nous pensons au contraire que l’urbanisme domine aussi les loisirs ; est l’objet même des loisirs. Nous lions l’urbanisme à une idée nouvelle des loisirs, comme, d’une façon plus générale, nous envisageons l’unité de tous les problèmes de transformation du monde ; nous ne reconnaissons de révolution que dans la totalité. » « Écologie, psychogéographie et transformation du milieu humain », in Guy Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2006, p. 458-459.
[14] « La planète malade » (rédigé en 1971), in Guy Debord, Œuvres, op. cit., p. 1063-1064. Debord stigmatise « la lèpre urbanistique qui s’étale toujours à la place de ce que furent la ville et la campagne ».
[15] Marc Perelman partage son temps entre ses recherches et leur enseignement à l’université de Nanterre, la rédaction d’ouvrages et d’articles et la direction de collections de livres (son site : www.marcperelman.com).
fée clochette- Messages : 1274
Date d'inscription : 23/06/2010
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Localisation : vachement loin de la capitale
À propos du livre « Daniel Bensaïd, l᾽intempestif
ARTOUS Antoine, SITEL Francis
31 mars 2013
En janvier 2012, deuxième anniversaire de sa disparition, sous l᾽égide de la IVe Internationale s᾽est tenu un séminaire d’hommage à Daniel Bensaïd. Une « réunion de travail », explique François Sabado, organisateur de la réunion et qui a dirigé ce livre, rassemblant les contributions présentées lors de ce séminaire [1].
En 2012, la perte, considérable, est présente dans son immédiateté, le temps du deuil à son début. Toutes ces contributions, dans leur diversité, en témoignent, reflétant ce que fut le rayonnement personnel exceptionnel de Daniel Bensaïd, celui de son intelligence, de son humanité, de la force se dégageant de ses multiples investissements militants et intellectuels.
Reste que la distanciation n᾽étant pas là, explorer ce double champ politique et idéologique ne peut aller sans des limites évidentes et une approche peu assurée. D᾽où parfois comme une tentation du miroir, qui est d᾽attribuer à Daniel Bensaïd ce qu᾽on a appris de lui, de ses paroles et de ses écrits, sans être bien sûr que lui-même assumerait l᾽expression qu᾽on en donne. D’où parfois également la tentation de lisser les apports de Daniel Bensaïd, ses contradictions, voire de construire des hagiographies et/ou de romancer des parties de l’histoire. Ce pourquoi nous privilégions dans le présent article un regard critique sur l᾽ouvrage [2].
Tentations hagiographiques
Le texte de François Sabado consacré à « L᾽Internationale » – où l᾽on voit se mêler en permanence le « il » de celui dont on parle, le « je » de celui qui écrit et un « nous » militant, lui-même divers car portant sur des périodes et des instances différentes – conjugue ces défauts. Prenons deux exemples, étant entendu qu’il ne s’agit pas de remettre en question l’internationalisme « spontané » de Daniel (et de sa génération) avant 1968, ni l᾽importance du rôle qu᾽il allait par la suite jouer dans la vie de la IVe Internationale.
Mais c’est romancer l’histoire que d’écrire que « le choix de la IVe Internationale, par Daniel, arrime la jeune Ligue communiste des années 1960 au courant marxiste révolutionnaire ». D’abord, la Ligue communiste a été créée à la fin des années 1960, en avril 1969, comme fusion du PCI (Parti communiste internationaliste), section française de la IVe Internationale avant 1968, et de la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire), créée en 1966, essentiellement sur la base de la crise de l’Union des étudiants communistes (PCF). Daniel (et quelques autres) se prononcèrent pour l’adhésion à la IVe Internationale seulement lors de la préparation du congrès de fondation de la LCR, fin 1968. Auparavant, il n’était pas membre du PCI, mais de la seule JCR. Et le PCI avait choisi de créer la JCR (et non une organisation de jeunesse affiliée au PCI), précisément parce qu᾽une partie non négligeable des militants (dont Daniel) se réclamaient certes du marxisme révolutionnaire mais refusaient alors de l’arrimer à la IVe Internationale…
Le deuxième exemple est la question des relations à décider entre le NPA en voie de création et la IVe Internationale. F. Sabado écrit que « Daniel accepte que le NPA ne soit pas lié directement à l᾽Internationale. Il accepte même que ses partisans n’existent pas en tant que courant séparé au sein du nouveau parti pour que celui-ci ait sa propre respiration, sans intervention d’un courant ou d᾽une fraction organisée » (p. 166). Le congrès de dissolution de la LCR qui précéda celui de fondation du NPA refusa à une très forte majorité la proposition du courant Unir et d᾽autres militants de créer une association des membres de la IVe Internationale au sein du NPA, pratique pourtant habituelle dans de nombreux pays où existaient des expériences de « partis larges ». D᾽où une situation quelque peu floue, les membres de l᾽ex-LCR restant membres de la IVe Internationale, mais sous des formes organisationnelles restant à définir.
Sans discuter ici du bilan de la création du NPA, force est de constater qu’elle a conduit à la disparition de la LCR, une des principales sections historiques de la IVe Internationale qui, de plus – au-delà des variations de conjoncture – était « installée » dans le paysage politique français.
L᾽ensemble du livre est marqué par un contraste entre les contributions et l’entretien que Bensaïd donna à la revue Mouvements, suite à la publication de son autobiographie Une lente impatience, tel que reproduit en fin de volume. Les premières apportent chacune ce que les auteurs estiment être leur vérité à propos d᾽une des nombreuses facettes de la personnalité riche et complexe de Daniel Bensaïd. Certaines d’ailleurs sont intéressantes et/ou discutables. Mais elles se gardent bien, à la notable exception de celle de Josette Trat, consacrée à « la question du féminisme », d᾽apporter des critiques risquant d᾽égratigner l᾽éloge. En revanche, dans l᾽interview parle un Bensaïd en pleine sincérité et lucidité à propos de ses capacités et contradictions. La forme de l᾽entretien permet de retrouver l᾽écho de son grand talent, à l᾽oral et plus encore à l᾽écrit, qui est la maîtrise d᾽un style tout personnel et brillant. Et une écriture souple et flamboyante, qui lui permet de concentrer en une formule acérée une pensée originale, mais aussi, parfois, d’escamoter une difficulté conceptuelle ou politique.
« La politique comme art stratégique »
La phrase est tirée du livre de Daniel Bensaïd, Un monde à changer (Textuel, 2003), en référence à Lénine. Au-delà de ses évolutions, c’est chez lui un élément fondateur de son rapport au marxisme [3] et pas seulement celui de la période, qui dura quelques années après 1968, qu’il caractérise de « léninisme pressé ». Une formule qu’il n’invente pas, mais emprunte explicitement à la caractérisation faite par Régis Debray du « castrisme » et du « guévarisme ». Or le livre évacue complètement le problème, hormis quelques formules toutes faites dans les contributions structurantes « Combattre et penser » de Charles Michaloux, François Sabado et Olivier Besancenot et « L’Internationale » de François Sabado.
Naturellement, cela implique une approche particulière de la place de la politique. Question qu᾽Alex Callinicos, un dirigeant du SWP anglais, est le seul à traiter frontalement dans « Le temps brisé de la politique ». On peut discuter certaines de ses analyses. Mais sa remarque est pertinente comme quoi « la discordance des temps » – thème de Daniel sans cesse repris dans le livre – n’est pas une invention de Bensaïd. Ainsi on la retrouve déjà chez Althusser (Lire le capital, Maspero, 1968) pour qui le modèle d’un temps homogène et continu ne peut plus être retenu comme temps de l’histoire. En revanche chez ce dernier ces différents temps semblent autonomes, « alors que chez Bensaïd la politique est précisément l’endroit où les différentes temporalités s’entrecroisent » (p. 76).
Sans entrer dans le détail, on peut distinguer trois grandes dimensions qui ne se succèdent pas simplement chronologiquement mais se chevauchent en permanence, et ce faisant s’approfondissent.
La première (partagée par d’autres animateurs de la Ligue) est de rompre avec une vision « propagandiste » (explicable historiquement) qui a marqué le mouvement trotskyste, notamment après la Seconde Guerre mondiale. Le programme devient alors l’expression « consciente » d’un processus historique « inconscient », et fonctionne de fait comme une norme. Il sert alors surtout à apprécier la façon dont les courants en rupture avec le stalinisme et la social-démocratie se rapprochent de cette norme. Dans sa contribution, Pierre Rousset y fait allusion avec sa critique d’Ernest Mandel. L’accès à la politique révolutionnaire est alors compris sur le mode de la prise de conscience d’une classe sujet de l’histoire, le prolétariat [4]. Elle est en quelque sorte le produit organique de son développement.
Ce que, plus tard, Daniel va caractériser de « sociologisme » ou de « pari sociologique », il en trouve des traces chez Marx, mais aussi (plus fortement), chez Labriola, Rosa Luxembourg, le jeune Trotski, Kautsky ou Ernest Mandel. Dans Marx l’intempestif (Fayard 1995 p. 215) Daniel explique que Mandel développe une « ontologie postulée du prolétariat » dont les différenciations internes relèvent des seuls niveaux de conscience. Sous cet angle, on pourrait dire que ce dernier porte une problématique « trotsko-luxembourgiste », alors que celle de Bensaïd est plutôt « trotsko-léniniste ». Laquelle ne se réduit pas à « l’ultra-léninisme » post 1968, mais se poursuit lorsque la Ligue, au cours des années 1970, amorce non seulement un tournant vers une politique de front unique, mais réajuste sa vision du processus révolutionnaire. Et ce sous deux angles. D’abord un retour sur les expériences révolutionnaires des années 1920-1930 qui remet en cause l’érection de la Révolution russe en modèle, au profit d’une vision plus prolongée des processus révolutionnaires (Révolution allemande, Révolution espagnole...), tout en conservant l’idée de crise révolutionnaire. Ensuite en engageant des débats sur la stratégie avec des organisations d’extrême gauche contemporaines, comme Lotta continua en Italie et, surtout, en Amérique Latine, notamment avec l’ERP-PRT, qui a été la section argentine de la IVe Internationale, et le MIR chilien.
Ici Bensaïd joue un rôle très important. Et, suite à un stage de formation, il synthétise les acquis de l’élaboration de la Ligue sur ce terrain dans Stratégie et parti (La Brèche) publié en 1987. Daniel y déploie avec force la problématique d᾽« hypothèses stratégiques », opposée à celle de « modèle ». Mais personne n’en parle. Et cet oubli nous semble significatif d’une certaine problématique de présentation de Daniel et de son histoire. Avant de revenir sur le troisième moment des débats stratégiques – que nous caractérisons comme celui de la crise des références stratégiques de la Ligue –, quelques remarques sur cette question.
« Un communisme hérétique » ?
La présentation du livre parle d’un tournant « à partir des années 1980 ». On le date en général de Moi, la Révolution (Gallimard) et Walter Benjamin sentinelle messianique (Plon). Le problème est que le premier a été publié en 1989 et le second en 1990. Cela brouille les périodisations et participe du lissage de l’histoire. Dans sa contribution Michael Löwy est plus précis en parlant du tournant de 1988-1990. Et il a raison de souligner que cela se traduit par une prolixité de lectures, de publications et comme une libération de son style.
Pour autant peut-on en faire alors, comme il l’écrit, « un communiste hérétique » ? Caractérisation que semblent reprendre Charles Michaloux, François Sabado et Olivier Besancenot. La formule provient d’un article commun écrit par Bensaïd et Löwy sur Blanqui. On pouvait déjà la discuter. Mais appliquée à Daniel, elle nous semble fausse car, justement, elle gomme une des spécificités de son apport : « le politique comme art stratégique » et, plus généralement son approche stratégique du marxisme. Précisons à ce propos ce qu’il faut entendre par stratégie. Pour Daniel, elle s’articule toujours avec une perspective de transformation radicale du pouvoir politique ; même si on ne pouvait se contenter d’une « destruction » de l’appareil d’État. Dès 1976, dans La Révolution et le Pouvoir (Stock), il souligne comment une certaine sous-estimation de la tradition communiste de transformation du pouvoir dans l’ensemble des relations sociales avait favorisé l’étatisation du social au détriment de la socialisation du pouvoir.
Dans le texte de Michaël Löwy, la catégorie de stratégie ainsi comprise est dissoute dans celle de prophétie, ce qui justifie la distinction entre deux catégories de livres : « des travaux théorico-politiques », comme La Discordance des Temps ou Marx l’intempestif, en 1995 ; des essais « politico-prophétiques », comme Essai de taupologie générale ( 2001) et Éloge de la résistance à l’air du temps (1998). On pourrait remarquer que Marx l’intempestif est entièrement surdéterminé par la volonté de proposer une lecture stratégique de Marx ; ou encore que dans cette nouvelle période Daniel multiplie les textes sur les débats stratégiques. On pourrait ajouter que, au tournant des années 1990, lorsqu’il devint manifeste que la période historique ouverte par Octobre 17 était close, chacun – en tout cas ceux qui continuaient à se réclamer de la « révolution » – trouva sa propre voie pour faire le point. Cela dit il ne faudrait pas que le détour par Walter Benjamin devienne un phénomène de mode et un passage obligé, ou encore que certains textes de Bensaïd présentés comme fondateurs échappent à la critique [5].
L’essentiel n’est pas là, mais dans ce que masque la référence au « communisme hérétique » ou la formule « politico-prophétique » : l’écart grandissant entre le brio théorique et littéraire de Daniel et la crise d’identité stratégique dans laquelle s’installe peu à peu la Ligue.
Une crise d’identité stratégique
Par cette formule, nous ne visons pas principalement des questions comme le féminisme et l’écologie – au fil des années, elles étaient devenues des acquis de la Ligue –, mais la stratégie au sens où nous en avons parlé plus haut. La discussion couvait depuis plusieurs années, mais elle prit de l’ampleur suite à deux dossiers de débats dans Critique communiste de mars (n° 179) et de novembre (n°181) 2006 [6]. Pour le dire vite, cette stratégie, qui faisait l’identité de la Ligue, celle que Bensaïd avait synthétisée dans Stratégie et parti, avait perdu de sa fonctionnalité, non pas pour des raisons conjoncturelles, mais à cause de données structurelles façonnées par la nouvelle période historique, dont Daniel lui-même décrivait bien les effets.
Cela apparaissait d’ailleurs dans la tonalité de ses textes. Autant ses polémiques avec, par exemple, Hard et Negri ou Holloway sont pertinentes, autant on avait du mal à cerner les alternatives stratégiques concrètes qu’il proposait. De ce point de vue Éloge de la politique profane (Albin Michel, 2008) est emblématique. Si ses analyses sur l’évolution du monde et les débats en cours étaient toujours aussi brillantes et utiles, et la nécessité de reconnaître l’écart entre social et politique réitérée, le livre se contente de faire feu sur toutes les alternatives existantes. Du coup la brillance du style et l’ouverture théorique tout azimut s’accompagnent d’un raidissement politique et organisationnel. Certes, il ne faut pas faire preuve d’angélisme, la situation était complexe. Ainsi, au Brésil en 2003 Lula est élu à la présidence de la République et Daniel est obligé, à juste titre, de rompre avec la majorité du courant qu’il avait fortement contribué à construire, lorsqu’elle décide de participer à un gouvernement social-libéral.
« En France, le succès de la LCR conduit au lancement du NPA en 2009. Daniel y joue un rôle moteur (et) décide d’accompagner la percée de la nouvelle organisation en relançant la revue ContreTemps et en constituant la Société Louise Michel, cadre de débat et de réflexion pour la pensée radicale », écrivent Charles Michaloux, François Sabado et Olivier Besancenot, en ajoutant : « Nouvelle époque, nouveau programme, nouveau parti. » (p. 15). Même si la paternité de la formule n᾽est pas établie, celle-ci est incontestablement pertinente. Toutefois, elle n’impliquait en rien, selon nous, que la LCR se juge en capacité de polariser directement autour d’elle les nouveaux courants critiques en autoproclamant le NPA, ce qui était aussi une façon de nier l’écart entre social et politique. N᾽aurait-elle pu se traduire par une bataille pour une recomposition de la gauche critique, au lieu de lui tourner le dos ? Dans ce cadre ContreTemps, qui reposait sur la place importante de Daniel dans le champ intellectuel, et définie comme revue marxiste indépendante, aurait pu être conçue comme devant aider à cette bataille ; idem pour la Société Louise Michel. En revanche il est vrai que cette entreprise de relance de ContreTemps, qui fusionnait avec Critique communiste, et de création de la Société Louise Michel témoignait de la volonté, qui s᾽avéra inégalement partagée, d᾽accompagner le lancement du NPA d᾽un espace et d᾽outils de débat et d᾽élaboration théoriques.
On connaît la suite. François Sabado parle de « crise de fondation » du NPA (p. 167). Il s’agit en fait d’une crise beaucoup plus profonde. Et il ne faudrait pas que de ce livre on retienne l᾽idée que cette fin pourrait être le point d’arrivée logique de la trajectoire politique de Daniel.
Antoine Artous, Francis Sitel
Notes
[1] Daniel Bensaïd, l᾽intempestif, sous la direction de François Sabado, éditions La Découverte, Paris 2012. Ont contribué à ce volume : Cinzia Arruzza, Olivier Besancenot, Alex Callinicos, Philippe Corcuff, Samy Johsua, Michael Löwy, Joao Machado, Charles Michaloux, Philippe Pignarre, Pierre Rousset, Catherine Samary, Josette Trat, Esther Vivas.
[2] Nos relations, personnelles et politiques, avec Daniel Bensaïd ne furent pas les mêmes. Très anciennes et fortes pour l᾽un, plus distanciées pour l᾽autre. Au-delà des désaccords ponctuels, et le fait de ne pas partager son choix de création du NPA, notre souci commun ici est de considérer que, compte tenu du rôle déterminant qui fut celui de Bensaïd dans l᾽histoire de la LCR, il est important de poursuivre l᾽étude critique de son apport militant et théorique. Le livre récemment publié en donne l᾽occasion.
[3] Daniel Bensaïd, La politique comme art stratégique, Syllepse, 2011. Avant propos d’Antoine Artous (également sur le site www.contretemps.eu).
[4] Plus généralement, Bensaïd ne prend pas la défense du « sujet » contre le structuralisme et ne reprit pas la problématique de l’aliénation, s’orientant vers celle du fétichisme de la période du Capital.
[5] Voir, par exemple, le débat entre Antoine Artous et Daniel Bensaïd sur Moi la Révolution paru dans Critique communiste n° 89, octobre 1989 et reproduit dans ce numéro.
[6] On trouve ces articles sur le site www.europe-solidaire.org. Voir aussi un texte de Bensaïd « Sur le retour de la question politico-stratégique » où, entre autres, il discute nos interventions dans ce débat : www.marxau21.fr.
* Antoine Artous a participé à la création de la JCR en 1966 (à Toulouse, avec Daniel Bensaïd), de la LC (1969), puis de la LCR (1974). Francis Sitel a rejoint la LC en 1972, avec d’autres membres du « courant marxiste révolutionnaire » du PSU.
Texte paru sur le site essf : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article28602#nh2
Babel- Messages : 1081
Date d'inscription : 30/06/2011
Extraits de textes sur la République
http://www.npa2009.org/node/37605
Roseau- Messages : 17750
Date d'inscription : 14/07/2010
Re: Daniel Bensaid
Le hussard rouge : Daniel Bensaïd, 1946-2010
Dans le texte [ci-dessous], initialement publié par International socialism en juin 2010, Sebastien Budgen "esquisse quelques-uns des éléments de la vie et de l’œuvre de Daniel Bensaïd pour des lecteurs qui [...] n’ont peut-être qu’une idée très vague de son histoire tumultueuse et de son riche héritage".
http://npaherault.blogspot.com/2013/07/daniel-bensaid-au-carrefour-du.html
Roseau- Messages : 17750
Date d'inscription : 14/07/2010
Un beau texte de jeunesse
Daniel Bensaïd
dans L’Allumeur du belvédère, journal des élèves du lycée de Toulouse-Bellevue, n° 15, 1962
http://danielbensaid.org/Heredite
dans L’Allumeur du belvédère, journal des élèves du lycée de Toulouse-Bellevue, n° 15, 1962
http://danielbensaid.org/Heredite
Roseau- Messages : 17750
Date d'inscription : 14/07/2010
Leur gauche et la notre
http://www.danielbensaid.org/
Roseau- Messages : 17750
Date d'inscription : 14/07/2010
Re: Daniel Bensaid
Recension de la traduction des mémoires de Daniel
("Une lente impatience") par Alex Callinicos
http://www.isj.org.uk/index.php4?id=1004&issue=144
("Une lente impatience") par Alex Callinicos
http://www.isj.org.uk/index.php4?id=1004&issue=144
Roseau- Messages : 17750
Date d'inscription : 14/07/2010
Re: Daniel Bensaid
Mise en ligne d'un inédit de Daniel Bensaïd !
« Chaud, froids, à propos de la onzième thèse sur Feuerbach »
présenté par Antoine Artous.
http://www.danielbensaid.org/Chauds-froids?var_mode=calcul
« Chaud, froids, à propos de la onzième thèse sur Feuerbach »
présenté par Antoine Artous.
http://www.danielbensaid.org/Chauds-froids?var_mode=calcul
Roseau- Messages : 17750
Date d'inscription : 14/07/2010
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