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Un monde libre

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Message  Babel Sam 10 Jan - 13:29

Roman graphique de Halim Mahmoudi, Un Monde libre décrit la vie en banlieue de jeunes issus de l’immigration.

Extrait de l'interview accordée à actuabd, au moment de sa parution :

« Je pense que nous n’avons pas d’autre choix que d’arracher et de reprendre nos libertés. »

Vous décrivez la vie en banlieue de jeunes issus de l’immigration. Vous avez dit dans une autre interview qu’il s’agissait de "zones invisibles", un monde, une réalité, que la plupart des citoyens ne s’imaginent même pas...
Oui, c’est exact ! On ne peut pas s’imaginer ce que c’est que de vivre dans une zone populaire et pauvre si on n’y a pas vécu. On est étrangers, discriminés, et donc acculés aux aides sociales ou à l’économie illicite. Et le pire, c’est que nous nous sentons insultés, tous, et en permanence. À moins d’être tous des sacrés paranoïaques, il y a une politique délibérée de non-intégration des populations issues de l’immigration en France. Un apartheid social et économique bâti sur des préjugés ethno-raciaux dignes du temps béni des colonies.

Notre rapport au monde est différent, forcément ! Ce qu’on ne s’imagine pas, c’est la mécanique implacable de la pauvreté, cette suite logique, cette fatalité programmée de la paupérisation qui s’imprime sur les visages, les corps, les dents, les vêtements, la bouffe, la façon d’être, de penser, la morale, les codes, les valeurs. La répression, les lettres de retard, les rappels, les impayés, les minima sociaux, la prison, les parloirs, les saisies, les descentes de flics, les carences affectives, sanitaires, les lacunes scolaires, les années d’intérim ou de chômage, et l’ennui quotidien saupoudré de moments de bonheur mais aussi de drames terribles. C’est une violence inouïe psychologiquement de se savoir ghettoïsé de la sorte, socialement, ethniquement, de n’avoir pas droit aux mêmes promesses d’avenir que les concitoyens...

Il y a des zones invisibles dans mon album, des zones d’ombres dans ma propre enfance, mais si je les racontais en album, on ne me croirait pas. Ce serait beaucoup trop violent ! Et puis à quoi bon raconter qu’on a côtoyé la drogue, la prostitution, la perdition, la prison, le viol ou même le meurtre ? Qu’on a pu avoir peur pour soi, sa famille, qu’on a vu circuler des armes ? À la limite, ce serait seulement utile pour dire ce que ça engendre : un quartier brisé, des familles éclatées, des problèmes psychologiques lourds, sous cachetons, des fins de vie prématurées, qui ne ressemblent plus à rien d’humain, des morts, des associations qui ferment les unes après les autres, et des lieux de vie et d’échanges qui disparaissent, etc...

Et en plus de ça, dans l’inconscient collectif on passe d’un quartier en danger à un quartier dangereux. Mais au fond tout ça, c’est infiniment moins violent que la brutalité administrative et institutionnelle. Car enfant, même si on ne devrait jamais assister à tout cela (vive les discours...), on s’y habitue, on ne se sent pas en danger. Mon quartier n’était pas une zone dangereuse. Il y a avait juste cette ombre du malheur sur nos vies, et la mécanique des rancœurs, du mépris de soi, de la dévalorisation, et l’omniprésence des facilités : Les drogues douces comme la télévision, l’alcool, le tabac, les médicaments, le sexe ou les vols, les petites haines ravalées a force d’encaisser. Et tout cela se heurte au repli, l’auto-défense, le retour du poids des traditions, de la communauté de principe, pour se protéger de l’extérieur. Se protéger contre les Français... Comme à l’école quand on préfère être un cancre, un dur, plutôt qu’un mauvais élève de plus ! Il n’y a rien de pire que de n’être rien pour personne, ou une merde à ses propres yeux. C’est insoutenable !

Dans ma cité, chaque été il y avait des sorties, on allait au camping grâce à des éducateurs sociaux, ou encore des sommes folles étaient engagées pour nous faire réaliser un court-métrage pendant l’été. Après quoi, les élus se prennent en photo, et on dit que la ville fait quelque chose pour les pauvres. Sauf qu’après le générique de fin, il n’y a plus rien, au revoir ! Depuis quelques années, l’ancienne salle des fêtes qu’on avait pour organiser des mariages, des réunions culturelles, des rencontres, etc. est devenue une petite mosquée. La ’"mosquée dans la zermi"quoi... Et les élus appellent ça faire du lien social ! Alors que ce qu’ils veulent c’est qu’on soit gérables, et que l’on crève en silence. Ils n’ont que leurs carrières à gérer, les pots de vin pour des marchés de réhabilitation, soutenus par des actions artistiques débiles, ne nous enlèveront pas du crâne que tous ces "acteurs" sont payés pour être là, que la majorité est blanche, bien sapée, n’habite même pas notre ville. Et qu’elle se permet de venir nous faire la morale.

Pour nous, il y a la France très loin, en ville ; de l’autre côté du périph c’est à l’étranger, avec ceux qui travaillent, qui sont riches, qui ont tout, et n’ont pas vraiment de gros problèmes et il y a cette cave républicaine, où on vit. Ce n’est pas très présentable comme argument, mais c’est un fait. Et se fatiguer à trouver des raisons, des nuances à ce tableau-là, c’est comme essayer de se voiler la face et croire encore au Père Noël. On ne peut plus rien excuser, c’est terminé ! Voter encore moins, aller manifester avec qui ? Qui nous représente ? Qui parle de ce que nous vivons ? Personne malheureusement... Ni putes ni soumises, Touche pas à mon pote, SOS Racisme, égalité des chances, diversité, etc... On dirait des campagne de pub en faveur d’handicapés sociaux ! Rien ne changera le fait que la pauvreté et le rejet creusent des trous quotidiennement dans l’estomac, au cœur et à l’âme. Dans cette réalité-là, il fait nuit tous les jours !

Avez-vous vécu en tant qu’enfant ce que vous décrivez ? Le racisme, les insultes quotidiennes, etc. ?
Oui, clairement ! Trop souvent. Encore maintenant où je vis en campagne, intégré comme on dit, je peux prendre un verre au bar du coin et entendre que “les Arabes sont les pires”, qu’“ils ont la belle vie avec les aides qu’on leur donne”, qu’“ils profitent”, “se plaindre ça rapporte”, etc... Ou cette jeune femme de mon village qui dit "les racailles" quand elle parle des jeunes un peu basanés. Avec mes potes on sait, quand on sort, que s’il y a un contrôle quelque part, on se le mangera ; c’est une habitude, on en rigole tellement c’est navrant ! Des flics qui écorchent mon nom, qui plaisantent en vantant les mérites de rentrer au pays. J’ai déjà entendu lentement : " Halim Mahmoudi...nationalité.. française !?" avec cette tête de flic limite surpris. Ça restera à jamais gravé dans ma mémoire ! Un autre peut décocher l’étui de son arme de service tout en vous parlant les yeux dans les yeux... Du coup, quand je sais qu’une bavure a eu lieu quelque part, je sais pourquoi elle a eu lieu. Que c’est un crime raciste, impuni et donc encouragé...

Après, il y a aussi ces autres mots auquel je fais allusion dans l’album : Ceux qu’ont se balance à la figure avec les gens qu’on aime, sa propre famille. Quand on est pas bien, si une dispute éclate, ça peut aller loin dans les mots, et ça blesse souvent. Ça se termine en pleurs, on s’isole et on pleure toutes les larmes de son corps. Ça arrive beaucoup trop souvent ! Les regards de dégoût, l’impatience, les insultes parfois, les coups... Quand on est enfant, ce mal être chez les adultes se superpose aux problèmes d’identités, scolaires, etc... À l’école, j’ai joué le sale gosse aussi, les autres qui habitaient pas le quartier étaient bien sapés ; les parents venaient les chercher en voiture après le boulot, ils avaient des bonnes manières. Je les enviais, ils vivaient comme à la télé ! Nous, on était dissipés pour la plupart ; ils nous regroupaient à la cantine, la table des couleurs qui ne mangent pas de porcs. La table qui faisait le plus de boxon au réfectoire ! On n’était pas méchants, juste que rien ne nous était expliqué. Ça allait des devoirs que nos parents ne pouvaient pas suivre après le collège (qu’est-ce que j’ai pu leur mentir à ce sujet), aux notes désastreuses qu’on avait presque tous, comme si on avait pris un abonnement à la nullité ! Et en grandissant, on affronte nos absences records aux entretiens d’embauche. Parfois, si on cherche au culot comme je l’avais fait, on peut voir chez un employeur la tête du videur de boite de nuit, et on comprend que non, ça va pas être possible...

Je sais à présent que dans ce pays, les gens ne veulent pas entendre, ni admettre le racisme institutionnel et populaire qui a cours aujourd’hui. Ils ferment les yeux sur tout cela : Les insultes, les discriminations, le plafond de verre, la répression... Ça ne les concerne pas. L’accepter remettrait en question l’image qu’ils ont de leur pays et donc d’eux-mêmes. Et auparavant je ne le savais pas... mais la domination du monde par l’Occident, ce rapport continu et à sens unique "du fort au faible", est imprimé au fer rouge dan l’inconscient collectif. Et rien n’est fait pour arranger cela. Les études du CNRS montrent que nous n’avons pas accès aux logements et aux emplois. On est présents dans aucun média, et le 2e courant musical de France, le rap, ne passe dans aucune radio généraliste.

On est bâillonnés ! Les codes discriminatoires sur les CV, les réaménagements urbains des quartiers visant à faciliter le déplacement des tanks de l’armée en cas de guérilla urbaine, les études raciales sur l’évolution démographique des populations immigrées de France établies par l’institut des Hautes Études de Sécurité Intérieure, et j’en passe... La France n’est pas le pays des droits de l’homme, c’est le pays de l’apartheid ethnique, social et économique ! À une époque où on avait notre association avec des amis d’enfance, on a côtoyé cet apartheid déguisé en élus politiques locaux qui nous lâchaient les RG aux fesses quand on se permettait de les remettre à leur place. On était pas de leur monde et ils nous le faisaient savoir... Le directeur des RG en personne était venu nous voir une fois en se faisant passer pour un journaliste à Libération. On ne l’a pas cru, et finalement il nous a montré son sac ; il y avait juste un flingue dedans. C’est ça la politique pour nous, un rapport de force, des sourires faux, des poignées de mains sales, et des invitations à plumer ou se faire plumer.

Voilà, j’essaie de brosser une palette large des formes d’insultes que l’on vit. Et de montrer le dessous des cartes aussi. Que ce soit envers soi-même, ceux qu’on aime, que ce soit les médias qui nous crachent à la gueule, les policiers qui nous brutalisent, les discours politiques, ou les lettres d’huissiers dans la boite aux lettres, les attaques sont multiples... La richesse d’être différents, de peau, de pensée, de culture, de religion, d’horizon, est devenu un fardeau économique, une tâche sociale aujourd’hui, une éclaboussure, une plaie incommensurable faite à l’amour propre, à l’intelligence. Le racisme c’est tout cela...

Ça et le mépris total des solutions proposées comme les recours de plainte à la Halde, alors que rien n’aboutit jamais ! Les plans et solutions pour contrer cette mécanique raciste finissent eux-mêmes par nous insulter. Il n’y a pas d’issue possible... J’ai grandi en regardant le visage inquiet de ma mère devant la télé les soirs d’élections et je regarde aujourd’hui mes filles en espérant que leur nom de famille ne leur posera pas de problèmes dans la vie.

[...]

C’est le monde tel que nous le connaissons actuellement, le récit d’une humanité subissant les attaques illégitimes de criminels politico-financiers sans foi ni loi. Ce que subissaient avant les immigrants qui partaient de chez eux pour survivre, est devenu le sort de tous. Arabico, comme Un Monde libre, est une réponse à ce que nous vivons. Je pense que nous n’avons pas d’autre choix que d’arracher et de reprendre nos libertés, mais aussi la dignité d’être au monde. Nous en sommes tous dignes !

http://www.actuabd.com/Halim-Mahmoudi-Un-Monde-libre-Je

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Babel

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