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Le travail(leur) est-il nazi ?

2 participants

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Message  Invité Lun 9 Mai - 11:39

Le travail(leur) est-il nazi ?

Titre original :

Arbeit macht nicht frei
Libre commentaire sur des vues de Günter Anders sur le travail


par Franz Schandl (extrait ; point 4)

Lien dirigeant vers le texte intégral : http://www.krisis.org/2009/arbeit-macht-nicht-frei-2

(Les lignes soulignées sont de Gunter Anders)

Tu m'diras qu'tu fais ton boulot
Qu't'es pas payé pour le cerveau,
Heureusement qu'on t'paye pas pour ça
Parce que sinon tu boufferais quoi ?


« Tant que le travail mécanique se déroule sans accroc - c'est-à-dire sans friction entre l'homme et la machine -, tant que celui qui travaille le fait avec l'enthousiasme d'un "converti" et se comporte en tout point comme un "rouage", le moi n'est absolument pas "chez lui" : il ne l'est pas, ou du moins pas en tant que "moi". C'est au moment où la conformité de l'ouvrier à ce que la machine attend de lui laisse à désirer, ou lorsqu'un raté interrompt le travail, que le moi revient pour la première fois "vers lui-même" et se rencontre pour la première fois comme quelque chose de scandaleux : comme un moi qui a failli à sa tâche » (OH, 110 sq.). La rencontre avec soi-même est présentée ici comme un dérangement, comme une dissonance fonctionnelle. Le travailleur est décrit ici comme un masque et non comme un véritable individu : dans le travail, l'homme est littéralement hors de lui, il est un rouage de l'entreprise à laquelle il appartient.

Voilà maintenant ce qu'Anders a dit sur la division du travail : « Tout le monde sait que notre façon d'agir et donc de travailler a aujourd'hui fondamentalement changé. À l'exception de quelques survivances dépourvues de signification, le travail est devenu une "collaboration" organisée et imposée par l'entreprise » (OH, 318). Selon lui, l'« agir » s'est transformé en un « faire » et le « faire » en un « collaborer ». Chaque travailleur spécialisé n'est donc responsable que de la réussite formelle de la tâche qu'on lui a attribuée, il n'a pas la responsabilité de l'ensemble du processus de production. « L'aggravation de l'actuelle division du travail ne signifie pas autre chose que ceci : nous sommes condamnés, travaillant et agissant à nous concentrer sur d'infimes segments du processus d'ensemble : nous sommes enfermés dans les phases de travail auxquelles nous sommes affectés, tels des détenus dans leurs cellules de prison » (NF, 48). Ou pour l'exprimer plus brièvement : « La division du travail rend idiot [18]. »

« L'entreprise est le lieu où l'on crée le type de l'homme "médial et privé de conscience morale". C'est là que naissent les conformistes. Il suffit qu'un représentant de ce type d'homme soit placé dans un autre domaine d'activité, dans une autre "entreprise", pour que soudain - sans pourtant se transformer du tout au tout - il devienne monstrueux ; pour qu'il nous remplisse soudain d'effroi ; pour que la suspension de sa conscience morale - qui était pourtant déjà un fait accompli - revête soudain l'aspect d'une pure absence de conscience morale, et la suspension de sa responsabilité celui d'une pure "moral insanity". Tant que nous ne voyons pas cela, nous ne voyons pas que l'entreprise actuelle est le creuset, le modèle de ce type de travail qui exige notre mise au pas, et nous restons incapables de comprendre la figure du conformiste contemporain et le cas particulier de ces hommes "entêtés" qui refusaient [...] de se repentir ou seulement d'accepter la responsabilité des crimes auxquels ils avaient effectivement "collaboré" » (OH, 322 sq.).

Le « collaborateur » est le type même du suiveur qui se comprend comme étant d'avance excusé de tout (OH, 319 sq.). « Qu'aurions-nous dû faire ? » bredouille l'entendement commun dans les situations les plus différentes de la vie. Une des caractéristiques du fascisme est, entre autres, que les gens ont même accueilli de bon cœur ce qu'on leur infligeait, qu'ils se sont aveuglément identifiés à lui bien au-delà de ses attentes. La souffrance s'y était perfectionnée parce que la victime s'y était hissée inconsciemment mais énergiquement au rang de coupable. Ailleurs, Anders a défini le national-socialisme comme une « soumission totale qui était en fait une appartenance totale. Le négatif absolu [...] devenu le positif absolu [19] ».

Qui ne connaît en Autriche la phrase fatale : « Je n'ai fait que mon devoir » ? Peu importe de quel devoir il s'agit, comment et pourquoi il a été accompli. La plupart n'ont effectivement fait « que » leur devoir, tous les coupables ne l'ont pas été par conviction, la plupart n'ont été « que » des gratte-papier assassins. « L'employé du camp d'extermination n'a pas "agi" mais, aussi épouvantable que cela puisse paraître, il a seulement fait son travail » (OH, 324). « Puisqu'il est habitué à exercer une activité qui ne requiert aucune conscience morale - et qu'on ne souhaite d'ailleurs pas qu'il en ait - il n'a pas de conscience morale. Et ce avec la meilleure conscience du monde » (OH, 327). L'absence de conscience morale est un élément constitutif du travail. On accomplit quelque chose, peu importe ce qu'on accomplit, comment et pourquoi. Quand les choses deviennent sérieuses, on se présente comme un subordonné et on prétend qu'on n'aurait pas pu faire autrement même si on l'avait voulu. Le cercle vicieux du travail se referme.

« Si l'on reconnaît aujourd'hui une forme d'"égalité", c'est celle qui existe en droit entre les travaux qui, en tant que tels, sont tous égaux et ont tous par conséquent la même valeur. En termes moraux, cela revient à dire que cette égalité tient au fait qu'aucun travail ne rend le travailleur plus coupable qu'un autre, parce que le travail ne saurait en aucun cas rendre coupable [20]. » « Aucune mauvaise finalité ne peut flétrir le travailleur » (MN, 155). Le travail semble donc être l'innocence originelle. Il est l'activité conformiste du sujet, une activité interchangeable à volonté - et pas uniquement au cours des inévitables échanges où elle s'achète et se vend -, mais il concerne aussi le principe profond de tous les actions, concepts et situations de la vie. « Le monde des machines dispose de nous de façon bien plus dictatoriale, irrésistible et inévitable que ne pourrait jamais le faire et n'a jamais pu le faire la terreur ou la vision du monde d'un dictateur que suppose cette dernière » (AM, 205).

Penser d'un même geste l'employé des camps d'extermination et le brave travailleur de l'époque de la technocratie est toujours allé de soi pour Anders (AM, 178). Dans sa structure fondamentale, le lieu spécifique de l'horreur est un lieu familier. Le point commun à l'employé des camps d'extermination et au brave travailleur de l'époque de la technocratie, c'est l'entreprise ou peut-être, pour emprunter une expression à la technologie informatique, le « système d'exploitation ».

Anders se fit donc quasiment un devoir de s'opposer aux devoirs et de ne se soumettre à aucune contrainte matérielle. « Celui qui invoque un prétendu devoir pour se concentrer sur son affaire, pour se mettre des œillères au point de ne plus voir ni à droite ni à gauche, est non seulement amoral mais même amoral par principe. Être moral, cela signifie se préoccuper des choses qui, bien qu'elles se situent en dehors de mes intentions propres ou d'intentions fixées par un tiers et bien qu'elles excèdent les compétences que me reconnaît la division du travail, ne sont pourtant pas extérieures à ma sphère d'influence personnelle. Être moral, cela signifie dépasser les frontières tracées par l'administration ou la division du travail, se préoccuper de ce dont on prétend que cela ne me "concerne" pas bien que cela me "concerne", me menace ou me détruise [21]. » « Dis moi ce que tu "dois" faire et je te dirai ce que tu [...] n'as pas le droit de faire », lit-on dans un texte qu'Anders destinait au troisième tome de L'Obsolescence de l'homme [22].

Même si cela ne saute pas aux yeux, Anders s'appuie de façon implicite sur les analyses de Marx : « La spécialité d'un ouvrier qui manie toute sa vie un outil partiel devient celle d'un homme qui toute sa vie sert une machine partielle [23]. » « Dans la manufacture et l'artisanat, l'ouvrier se sert de l'outil, dans la fabrique il sert la machine. Dans le premier cas, c'est de lui que procède le mouvement du moyen de travail ; dans le second, il doit suivre le mouvement du moyen de travail. Dans la manufacture, les ouvriers sont les membres d'un mécanisme vivant. Dans la fabrique, il existe, indépendamment d'eux, un mécanisme mort auquel on les incorpore comme des appendices vivants [24] ». Les hommes conçus comme membres de dispositifs mécaniques et sériels, c'est très exactement le sujet d'Anders. Chez Marx, la valeur est présentée comme un « sujet automate [25] ». Cela veut aussi dire que la valeur de cette marchandise singulière qu'est la « force de travail » crée des « sujets automates » de forme humaine.

Les réflexions d'Anders que nous avons commentées dans cet article appartiennent sans aucun doute aux critiques du travail les meilleures et les plus radicales que le vingtième siècle aura produites. Le conformisme moral, la réduction de l'homme à une fonction et à un masque ont leur origine dans la monstruosité du travail. Dans le deuxième tome de L'Obsolescence de l'homme, Anders évoque la « structure intentionnellement négative du travail actuel » (AM, 362). « Le discours consensuel qui demande un "travail plus humain" est par conséquent malhonnête : c'est une contradictio in adjecto. Une telle humanisation n'est pas plus possible qu'une humanisation de la guerre, parce que ce qu'on prétend vouloir humaniser porte partout en soi le principe même de l'inhumanité » (AM, 363).

La finalité du travail n'est donc pas définie par le rôle décisif qu'il joue dans « la transformation du singe en homme », comme dit Engels [26], mais doit être déchiffrée tout autrement. La libération sociale ne signifie pas la libération dans le travail, mais la libération du travail. Contre toute évidence, le travail ne rend pas libre : Arbeit macht nicht frei.


Traduit de l'allemand par Aurélie Marx


NOTES

18. Anders, « Sprache und Endzeit (III) » [Langage et fin des temps (III)], texte destiné au troisième tome de L'Obsolescence de l'homme et paru dans Forvm, n°428-429, août-septembre 1989, p. 50.

19. Voir supra, p. 213.

20. Anders, « Sprache und Endzeit (III) », op. cit., p. 50.

21. Anders, « Notizen aus dem Tagebuch. Heiratsannoncen » [Notes extraites de mon journal. Annonces matrimoniales], Forvm, n°436-438, avril-juin 1990, pp. 58 sq.

22. Anders, « Sprache und Endzeit (III) », op. cit., p. 51.

23. Marx, Le Capital, trad. cit., p. 473.

24. Ibid., p. 474.

25. Ibid., p. 173.

26. Engels, Dialectique de la nature, Éditions sociales, 1952, pp. 171-183.


Abréviations - références bibliographiques :

AM : Die Antiquiertheit des Menschen, Bd. 2, Beck, Munich, 1980.
K : Ketzereien, Beck, Munich, 1996.
PS : Philosophische Stenogramme, Beck, Munich, 1965.
VBV : Visit beautiful Vietnam, Pahl-Rugenstein, Cologne, 1968.
OH : L'Obsolescence de l'homme, L'Encyclopédie des nuisances/Ivrea, Paris, 2002.
NF : Nous, fils d'Eichmann, Rivages, 1999.

http://arbeitmachtnichtfrei.skynetblogs.be/archive/2010/03/01/arbeit-macht-nicht-frei.html


Dernière édition par gnl intellect le Mar 10 Mai - 11:44, édité 4 fois

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Message  Vérosa_2 Lun 9 Mai - 21:33

Que de platitudes sous couvert d'un ton docte...

On commence par réciter (ni plus ni moins) le "jeune" Marx de façon grossière, en particulier les "Manuscrits de 1844" en ôtant tout la profondeur de l'analyse et en saccageant le style flamboyant de l'original, on s'essaie ensuite à un patchwork du "Capital" en omettant soigneusement toute la critique du rapport d'exploitation pour pondre un brouet mécaniste, et enfin on nous assène comme une vérité révélée... ce qui fut écrit voici plus de 150 ans, à savoir que la libération sociale doit se traduire par une libération du travail.

C'est bien là le groupe Krisis à l'oeuvre... dans toute sa misère.

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Message  Invité Lun 9 Mai - 23:55

La "lecture Krisis" est généralement un peu lisse, c'est vrai, mais il me semble que l'important ici sont les considérations d'ordre moral soulignées par Anders, il y a bien des "métiers" crapuleux ne méritant que de la colère de la part de ceux qui en sont victimes envers ceux en sont les porteurs et les pratiquent.

Quant à "omettre soigneusement l'exploitation" c'est aller très vite en besogne, Krisis ne l'a jamais niée mais n'en fait le noyau interne du capital (le salariat comme rapport juridique), bien que ce ne soit pas toujours clair chez eux.

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Message  Vérosa_2 Mar 10 Mai - 10:17

C'est précisément parce que Krisis ne met pas le rapport d'exploitation au centre de sa "critique du travail" que leur théorie est bancale. A cet égard leur "Manifeste contre le travail" est assez navrant. Cela ne peut déboucher que sur un fourre-tout spontanéiste dont l'expression est illustrée par "Volem rien foutre al païs" (alias : comment reproduire la valeur par l'auto-gestion au sein du capitalisme).

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Message  gérard menvussa Mar 10 Mai - 11:09

Il faudrais déméler la dedans ce qui est de Krisis (je partage toutes les préventions de vérosa à l'encontre de ce groupe) et de Gunther Anders (que j'aime beaucoup) Y a t il quelqu'un qui ait lu le livre de Gunther Anders ?
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Message  Invité Mar 10 Mai - 11:21

Vérosa_2 : Ben disons qu'avec leur fourre-tout "3e révolution industrielle" (micro-électronique) qui n'est jamais étayé (au moins en français), Krisis, Exit!, etc. se dédouanent trop vite de leur lecture un peu satinée de Marx, "faisant passer l'exploitation au second plan", on a parfois l'impression que la "dialectique du capital" est mise en pièces...

Ceci dit l'ouvrage que tu cites demeure un manifeste, contenant une bonne dose de polémique (mais pas que), écrit il y a une dizaine d'années, en pleine période des Gorz, Méda et autres semi-fadaises, c'était un plus vivifiant. A titre personnel c'est ce "brulôt" qui m'a conduit vers des lectures marxiennes plus escarpées (quoique Postone) et "traditionnelles".

La meilleure critique de ce manifeste reste à mon avis celle de Richard Sobel : « La fin du travail », suite, mais pas encore fin

Quant aux "expérimentations spontanéistes" je vois pas en quoi c'est un problème.

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Message  Invité Mar 10 Mai - 11:29

gérard menvussa : il y a les guillemets, les notes et les abréviations pour démêler... Bon je vais souligner ce qui est d'Anders.

A noter que le deuxième tome de L’Obsolescence de l'homme a été traduit en français et publié il y a peu. Je ne l'ai pas lu, ni le premier tome.

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Message  Invité Mer 11 Mai - 14:14

Une note sur un livre de Zygmunt Bauman, livre sous-entendu dans " Pourquoi étudier la Shoah aujourd'hui ? " (Paul Braun).

Si ça intéresse, voir aussi deux notes plus longues et critiques : " « Inquiète ton voisin comme toi-même » Notes critiques sur Modernité et Holocauste de Zygmunt Baumann " par Gérard Rabinovitch, et " Un monde devenu fou. Modernité et holocauste, de Zygmunt Bauman " par Frédérick Guillaume Dufour.

Jean-Jacques Delfour

La Shoah : échec de la modernité ou événement unique et normal ?

Zygmund Bauman, Modernité et holocauste. Paris, éd. Fabrique, 2002

http://www.dogma.lu/txt/CR-BaumanHolocauste.htm

Le sociologue allemand Zygmunt Bauman, dans Modernité et holocauste, montre que l’"holocauste", le génocide des Juifs d’Europe par les nazis, est un "essai d’ingénierie sociale" dont la possibilité s’accorde pleinement avec la modernité. Loin de s’opposer aux valeurs et aux pratiques de la modernité, ce sont précisément les normes et les institutions de la modernité, politiques, scientifiques, technologiques et bureaucratiques, qui ont rendu possible l’holocauste.

Walter Benjamin l’avait prophétisé: "Il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie"[1]. Theodor Adorno l’a affirmé: "La Raison est totalitaire"[2]. Bauman le montre en analysant, en sociologue, les conditions culturelles qui ont rendu possible la Shoah. Adorno le disait en philosophe; Bauman le démontre en s’appuyant sur les travaux aussi solides que nombreux de la recherche historique spécialisée.

Dans Qu’est-ce que le nazisme?, Ian Kerschaw soulignait, pour le déplorer, une disproportion entre l’accumulation massive de données factuelles sur le IIIe Reich et l’intégration de ces résultats dans une synthèse générale[3]. Remarquant que rien ne permet de supposer qu’un événement semblable à Auschwitz ne pourra jamais se reproduire, il formulait ainsi la question fondamentale du nazisme dans l’histoire moderne: "comment un effondrement de la civilisation, aussi brutal et sans aucun précédent, a-t-il pu se produire dans un pays industrialisé, moderne et hautement développé?"[4].

Le travail remarquable de Zygmunt Bauman, d’abord publié en anglais chez Polity Press, en 1989, et dont les éditions La fabrique ont donné en 2002 une traduction partielle, ne prétend pas apporter du nouveau concernant les faits mais propose une interprétation d’ensemble du nazisme qui s’appuie sur la mise en cause de cette hypothèse de l’effondrement de la civilisation. Bauman rappelle que la civilisation occidentale a présenté sa lutte pour la suprématie comme la guerre sainte de l’humanité contre la barbarie, de la culture contre la sauvagerie. Il rappelle que la non-violence de la civilisation moderne est une illusion qui fait partie intégrante de sa propre justification, qui est un élément du mythe de sa légitimité. D’autre part, l’observation sans préjugés de l’holocauste manifeste une grande rationalité: une efficacité technique et bureaucratique, l’absence de déchaînement pulsionnel (l’unique pogrom de toute la période en Allemagne, la Nuit de Cristal, le 9 novembre 1938, n’a fait qu’une centaine de mort), la conscience du travail bien fait (montrée par C. Browning[5]) le caractère logique du passage de la purification par l’éloignement à l’extermination, l’idée de la conformation volontaire de la société à un plan idéal (un monde racialement pur), etc.

La difficulté formulée par Kerschaw résulte donc non pas tant du génocide lui-même que de la contradiction entre l’adhésion à la thèse de la modernité comprise comme l’effort de combattre la barbarie et le fait réel que c’est une culture développée, civilisée et moderne, qui a commis ce crime monstrueux. C’est à une sorte de révolution copernicienne qu’invite Bauman. Laisser les faits tels qu’ils sont et réviser notre conception de la modernité. L’embarras majeur de la compréhension de l’"holocauste" résulte ainsi de notre croyance dans la modernité comme excluant radicalement la possibilité de l’"holocauste". Tout le livre s’efforce de briser cette foi aveugle dans la modernité bienveillante et bénéfique et de montrer que seule notre civilisation moderne, avec toutes ses puissances et qualités, pouvait produire un tel événement.

De manière pédagogique, l’auteur se livre d’abord à une critique efficace et précise des travaux sociologiques sur le nazisme. Prenant des essais, dont la plupart ne sont pas traduits en langue française, il montre que les sociologues concluent à une erreur ou à une anomalie parce qu’ils présupposent tous que la modernité implique nécessairement un progrès matériel et moral (d’autre part, il rejette aussi la thèse inverse selon laquelle l’holocauste serait la vérité de la modernité).

Il consacre deux chapitres à la compréhension de la conception moderne du racisme qui ne relève ni de l’hétérophobie ni de l’inimitié ouverte. La modernité tend à effacer les différences naturelles entre groupes sociaux si bien que les frontières qui contiennent l’identité deviennent incertaines. L’extension du principe social d’égalité déplace l’identité sur l’action et sur le travail. Le racisme peut alors être compris comme une réaction à la modernité: puisqu’il affirme que rien de ce que l’individu fait ne changera ce qu’il est. Il se distingue par une pratique dont il fait partie et qu’il rationalise: une pratique qui combine les stratégies d’architecture et de jardinage avec celles de la médecine pour servir à l’élaboration d’un ordre social artificiel, une société idéale parfaite, cela en éliminant les êtres humains qui résistent aux progrès de la manipulation scientifique, technologique et culturelle, ceux dont les tares ne peuvent être ni supprimées ni rectifiées.

Bauman montre de manière fort convaincante que l’idée d’extermination est impossible sans une imagerie raciale, sans la vision d’un défaut endémique, fatal et incurable, sans le recours à la pratique de la médecine, avec son modèle de santé et de normalité, sa stratégie d’isolement et ses techniques chirurgicales. Il n’est pas possible "en dehors d’une approche manipulatrice de la société, de la croyance dans l’artificialité de l’ordre social et de l’institution du principe de compétence et de gestion scientifique des structures et des interactions humaines. Pour ces raisons, la version exterminatrice de l’antisémitisme doit être vue comme un phénomène purement moderne qui ne pouvait se produire qu’à un stade avancé de la modernité".

Le sociologue parvient alors au cœur de la thèse de son livre: l’holocauste est un événement à la fois unique et normal. Doublement unique. Unique d’abord parce que moderne. Unique encore car il se détache de façon unique sur la quotidienneté de la société moderne: il rassemble certains facteurs ordinaires de la modernité qui ne se mélangent ordinairement pas. Bauman énumère ces facteurs: un antisémitisme radical, sa transformation en stratégie pratique par un État centralisé et puissant, la disponibilité d’un appareil bureaucratique aussi déshumanisant qu’efficace, l’état d’urgence, l’acquiescement du peuple; certes, concède-t-il, l’accession des nazis au pouvoir n’est pas un facteur normal de la modernité, mais les autres facteurs sont normaux. "Les porteurs du grand dessein présidant aux destinées de la bureaucratie étatique moderne, totalement affranchis des contraintes des puissances non-politiques (économiques, sociales et culturelles): voilà la recette du génocide. Il survient comme partie intégrante du processus par lequel est mis en œuvre le grand projet. Le projet donne au génocide sa légitimité, la bureaucratie étatique son instrument et la paralysie de la société le feu vert".

Bauman donne une analyse précise de la rationalité bureaucratique qui repose sur deux principes: la méticuleuse division fonctionnelle du travail; la substitution de la responsabilité technique à la responsabilité morale. L’absence de conscience des effets réels des ordres, l’ignorance de la série entière des tâches, le seul intérêt pour l’avancement de la tâche, la déshumanisation des objets de l’activité bureaucratique (qu’il rapproche de la technique sociale d’effacement du visage), tous ces outils facilitent l’abstraction du travail et la disparition du problème de la moralité des objectifs bureaucratiques. Si l’agent accomplit sa mission, il a répondu entièrement à la morale de sa profession et, en général, à l’exigence morale. Bauman peut alors conclure: "Le mode d’action bureaucratique moderne renferme tous les éléments techniques nécessaires à l’exécution des génocides (...). La bureaucratie est programmée pour rechercher la solution optimale, pour mesurer l’optimal en des termes qui ne font aucune distinction entre un objet humain et un autre, ou entre un objet humain et non humain".

Dans un chapitre consacré aux Conseils juifs, il montre comment les nazis ont exploité l’usage de la rationalité chez leurs victimes, afin de diminuer leur résistance à l’holocauste, en faisant croire, à chaque fois, qu’une partie des juifs sacrifiés pouvait en sauver une autre ou qu’il y avait peut-être une issue. Ils ont su mettre la rationalité individuelle au service de l’anéantissement collectif, à toutes les étapes de l’holocauste. Plus généralement, le monde inhumain créé par les nazis déshumanisa ses victimes et ceux qui observèrent passivement cette persécution en les poussant à recourir à la logique de l’instinct de conservation afin de les dédouaner de leur insensibilité morale et de leur inaction.

Le livre s’achève sur des réflexions morales. Zygmunt Bauman tire deux grandes leçons de l’holocauste. D’abord, la facilité de la raison à servir des buts immoraux: c’est avec une aisance certaine que la plupart des gens, placés dans une situation qui n’offre aucun bon choix ou qui le rende très coûteux, parviennent à se convaincre d’esquiver le devoir moral, adoptant à sa place les préceptes de l’intérêt rationnel et de l’instinct de conservation. Ensuite, la résistance à la corruption et à l’abandon de la moralité: placer l’instinct de survie au-dessus du devoir moral n’est en aucune façon un acte prédéterminé, inévitable, incontournable. Leçon optimiste celle-ci: il y a eu des personnes, même en petit nombre, pour ne pas renoncer à leur devoir moral.

Bauman dénonce une corruption toujours à l’œuvre: agir et penser de manière rationnelle sans aucun égard à la conscience morale, adhérer à "la suprématie du calcul de rentabilité" au détriment des règles éthiques, n’accepter de responsabilité que technique et ignorer toute responsabilité morale. Cependant, la méfiance légitime que l’on peut éprouver à l’égard de la modernité ne résout pas le problème. Bauman ouvre ici une difficulté vertigineuse.

Si être moderne implique de se libérer du passé et de créer un monde nouveau conforme à des buts rationnels et raisonnables, cette libération, également requise par la moralité puisque le commandement moral commande sans condition, est homogène à la rationalité technique, politique et scientifique dont le but originaire est le bien général de tous les hommes. En principe, l’illimitation propre à l’exigence morale s’accorde avec l’affranchissement et le rejet de toute loi extérieure caractéristique du sujet moderne. Que s’est-il passé, dans le cours de la modernité, pour que la rationalité libérée pour une puissance bienfaisante devienne illimitée, se croit sans limite, au point qu’elle se soit affranchie de toute moralité? Quelle est la nature de la raison si, d’un côté, elle peut définir le devoir moral et sa nécessité, tandis que, de l’autre, elle peut démontrer la nécessité rationnelle de son abandon?

Bauman affirme que l’holocauste est "un sous-produit du penchant moderne pour un monde totalement planifié et totalement maîtrisé, quand ce penchant échappe à tout contrôle et devient fou". Admettons. Mais cette perte de contrôle est-elle une possibilité marginale de la modernité ou bien est-elle inscrite dans son essence? La folie invoquée ici, même si c’est une formule, laisse un doute car elle ressemble à l’effondrement (mythique, a montré Bauman) non plus certes de la civilisation mais du contrôle et de la limitation du rêve moderne de refonte totale du monde humain. Croyant avoir abandonné ce genre d’explication mythologique, la voici qui fait retour subrepticement, sous une forme que je ne crois pas seulement rhétorique. Le problème sociologique de la modernité devient celui, philosophique, de la toute-puissance et de la nature de la raison.

Espérons toutefois que cet ouvrage contribuera à diminuer l’aveuglement concernant la portée de la Shoah pour notre culture et notre temps. On ne cesse guère de la tenir pour une sorte d’anomalie absolue, de cancer, de maladie ou de folie, sorte d’éruption de barbarie que les circonstances historiques, alliant crise économique, incertitudes, chefs politiques psychopathes, traditions de haines et de violence, auraient condensée dans la Shoah. Une telle monstruosité ne peut qu’être une exception et, finalement, son caractère incompréhensible en fait un hapax improbable qu’on est fondé à oublier du fait de sa rareté absolue. Zygmunt Bauman contribue sérieusement à briser cette hypothèse paresseuse, rassurante et dangereuse puisqu’elle endort notre vigilance pourtant toujours requise.

NOTES
[1] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, § 7, dans Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, p. 433.
[2] T. Adorno, M. Horkheimer, La dialectique de la raison, Gallimard, 1974, p. 24.
[3] Ian Kerschaw, Qu’est-ce que le nazisme? Problèmes et perspectives d’interprétation, Gallimard, Paris, 1997, p. 416.
[4] Idem, p. 424. – Dans le même livre, Kerschaw juge convaincant le livre de Bauman et dit qu’il est "en grande partie d’accord" avec cette thèse provocante qui recoupe sur certains points les travaux des historiens Suzanne Heim et Götz Aly, notamment Vordenker der Vernichtung. Auschwitz und die deutschen Pläne für eine neue europäische Ordnung, Hambourg, 1991, Les précurseurs de l’anéantissement. Auschwitz et les plans allemands pour un nouvel ordre européen (le livre n’est pas encore traduit mais on en trouvera une présentation précise dans le chapitre 2 du livre récent de Dominique Vidal, Les historiens allemands relisent la Shoah, Édition Complexe, Paris, 2002, pp. 63-99). Les conclusions de Bauman s’accordent aussi avec celles de C. Browning et U. Herbert qui situent la cause du génocide dans la conjonction entre une conception cohérente de la société moderne biologiquement déterminée par la race et de nouvelles capacités, techniques et bureaucratiques, de mise à mort.
[5] Christopher Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, 1994. Réédité en 2002 avec une postface inédite en réponse à Daniel Goldhagen.

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