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Ceux qui n’ont rien à se reprocher

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Ceux qui n’ont rien à se reprocher Empty Ceux qui n’ont rien à se reprocher

Message  Invité Ven 7 Jan - 10:59

Ceux qui n’ont rien à se reprocher.



Nous ne reconnaissons plus nos villes. Elles se métamorphosent à mesure même que se répand autour de nous l’idéologie sécuritaire ; idéologie dont les gouvernements des « démocraties » occidentales ont fait le fer de lance de leurs politiques répressives et régressives. Nos villes deviennent peu à peu nos prisons. Mais les caméras de vidéosurveillance, les agents de sécurité privée, les bornes biométriques — dont plus personne ne peut contester aujourd’hui le caractère formidablement invasif —, de même que la présence policière renforcée, se présentent avant tout comme des forces de dissuasion. Afin de prévenir la manifestation de tout événement à caractère prétendument « indésirable », elles nous conduisent insidieusement à nous réprimer par nous-mêmes ; ou encore, selon le mot de Michel Foucault, à faire de telle sorte que chacun d’entre nous devienne « le principe de son propre assujettissement ». [1]

La propagation généralisée des dispositifs de surveillance et de contrôle peut se faire alors avec le consentement passif — et donc la complicité silencieuse — de ces catégories de la population qui prétendent n’avoir rien à se reprocher. « Si nous n’avons rien à nous reprocher, où est le problème ? », clament-t-elles d’une seule et même voix. Par un effet de cercle, s’inquiéter de l’installation de ces dispositifs — installés « pour notre sécurité » — reviendrait ipso facto à se reconnaître certaines intentions malveillantes qu’ils ont précisément pour mission de prévenir ou d’inhiber. Car s’inquiéter de ces dispositifs, c’est apparaître comme celui-là même qu’ils avaient vocation à stigmatiser ou à isoler du reste de la foule ; c’est se poser d’emblée comme ayant quelque chose à se reprocher ; comme un délinquant possible, probable, avéré. Miracle du cercle de l’auto-justification.

Au contraire, ceux qui n’ont rien à se reprocher ouvrent leurs sacs devant les vigiles des magasins parce qu’ils n’ont rien volé, passent sans crainte sous le regard des caméras parce qu’ils ont payé leurs tickets, saluent les agents de police non seulement parce qu’ils ont des papiers valides, mais aussi et d’abord parce que ces agents sont des êtres humains comme vous et moi ; de la même manière ils se soumettront sans crier gare à des prélèvements d’ADN, parce que dans tous les cas, ils n’ont rien à se reprocher. Ils en rajoutent même, insistent, se plient ostensiblement au respect des consignes. Ils n’ont rien à se reprocher, se figurent-ils, que chacun en soit témoin, et en premier lieu les agents du pouvoir. « J’ai ma conscience pour moi », nous assurent-ils encore ; les autres auront bien mérité le sort qu’on leur réserve.

« A quoi bon s’inquiéter si l’on n’a rien à se reprocher ? », voilà encore l’argument que les forces conservatrices et réactionnaires genevoises invoquent pour justifier l’installation de nouvelles batteries de caméras de vidéosurveillance dans les zones dites « à risque » de la ville, ceci afin de sécuriser cette gigantesque fête du franc suisse que sera l’Eurofoot 2008. [2] Mais sans compter qu’à ce tarif, on en viendra bientôt à porter des puces RFID sous la peau, invoquer ici le fait d’avoir quelque chose à se reprocher ou pas revient à transposer un problème directement politique dans la sphère séparée de la morale ; et ceci comme une opération visant précisément à masquer ce problème comme étant directement politique. Comme si le fait de « n’avoir rien à se reprocher » ne dépendait au fond que de nousmêmes ; comme si ce pouvait être quelque chose de définitivement acquis ; comme si nous étions seuls nos propres juges ; comme si un simple examen de conscience pouvait avoir force de loi ; comme si c’était vraiment nous-mêmes qui avions quelque chose à nous reprocher ou non.

Qu’ils sont nombreux pourtant ceux qui n’ont rien à se reprocher — qu’ils étaient nombreux les juifs et les tziganes pendant la deuxième guerre mondiale, qu’ils sont nombreux les sans-papiers en France aujourd’hui —, et qui se voient quand même reprocher quelque chose. Car ce que l’on est convaincu de ne pas avoir à se reprocher (être homosexuel, sans-papiers, pauvre, de couleur, etc.), d’autres, et des plus puissants, trouveront toujours le moyen de nous le reprocher à notre place.

« Quand on n’a rien à se reprocher, on ne craint pas de se faire contrôler par la police », voilà certes ce que peut affirmer sans trembler un père de famille français, blanc de peau, possédant un travail, payant des impôts dans une petite ville bourgeoise de province, disposant d’un patrimoine immobilier d’une certaine valeur, boursicotant même à l’occasion, etc. — qualités telles que le pouvoir aurait bien peu de raisons de lui reprocher quoi que ce soit. Mais que cet individu soit un jeune adolescent, issu de l’immigration, habitant une cité-dortoir, en rupture avec l’école, se déplaçant en « bande », et les évidences soudain se brouillent. Car ce jeune garçon aura beau faire son examen de conscience quotidien et se convaincre lui-même qu’il n’a rien à se reprocher, les brigades policières ne feront pas moins de lui leur suspect éternel. Avec les tragédies que l’on connaît. [3]

En faisant comme si l’installation des dispositifs de surveillance était subordonnée à un perpétuel examen de conscience individuel, on réalise une juteuse opération politique. Car le fondement réel du jugement de culpabilité, dans ces circonstances, n’est en aucun cas une morale immuable et transcendante, que chacun porterait au fond de soi, mais bien un corpus de lois, de règles, de normes hypothétiques, édictées par un pouvoir politique essentiellement contingent. Et l’on fait pourtant de l’accident nécessité, du décret historique loi de nature. Et un pouvoir arbitraire passerait maintenant pour la norme du Bien. Qu’on se garde alors de s’inquiéter du développement annoncé de programmes informatiques capables de détecter les comportements déviants ou de lire sur nos visages, et à distance, d’improbables intentions hostiles. [4] Tant qu’on n’a rien à se reprocher…

En définitive, dire « je n’ai rien à me reprocher », c’est reconnaître tacitement que l’on est totalement en phase avec le pouvoir en place ; ou du moins admettre hypocritement, pour s’en protéger, qu’on le suivra où qu’il aille. C’est, de toute façon, prendre position. En France, en 1940, « ne rien avoir à se reprocher » signifiait aussi collaborer.

Mais un pouvoir, aussi assuré, aussi convaincu de sa nécessité historique soit-il — illusion constitutive de tout pouvoir qui a été et qui sera — est toujours contingent. Il peut être renversé à tout moment. Et du jour au lendemain, ceux qui n’ont rien à se reprocher peuvent devenir ceux qui ont tout à se reprocher. Ceux qui se croient les plus à l’abri du pouvoir peuvent, du jour au lendemain, devenir ceux qui ont tout à en craindre.

Institut de démobilisation
http://i2d.blog-libre.net
i2d@no-log.org

NOTES

[1] Cf. Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 236.
[2] Voir La Tribune de Genève des 25 et 26 janvier 2008. Voir également Le Courrier, édition du 17 mars 2008.
[3] Comme la mort de Bouna Traoré (15 ans) et de Zyed Benna (17 ans), le 27 octobre à Clichy-sous-Bois, électrocutés dans un transformateur en voulant échapper à un contrôle de police annoncé ; alors même qu’ils n’avaient rien à se reprocher.
[4] Cf. Courrier International n° 893, du 13 décembre 2007

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