Philippe Val et les Précieuses ridicules
Le despotisme des éclairés
De la gouaille contestataire aux sermons sur la démocratie, des tours de chant dans les salles provinciales aux mondanités de la capitale, de la direction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo à Radio France (où le propulse M. Nicolas Sarkozy), la trajectoire de Philippe Val ne ressuscite pas tant la figure de l’ambitieux — Eugène de Rastignac, Lucien de Rubempré dans La Comédie humaine de Balzac — qu’elle n’illustre cette faculté de l’élite éditoriale parisienne à éblouir, puis à domestiquer, certains de ses opposants en leur tendant le plus irrésistible des miroirs : celui qui farde leur image d’un vernis culturel.
L’onction de l’ex-saltimbanque libertaire par l’ancien ministre de l’intérieur marque l’aboutissement paradoxal d’une quête de respectabilité conduite au nom de l’amour des lettres, de l’art et de l’intelligence. « Je suis pour que les lettrés reviennent sur le devant de la scène, c’est mon combat. » Lequel s’annonce de longue haleine car, « hélas, ce ne sont pas les fines analyses des lettrés qui font l’opinion ». Ce n’est pas faute d’essayer. D’éditorial en conférence, Val accommode chacun de ses propos d’un bric-à-brac de références à Mozart, Proust, Einstein, Galilée, Spinoza, Périclès, attendu que « tout le monde a droit à une phrase de Shakespeare, de Nietzsche, de Dante, de Borges, de Montaigne (1) ».
Que ce cheminement vers les cimes se soit accompagné d’un alignement idéologique sur les positions des classes dirigeantes rappelle à quel point le savoir, sa quête et ses institutions forment une arme à double tranchant, capable tout à la fois d’émanciper et d’assujettir, de tremper des vocations contestataires et de forger des conformismes. A l’encontre de ses dispositions antérieures, le directeur de Charlie Hebdo a successivement défendu la guerre menée au Kosovo par l’Alliance atlantique en mars 1999, cautionné le jeu politique traditionnel en assurant la promotion de MM. Daniel Cohn-Bendit et Bertrand Delanoë, assimilé la gauche radicale à l’antiaméricanisme et celui-ci à l’antisémitisme, adhéré à la politique israélienne au Proche-Orient, milité en faveur de l’adoption du traité constitutionnel européen lors du référendum de mai 2005, etc.
Sous son impulsion — et sous l’effet de l’air du temps —, l’hebdomadaire qui, en 1998 encore, bataillait contre le libre-échange, informait sur le social et dénonçait la « pensée unique » dans les médias a redéployé ses pointes de crayon sur le front de la « guerre des civilisations », notamment en reproduisant — après France Soir — des caricatures de Mahomet.
De toute évidence, l’humoriste et chanteur qui relance Charlie Hebdo en 1992 n’appartient pas au sérail ; l’hebdomadaire prospère en marge du journalisme établi et raille le milieu intellectuel parisien. L’éditorialiste et essayiste qui en démissionne dix-sept ans plus tard compte au nombre des notabilités conviées à paraître sur les marches du Festival de Cannes (mai 2008), sur les estrades de l’université d’été du Mouvement des entreprises de France (septembre 2007) ou sur d’innombrables plateaux de télévision. Qu’un directeur de Charlie Hebdo se soit trouvé en position de contribuer à la stratégie d’ouverture du chef de l’Etat indique assez le chemin parcouru. Et laisse en suspens bien des questions sur l’évolution du lectorat...
Sa fascination pour les titres de noblesse intellectuelle oriente Val vers les éléments brillants — au sens de clinquant — qui peuplent l’univers de la presse. Complicités et amitiés se nouent, par exemple avec trois anciens élèves de l’Ecole normale supérieure ayant choisi de percevoir dans les médias les dividendes de leur capital scolaire, Bernard-Henri Lévy (Le Point), Raphaël Enthoven (France Culture, Arte), Christophe Barbier (L’Express), qui n’oublient jamais de citer leur nouveau comparse lorsque ce dernier adopte leurs idées. La ligne de l’hebdomadaire s’en ressent d’autant plus que son directeur ambitionne de « légitimer le titre aux yeux des gens qui constituent le milieu de l’information et avec qui [il] entretien[t] des rapports cordiaux (2) ».
Entre Val et ses Pygmalion, l’élection fut en réalité mutuelle. L’agitateur rebelle adopté par le bourgeois cultivé qui le raisonne, le modère, l’adoube et l’élève au rang de porte-voix auprès d’un public peu réceptif aux élégances mondaines constitue une figure classique du renoncement contestataire.
En 1912, l’ouvrier Hyacinthe Dubreuil intègre la commission exécutive de la Fédération des métaux de la Confédération générale du travail (CGT). Né vingt-neuf ans plus tôt d’un père palefrenier et d’une mère paysanne, il a quitté l’école avec un certificat d’études primaires, suivi un apprentissage en mécanique et acquis par lui-même cette culture caractéristique du syndicalisme révolutionnaire du début du XXe siècle. Il peint, dessine, dévore la littérature révolutionnaire, collectionne les éditions originales de Pierre Joseph Proudhon et participe en 1919 aux grandes grèves dans le département de la Seine.
Un an plus tard, le voici permanent confédéral. Le cercle de ses fréquentations s’élargit. Le militant multiplie les contacts avec des intellectuels modérés et prône l’alignement d’un syndicalisme hexagonal encore trop révolutionnaire à ses yeux sur le modèle allemand et britannique. Son ami Charles Dulot, journaliste cofondateur avec le socialiste Albert Thomas de la publication réformiste L’Information ouvrière et sociale, l’encourage à persévérer dans cette voie. Convaincus qu’« il pouvait effectivement s’adresser à l’ouvrier moyen sans susciter les habituels soupçons anti-intellectualistes », explique l’historien Martin Fine, « Dulot et Thomas tombèrent d’accord pour donner à Dubreuil l’occasion d’atteindre un plus vaste public (3) ».
Elève de l’Ecole normale supérieure, major de l’agrégation d’histoire, député de la Seine, puis directeur du Bureau international du travail, Thomas est une figure du socialisme français. Son rêve : établir « entre le patronat et la classe ouvrière (...) une collaboration sincère et de tous les instants ». Il prend Dubreuil sous son aile. Considéré comme un intellectuel par les ouvriers mais comme un ouvrier par les intellectuels, ce dernier sera le haut-parleur du réformisme auprès d’un mouvement syndical tenté par le communisme. En 1924, Thomas édite un recueil des textes de Dubreuil. Dans une lettre de félicitations, le professeur écrit au mécanicien : « Ce que j’aime dans vos articles et dans votre livre, c’est surtout la note ouvrière très simple, très sincère, très directe qu’ils apportent. »
Dubreuil connaît la consécration après la publication en 1929 de son livre Standards. Le travail américain vu par un ouvrier français, une longue enquête sur le taylorisme. Le succès est foudroyant. Du jour au lendemain, l’auteur accède à la notoriété. Il quitte peu après la CGT pour une carrière d’essayiste et de conseiller patronal qu’il achève dans les années 1960 comme chroniqueur au Figaro.
On a l’Albert Thomas qu’on peut. Le 16 mars 2006, Bernard-Henri Lévy rencontre Val sur le plateau d’I-Télé. Le « philosophe » naguère brocardé dans Charlie Hebdo couvre le satiriste de louanges : « Il a écrit un livre qui s’appelait Le Référendum des lâches, qui est à mon avis ce qu’on a écrit de plus juste et de plus puissant pour le coup sur la question de l’Europe depuis Habermas (4). » L’expression béate de Val à l’énoncé de l’invraisemblable comparaison avec le sociologue allemand traduit alors la force des rapports de sujétion culturelle. A compter de ce jour, ils furent d’accord sur tout.
Les autodidactes privés de l’autorité des diplômes accèdent rarement à la renommée sans éprouver l’inconfort de leur position d’entre-deux. Laquelle incite les uns (Guy Debord) à combattre les impostures intellectuelles, et pousse les autres à conforter les imposteurs, par exemple en faisant « la révérence, à tout hasard, à tout ce qui peut ressembler à de la culture (5) ». Ainsi Val perçoit-il le monde au seul prisme du rapport au savoir : le conflit au Proche-Orient opposerait le peuple du Livre et les musulmans analphabètes ; les classes populaires, suspectées de préférer le football au bachotage de Spinoza, formeraient un troupeau de « ploucs humains obtus, rendus courageux par la vinasse ou la bière locale qui leur gargouille dans le bide » (Charlie Hebdo, 14 juin 2000) ; le dessinateur Jul serait donc d’autant plus talentueux qu’il est aussi normalien et sinologue, etc.
De ce tropisme découle une conception de la démocratie comme despotisme des éclairés. « Nous sommes représentants, expliquait Val le 13 octobre 2008 aux élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Parce que nous parlons à la place des gens. Comme dit Deleuze, l’écrivain parle pour les bêtes. » Celles qui écoutent les programmes de Radio France ?
Pierre Rimbert.
Audiovisuel, Médias, Personnalités, Presse
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(1) Respectivement L’Œil électrique, n° 9, Rennes, octobre 1999 ; Charlie Hebdo, Paris, 24 octobre 2001 ; L’Œil électrique, op. cit.
(2) Toc, Paris, février 2005.
(3) Tiré, comme les citations suivantes, de Martin Fine, « Hyacinthe Dubreuil : le témoignage d’un ouvrier sur le syndicalisme, les relations industrielles et l’évolution technologiques de 1921 à 1940 », Le Mouvement social, n° 106, Paris, janvier-mars 1979.
(4) Visible à la huitième minute du vidéogramme de Pierre Carles, « Charlie Hebdo » se fait hara-kiri, 2008.
(5) Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Editions de Minuit, Paris, 1979.
Voir aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de juillet 2009.
http://www.monde-diplomatique.fr/2009/06/RIMBERT/17210