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Race et capitalisme

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Message  Invité Mar 7 Aoû - 21:05

Nous publions ici un extrait de l'ouvrage collectif, à paraître aux éditions Syllepse le 21 juin 2012 : Race et capitalisme.

En voici le sommaire :
- Ce que pourrait être une gauche antiraciste
Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem
- L’éclipse de la race et de la classe
David Roediger
- De la reconnaissance à l’effacement. La politique française de lutte contre les discriminations et la question raciale
Fabrice Dhume
- Le visage de Janus de la race: Rhonda M. Williams sur la schizophrénie de l’économie orthodoxe
Patrick L. Mason
- La passion de la nomination: identité, différence et politique de classe
Himani Bannerji
- Ghetto or not ghetto, telle n’est pas la seule question. Quelques remarques sur la «race», l’espace et l’État à Paris
Stefan Kipfer
- Nous avons besoin d’une stratégie décoloniale
Sadri Khiari

Ce que pourrait être une gauche antiraciste

Lorsque l’on souhaite envisager la question raciale dans une perspective matérialiste et critique en France, on se trouve dans un embarras théorique qui n’est pas dissociable d’une situation politique. Si de nombreux et de nombreuses acteurs et actrices du paysage des politiques d’émancipation s’accordent sur une opposition abstraite au racisme, ce dernier enjeu est bien celui qui donne à voir le plus de confusion dans la gauche intellectuelle et politique, toutes traditions confondues. En effet, rares sont les courants en mesure de faire preuve de la même rigueur ou de la même érudition à propos des enjeux de race qu’au sujet de la crise économique, de la stratégie révolutionnaire, des transformations du travail ou de l’histoire du mouvement ouvrier. L’ironie du sort est que la question raciale pourrait être une entrée possible dans ces dernières thématiques.

Il serait difficile de caractériser de façon très générale cette absence de rigueur. Mais on peut sans aucun doute l’associer aux manières courantes de traiter du racisme au sein de la gauche radicale. Le racisme serait une manière de détourner l’attention, une diversion opérée par la classe dominante en direction des classes populaires pour réduire leur combativité collective. Souvent, cet argument est nourri par l’idée, partiellement vraie, que le racisme constitue une division de la classe révolutionnaire ; que cette classe révolutionnaire devra dépasser le racisme pour renverser le capitalisme ; ou le dépassera dans la lutte pour ce renversement – dans les syndicats ou encore sur les piquets de grève où les distinctions s’estomperaient face aux impératifs matériels.

Ces perspectives politiques ont contribué à restreindre la discussion théorique autour de la race et du racisme. Rattrapé•e•s par l’urgence de l’activisme, les militant•e•s peuvent reconnaître qu’il faut combattre le racisme, mais il est néanmoins plus important pour eux et elles de se demander comment reconstituer l’unité du prolétariat du jour au lendemain que de réfléchir à ce qui, précisément, clive durablement les subalternes. Il n’est à cet égard pas étonnant que les rares prises en compte théoriques sérieuses de la question raciale soient le fruit de militant•e•s et d’intellectuel•le•s en rupture avec les exclusions de femmes voilées et en lutte contre la loi du 15 mars 2004 – interdisant le port du hijab à l’école. Cette expression du racisme était alors manifestement transversale à la totalité du champ politique, et révélait notamment combien l’extrême gauche pouvait se rendre complice du système raciste (Lévy 2010). Il était dès lors impossible de restreindre le racisme à une manipulation de l’extrême droite ou des classes dominantes – et c’est à ce titre qu’on a pu lire chez Pierre Tevanian, Sylvie Tissot, Laurent Lévy, Christine Delphy, Saïd Bouamama, dans le sillage du mouvement d’Une école pour tout•e•s et dans la production du Mouvement/Parti des indigènes de la république, des élaborations à la fois radicales et novatrices sur la question raciale en France.

Une conception du racisme en terme de simple diversion et/ou de division produit deux effets. D’une part, elle réduit la race à un dommage collatéral de la lutte des classes. Dès lors, ce qui importe n’est pas tant de discuter de la race comme une formation sociale et un système durables, mais comme une idéologie qui influence plus ou moins le cours du combat de classe, à la manière des nationalismes ou des populismes.

Corrélativement, cette conception n’implique aucunement une rupture avec le sens commun : quelle que soit l’analyse portée sur le racisme – en le considérant comme « peur/ignorance de l’Autre » jusqu’à en proposer une lecture en terme de continuité coloniale – le racisme ferait écran devant les vrais enjeux. Toute discussion théorique sur le racisme lui-même reste très secondaire – puisque cette discussion, quand elle existe, ne sert qu’à expliquer pourquoi, en dernière instance, le prolétariat (blanc et non blanc) est uni par des intérêts communs.

Le phénomène du racisme demeure pourtant bien plus complexe que l’enjeu de la division du prolétariat. Ce recueil entend notamment donner à voir quelques axes de recherche qui travaillent au plus près les différentes dimensions de l’organisation raciale du monde et des sociétés, et qui mettent en jeu les controverses portant sur l’interprétation du phénomène racial. Les débats ici discutés font intentionnellement l’impasse sur les rengaines autour de « l’universalisme » et de la « République une et indivisible ». En effet, ces discussions se contentent de se demander si l’on peut poser ou non le problème racial plutôt que de le penser précisément. C’est cette nécessité de précision qui a orienté le choix de ces textes, marqués par une ambition scientifique notable – ce qui rend parfois leur compréhension difficile ; mais ce qui les rend avant tout difficile d’approche, c’est qu’ils s’inscrivent dans des champs spécialisés. La spécialisation est souvent le fait de l’ancrage académique qui partitionne les disciplines et morcelle la compréhension globale d’un système. Mais elle est peut-être la seule façon de rendre compte d’aspects du racisme qui sont habituellement négligés ou mal problématisés dans le sens commun à gauche.

Ce que permet la spécialisation, c’est de traiter du racisme de façon très précise et dans toute sa complexité. Le champ académique anglophone a depuis longtemps pris en charge cette variété de champs d’action pour la question raciale. C’est notamment à ce titre que ce recueil comporte nombre de traductions de l’anglais. Parmi elles, on peut s’attarder sur la contribution de Stefan Kipfer qui est l'exemple même d'une lecture en termes de racialisation de l'espace urbain en France. Son approche spécialisée, ancrée dans le champ de la géographie critique et nourrie par les observations de Frantz Fanon, lui permet d'échapper aux simplifications induites par de nombreuses comparaisons entre le ghetto étatsunien et les « banlieues » en France. La complexité des processus de racialisation est rendue intelligible par une attention portée sur les réseaux constitués par les instances de rénovation urbaine, les municipalités, l'État et les impérialismes : loin d'être des enjeux étroitement nationaux, la production raciale de l'espace et la production spatiale de la race sont des mécanismes inscrits dans la suprématie du monde occidental, et reproduisent l'hégémonie des populations blanches aux échelles nationales et locales. Les apports d'une approche géographique s'affirment dans ce choix de traiter du racisme comme un phénomène et un processus inscrits dans l'espace, qui doivent nécessairement s'envisager à plusieurs échelles. De son côté, le champ académique français a largement occulté la question raciale. La sociologie reste l’un des rares espaces théoriques en France au sein desquels la question raciale peut-être discutée sous différents aspects et selon différentes analyses. Il n’en reste pas moins que le champ sociologique français porte une lourde tendance à dématérialiser la question raciale en l’envisageant le plus souvent autour de l’unique problématique de la « perception sociale » alors que, dans le champ anglophone, on accorde à la race une capacité de structuration du monde social plus conséquente. Le texte de Fabrice Dhume, sociologue contribuant à cet ouvrage, montre comment la définition de la discrimination raciale, dans le cadre des politiques publiques, participe d’une dématérialisation des pratiques racistes au profit d’euphémisations (« diversité », « personnes appartenant à des minorités », etc.) qui dépolitisent la lutte contre les discriminations racistes.

Le texte de David Roediger, qui ouvre ce recueil, s’il n’est pas lui-même un article spécialisé dans un champ particulier, donne à voir une cartographie des prises de position intellectuelles dans l’approche de la race et de sa mise en concurrence avec la classe. Il s’agit de poser des discussions générales et de résumer des enjeux théoriques. C’est pour éviter cette mise en concurrence stérile entre race et classe que nous avons choisi d’intituler ce recueil Race et capitalisme.

Il s’agit pour nous de partir de l’hypothèse que, historiquement, le capitalisme a toujours été racialisé. D’abord, dans sa formation même : le rôle du commerce des esclaves et celui des richesses tirées de l’esclavage colonial a été crucial pour accumuler le capital qui a financé la révolution industrielle (Williams 1944). Des auteurs comme CLR James ont audacieusement défendu la thèse que la plantation anticipe l’entreprise capitaliste et le salariat moderne (James 2008 [1938]). Par la suite, la formation des impérialismes et l’organisation du marché mondial au 19e siècle se sont jouées sur la compétition des nations occidentales dans l’expansion coloniale. Ce qui justifie de ne pas avoir intitulé ce recueil « race et classe », c’est que dans cette émergence commune du capitalisme et du phénomène esclavagiste/colonial, la formation des classes sociales est inséparable de leur racialisation.

Pour Himani Bannerji, dont un des textes figure dans le présent recueil, il n’existe pas de classe sociale dépourvue d’identités liées à des formes d’oppression constituées avec le capitalisme. Pour elle, il ne s’agit pas, là non plus, de considérer le capitalisme comme une oppression fondamentale à laquelle s’ajouteraient les autres oppressions, comme les scories d’une barbarie irrationnelle ou archaïque. Bannerji n’envisage pas les identités comme de simples stigmates ou encore se réduisant à des constructions culturelles. Les identités sont le produit des mêmes histoires que celles qui ont concouru à l’essor et au développement du capitalisme comme phénomène mondial : l’esclavagisme, la colonisation et la division internationale du travail. Les identités sont les « noms » et les perceptions sociales qui sont imposés ou que se donnent les opprimé•e•s dans le contexte de cette multiplicité de traitements d’exception. Ces « noms » et ces perceptions ne sont ni des essences ni des constructions contingentes ; ils sont ancrés dans l’évolution concrète des rapports juridiques, des relations de subordination entre les populations occidentales et les populations colonisées ou anciennement colonisées ; ils dépendent aussi des rapports de force politiques entre les forces vives de la décolonisation et celles qui entendent maintenir le statu quo colonialiste, entre les processus d’abolition des institutions esclavagistes et les forces ségrégationnistes, entre la résistance des non-Blanc•he•s et la suprématie blanche – appuyée à l’international sur l’exploitation du Tiers-Monde et, à l’intérieur des États-nations occidentaux, sur la discrimination systématisée des non-Blanc•he•s.

C’est ici que le texte de Patrick Mason vient ici rejoindre et compléter la proposition de Himani Bannerji. Pour comprendre la possibilité d’une discrimination systématisée à un niveau économique, Mason propose un modèle qui rend compte d’un principe d’exclusion inhérent au fonctionnement du capitalisme. En effet, même dans l’hypothèse d’un marché concurrentiel, persistent forcément du chômage involontaire et une certaine rareté des situations de travail réunissant les meilleures conditions. L’accès à l’emploi et aux postes les mieux rémunérés, les plus qualifiés, fait l’objet d’une compétition dans la mesure où le capitalisme ne permet pas d’offrir des situations économiques satisfaisantes pour tous et toutes, dans la mesure où subsiste une armée industrielle de réserve et une stratification des conditions économiques. Cette rareté produit dès lors ce que l’on pourrait se figurer comme une file d’attente pour chaque position dans la hiérarchie sociale et économique. Le fait que les un•e•s sont amené•e•s à passer devant les autres engendre des possibilités de discriminations. La race participe de l’appareil identitaire qui vient coder l’attribution des places dans la file d’attente. C’est en cela que l’identité devient un véritable enjeu : l’identité blanche, par exemple, constitue un passe-droit pour passer devant les autres – à l’embauche, à l’avancement, au logement, etc. À l’inverse, comme le montre Patrick Mason en regard de la situation étatsunienne, l’accès aux rares positions les plus favorables (dans les secteurs les plus syndicalisés, aux postes les mieux rémunérés pour la même qualification, etc.) demandent à tou•te•s ceux et celles qui n’ont pas le « bon ticket », le bon marqueur identitaire, d’en faire deux fois plus que les autres. Il s’agira également pour eux et elles de se conformer à un modèle d’intégration, et toute réussite qui pourrait en découler sera dès lors soumise à l’excellence : en effet, le droit à l’erreur n’est pas permis et il suffira du moindre écart pour se voir ramené•e•s à « ses origines ». Il faut également prendre en compte le prix à payer pour avoir droit à la reconnaissance sociale – un prix qui implique le plus souvent une rupture avec la communauté et une collaboration avec le statu quo inégalitaire : si la discrimination est le produit d’une compétition entre Blanc•he•s et non-Blanc•he•s pour l’accès à des positions sociales favorables ou à l’emploi, alors la compétition au sein des non-Blanc•he•s sera d’autant plus rude qu’il s’agit du groupe qui ne bénéficie pas des privilèges et du pouvoir qui permet aux Blanc•he•s de passer en priorité dans la file d’attente. Sans cette priorité, la réussite individuelle pour chaque non-Blanc•he est condamnée à reposer en partie sur une distinction par rapport à l’ensemble de son propre groupe, systématiquement discriminé. À un niveau individuel, il n’est pas possible de baser sa réussite sur une remise en cause du privilège des Blanc•he•s, mais de la mettre en œuvre en passant à travers ces privilèges, en se positionnant comme une exception à la règle de l’exclusion qui frappe les autres non-Blanc•he•s – ce que la société sanctionne en retour, non comme le fait d’un individu appartenant à un groupe discriminé surmontant un stigmate, mais comme la confirmation de la rengaine libérale et raciste du « quand on veut, on peut ».

Ce qui est ici en jeu, c’est la manière dont les identités produites par l’histoire complexe des oppressions, telle que la raconte Himani Bannerji, se voient non seulement reproduites, mais également inscrites dans des stratégies de promotion sociale. L’identité a bien une fonction économique. C’est à partir de cette analyse qu’il faut briser l’imaginaire très persistant à gauche qui consiste à faire du racisme une conséquence de la carence en cadres collectifs pour les Blanc•he•s des classes populaires (un mouvement ouvrier fort, des syndicats puissants, etc.) Dans cette imagerie, cette absence de cadres collectifs de résistance ne laisserait aux prolétaires blanc•he•s que la solution individuelle de rejeter « l’Autre », « l’immigré », « l’étranger ». C’est en cela que la gauche se refuse à penser l’identité blanche comme un privilège collectif. Si cet imaginaire admet bien qu’il y a des situations où être perçu•e comme blanc•he donne accès à des avantages notables (l’obtention d’un emploi ou d’un logement), il n’envisage pas que l’organisation des classes populaires blanches en tant que « classe ouvrière » puisse être un moyen de conserver et d’étendre les privilèges associés à l’identité blanche. L’argument souvent invoqué est que les privilèges des Blanc•he•s et la discrimination systémique des non-Blanc•he•s, sont des obstacles à l’organisation du prolétariat et à l’obtention d’un rapport de force suffisant face à la classe dominante – l’unité serait tout simplement plus gagnante que la division. Mais comprenons bien que ce n’est pas parce que, pour les travailleurs et travailleuses Blanc•he•s, on pourrait faire mieux sans le racisme, que l’on ne se porte pas bien en s’appuyant sur ses privilèges. Dans le cas de la lutte de classe des prolétaires Blanc•he•s, là aussi, le mieux est l’ennemi du bien.

On peut citer différents exemples à l’appui de ces arguments. Pour de nombreux libéraux ou sociaux-démocrates réformistes, le New Deal étatsunien des années 1930 est une référence en matière de législation progressiste. Mais il se trouve que le New Deal a précisément constitué une législation protectrice des travailleurs et travailleuses blanc•he•s, en excluant subtilement les Noir•e•s des mesures en question. Plutôt que de faire figurer cette exclusion de façon explicite, la législation sociale votée par les membres du Congrès faisait simplement l’impasse sur les emplois où les Noir•e•s étaient surreprésenté•e•s – les ouvriers agricoles et les domestiques en particulier. Ainsi, le Congrès a mis en place des durées légales du travail, des salaires minimum, une sécurité sociale et des structures syndicales qui n’ont pas concerné les Noir•e•s. (Katznelson 2005 : 22-23) On peut étoffer cet exemple en ajoutant les remarques du chercheur autodidacte Theodore Allen. Allen s’est particulièrement intéressé à cet épisode car il est non seulement l’auteur du classique The Invention of the White Race, mais qu’il est l’une des figures d’un groupe marxiste, la Sojourner Truth Organization, qui s’inscrivait dans une réflexion antiraciste radicale. Dans un texte de 1973, il montre comment le parti communiste des États-Unis est devenu, au cours des années 1930 et « au nom de l’unité antifasciste », un « auxiliaire du New Deal ». Pour ne pas « risquer de perdre les concessions offertes par le New Deal », le parti communiste étatsunien n’a pas souligné le caractère racial et discriminatoire de la réforme, rompant avec ses prises de positions antérieures en faveur d’un combat antiraciste. De même, à propos du mouvement syndical, Allen explique comment les militants syndicalistes de l’AFL et du CIO (deux syndicats majeurs aux États-Unis) se sont désolidarisés des Noir•e•s pour ne pas risquer de s’aliéner les Blanc•he•s. Il en a résulté que le différentiel entre le taux de chômage des Noir•e•s et celui des Blanc•he•s au Nord des États-Unis est passé de 75% en 1930 à 115% en 1937. Citant Franklin Frazier, Allen ajoute que « la politique du New Deal visant à protéger le droit d’organisation du travailleur (blanc) d’une part, et le droit des Noir•e•s à avoir un emploi d’autre part, entrèrent alors souvent en conflit » (Allen 1973).

Ce conflit, il est aussi perceptible dans l’histoire du mouvement ouvrier en France. À partir de l’après-guerre, la CGT a longtemps promu un protectionnisme ouvrier. Elle s’est opposée à l’introduction de travailleurs étrangers dans la force de travail jusqu’en 1974, et a même été à l’initiative de la création de l’Office national de l’immigration – dans lequel elle a siégé jusqu’en 1947. Quand la CGT a abandonné cette politique étroitement nationaliste, elle a converti ses positions sur l’immigration en une défense pour un retour au pays dans des conditions confortables pour les travailleurs immigrés. Là encore, c’était considérer l’« immigré » comme un travailleur de second plan. En effet, ce virage s’opère à l’heure des grandes restructurations et de la crise économique. Dès lors, quand les syndicalistes jugent que, face aux licenciements, la priorité pour ces travailleurs immigrés n’est pas le maintien de leur emploi mais un retour au pays dans les meilleures conditions, il devient alors notable que les grands syndicats n’ont pas considéré ces travailleurs comme une composante de leur base sociale mais comme une force de travail dont la présence n’est qu’une anomalie. Le mouvement syndical a cédé à l’« illusion du provisoire », formule chère à Abdelmalek Sayad :

"Un immigré, c’est essentiellement une force de travail et une force de travail provisoire, temporaire, en transit. En vertu de ce principe, un travailleur immigré (travailleur et immigré étant, ici, presque un pléonasme) […] reste toujours un travailleur qu’on définit et qu’on traite comme provisoire, donc révocable à tout moment. […] En fin de compte, un immigré n’a sa raison d’être que sur le mode du provisoire et à condition qu’il se conforme à ce qu’on attend de lui : il n’est là et n’a sa raison d’être que par le travail, pour le travail et dans le travail : parce qu’on a besoin de lui, tant qu’on a besoin de lui, pour ce pourquoi on a besoin de lui et là où on a besoin de lui". (Sayad 2006 : 50-51)

Ces exemples – du grand ralliement au New Deal ou des options des syndicats hégémoniques français depuis la Libération jusqu’aux grandes restructurations – nous montrent combien les conflits d’intérêt entre travailleurs blancs et non blancs se mettent clairement en œuvre dans ce que le mouvement ouvrier blanc juge comme des opportunités stratégiques : dans le cas du New Deal, il s’agit de conforter une législation protectrice excluant les Noir•e•s ; dans le cas des réformes de la Libération, il s’agit de protéger les secteurs dominés par les nationaux en devenant agent du contrôle de l’immigration ; à l’heure des grandes restructurations, les syndicats majoritaires ont ignoré les luttes de travailleurs immigrés menées à la même période : les grèves des loyers dans les foyers d’immigrés marquaient peut-être un ancrage sur le long terme et pas forcément une nécessité immédiate de retour au pays. Cette invisibilisation ou ce choix notable des fronts à sacrifier marquent bien une tendance structurelle du mouvement ouvrier octroyée et façonnée par le privilège blanc.

Aujourd’hui encore,

"le mouvement social dans son ensemble ne se donne pas pour priorité d’appuyer les luttes des descendant•e•s de colonisé•e•s. Le plus souvent, les composantes de la gauche politique et syndicale tendent à juger leurs propres préoccupations comme universelles, portant sur la situation de l’ensemble de la population (retraite, service public, droit au logement, etc.) Or, la lutte contre la suprématie blanche ne saurait être remplacée par une lutte pour obtenir une plus grande part du gâteau, qui sera de toute façon répartie inégalement entre tous et toutes" [1].

Ces revendications sont considérées comme « universelles » précisément parce qu’elles ne prennent pas en compte les besoins spécifiques. On a beau gagner une plus grosse part de gâteau, les miettes resteront toujours pour les mêmes : des victoires du mouvement ouvrier blanc n’empêchent pas une reconduite à l’identique de l’inégalité entre Blanc•he•s et non-Blanc•he•s. La grande mobilisation contre le CPE constitue un bon exemple de ce passage à la trappe d’intérêts spécifiques au nom de « l’intérêt général ». La Loi sur l’égalité des chances avait été conçue et présentée comme une réponse aux révoltes de novembre 2005. Pourtant, la dynamique majoritaire de la mobilisation a exclusivement porté sur le CPE, évinçant les autres mesures prévues par la loi dans son ensemble :

"[Elle] comprend des mesures de déscolarisation qui, bien sûr, menacent tous les adolescents indépendamment de leurs origines, mais comment ne pas la mettre également en rapport avec les multiples discours concernant l’incapacité spécifique des enfants issus de l’immigration à suivre une scolarité normale ? Le Titre III de la loi qui prévoit de sanctionner les parents en leur retirant les allocations familiales n’aurait de toute évidence pas existé si une large campagne n’avait pas été menée soulignant la prétendue incompétence des pères – souvent dénoncés comme polygames – et des mères – s’acharnant à parler l’arabe – à s’occuper de leurs enfants. Et que viennent faire les dispositions du Titre IV concernant la « lutte contre les incivilités » dans une loi consacrée à « l’égalité des chances » si ce n’est pour parachever la logique de cette loi par des mesures sécuritaires dont la cible est prioritairement les Noirs, les Arabes et les musulmans. On pourrait en dire autant du Titre V qui instaure un « service civil volontaire » pour « former le jeune aux valeurs civiques » ! Qui sont les jeunes qu’à longueur de discours et d’articles, on dénonce pour leur manque de « valeurs civiques » sinon ceux qui sont issus de l’immigration postcoloniale ? Comment ne pas faire le lien entre ces décisions et celles qui conditionnent la délivrance d’un titre de séjour par l’adhésion aux « valeurs de la république » ?" (Khiari 2006a).

Là encore, « on arguera bien sûr que, sur le seul CPE, il est possible de gagner ; que pour construire la mobilisation la plus large, il fallait se donner un objectif clair et un seul, qui soit le plus "rassembleur" possible. Mais comment expliquer ce "hasard" qu’il faille toujours mettre de côté les revendications des populations issues de l’immigration pour gagner en efficacité ? » (Khiari 2006).



Les exemples ci-dessus confirment bien qu’il existe, contrairement aux hypothèses de la gauche classique, des divergences d’intérêt entre les non-Blanc•he•s dans leur ensemble et les Blanc•he•s, y compris à travers les organisations des classes populaires blanches. Ces divergences peuvent se manifester par l’exclusion explicite de certain•e•s non-Blanc•he•s – comme ç’a été longtemps le cas des Noir•e•s dans le syndicalisme étatsunien, ou aujourd’hui en France celui des femmes voilées dans les partis politiques de la gauche radicale –, par la secondarisation explicite ou insidieuse des besoins et des préoccupations des non-Blanc•he•s, par une invisibilisation de leurs luttes et de leurs résistances, ou encore par la volonté plus ou moins bienveillante d’annexer ces résistances à l’orbite des partis et syndicats du mouvement ouvrier classique. Il va de soi que ces divergences doivent nécessairement se traduire sur le plan politique.

S’organiser politiquement, c’est prétendre à exercer le pouvoir, à diriger l’organisation de la société. Du point de vue du mouvement ouvrier, le pouvoir consiste, de façon ultime, à diriger la société de sorte que l’oppression capitaliste soit vaincue. La conquête du pouvoir politique par le prolétariat implique un certain nombre de conditions : l’indépendance politique vis-à-vis de la classe dominante, la transformation radicale (ou la destruction) de l’État bourgeois ainsi que des mesures politiques précises pour neutraliser le pouvoir économique et social des propriétaires des moyens de production. De la même manière, l’organisation politique des non-Blanc•he•s vise à diriger la société, à exercer le pouvoir de sorte à faire dépérir le privilège blanc – comme le rappelle Sadri Khiari dans sa contribution qui vient conclure le recueil.

De nombreuses compatibilités existent entre ces deux programmes. Mais l’enjeu ici est, d’abord, de réaliser en quoi ces deux mouvements suivent des trajectoires politiques qui ne sont pas réductibles l’une à l’autre. La constitution d’un pouvoir politique indigène – pour reprendre la formule de Sadri Khiari – s’élabore au travers de mouvements ayant leur propre temporalité comme leur propre espace, leur historicité, leur mémoire spécifique : des luttes anticoloniales aux projets panarabistes ou panafricains, de la Marche pour l’égalité et contre le racisme aux luttes contre les exclusions des femmes portant le hijab, des luttes contre la double-peine à celles contre les violences policières, des révoltes des quartiers populaires à la solidarité avec la Palestine. Si les intérêts entre Blanc•he•s et non-Blanc•he•s sont amenés à diverger, alors la continuité des luttes des descendant•e•s de colonisé•e•s n’a pas la même centralité dans la mémoire et l’héritage politique des partis et organisations de la gauche blanche. Si des fractions de ces organisations, des groupuscules ou des individu•e•s, peuvent se réclamer de l’ensemble de ces moments sous l’égide de l’anti-impérialisme, il n’en reste pas moins que l’espace-temps des indigènes n’est pas structurant pour la vie politique du mouvement ouvrier classique (Khiari 2006b).

Dès lors, même si les forces de la gauche politique et syndicale approchent la question raciale bien différemment de la classe dominante, il demeure que cette approche a échoué dans sa prise en compte de l’essence même de cette question : au lieu de promouvoir (sur le plan théorique comme sur le plan pratique) la dynamique et tout le potentiel portés par l’organisation des forces non blanches, la gauche blanche s’évertue surtout à les décourager – pour preuve, le déclenchement d’une grande hostilité de la part de la gauche de la gauche au lancement de l’Appel « Nous sommes les indigènes de la république » et au moment de la constitution du Parti des indigènes de la république (Lévy 2010).

Ainsi, les forces émancipatrices à gauche persistent à ignorer le potentiel de radicalisation d’ensemble qu’insuffle l’organisation autonome des non-Blanc•he•s en elle-même. Certes, cette organisation est minoritaire, comme le sont les non-Blanc•he•s dans leur ensemble ; elle est fragmentée – en partis, associations, fronts, comités de familles, collectifs, autour de mosquées ou de listes municipales. Mais elle est capable de perturber conséquemment le champ politique classique en proposant notamment des modes d’action riches d’enseignements pour l’ensemble du mouvement social. La campagne Boycott, désinvestissement, sanctions contre l’apartheid et l’occupation de la Palestine (BDS) a mobilisé de larges secteurs des forces non-blanches organisées, et constitue bien l’exemple d’une campagne de longue durée, capable de construire des rapports de force locaux – sous la forme de coalitions de partis, associations et syndicats contre Agrexco dans le Sud de la France par exemple [2] –, une visibilité nationale et des liens avec d’autres forces à l’international. Sans que la lutte ait la même intensité partout et sur une période concentrée, les actions de boycott des produits israéliens dans les supermarchés, les manifestations, les campagnes d’information, peuvent avoir lieu à tout moment, avec toutes les forces qui souhaitent s’y associer, pour des objectifs précis. Ce type de campagne traduit, d’une part, l’internationalisme conséquent visible au creux des manifestations de solidarité avec la Palestine ou des peuples arabes en lutte – qui mobilisent des secteurs de la population non blanche exclus de l’espace politique et militant. Par ailleurs, elle traduit également une capacité à conduire une lutte sur des bases fermes – loin de faire l’unanimité à gauche de la gauche dans le cas de BDS – tout en acceptant toutes les alliances nécessaires pour construire des rapports de forces.

Les modes d’action singuliers que mettent en jeu ce type d’organisation autonome se jouent également aux creux de la violence policière qui frappe spécifiquement et quotidiennement les non-Blanc•he•s : ceci implique que leurs campagnes entrent en conflit direct avec le pouvoir d’État et ses appareils répressifs.

Ainsi on voit combien certains éléments de radicalisation politique sont portés par une minorité consciente de la population, et que la gauche radicale peut non seulement apprendre de cette radicalité, mais sera rapidement confrontée à ses propres inconséquences si elle se refuse à l’appuyer. La lutte contre l’islamophobie et les lois prohibitionnistes, menée depuis au moins 2003-2004, a produit un conflit au sein des forces de gauche que les plus radicales d’entre elles n’ont pas su trancher. Comme l’expliquent Houria Bouteldja et Sadri Khiari :

"Prenons maintenant l’exemple du grand perdant de la recomposition à gauche, le NPA. Ce parti, souvenons-nous, avait traversé de graves difficultés internes lors de la deuxième affaire du voile (2004) alors qu’il était encore la LCR. Ces difficultés se sont aggravées pour se transformer en véritable crise lors des élections régionales de 2010 avec la candidature d’Ilham Moussaid. Cette candidature s’est ajoutée à des désaccords importants concernant les alliances à gauche pour attiser la discorde au sein du NPA et provoquer le départ d’un grand nombre de ses militants. En apparence, l’affaire Ilham n’a rien à voir avec les divergences sur la politique unitaire. Ces deux questions nous paraissent, pourtant, intimement liées. La candidature d’Ilham Moussaid – et la campagne haineuse dont celle-ci a été l’objet dans les médias – a suscité immédiatement un élan de sympathie au sein des populations issues de l’immigration. Considéré jusqu’alors comme un truc « gauchiste », typique du folklore français, le NPA devenait l’objet d’une attention bienveillante. Aveugle ou indifférent à cette évolution qui aurait dû l’intéresser au plus haut point, le parti anticapitaliste a, au contraire, été paniqué par l’hostilité que la candidature d’une femme voilée suscitait parmi les Blancs. On se souvient de la suite, la crise a rebondi au lendemain des élections, conduisant au départ de nombreux militants et notamment de la majorité des militants arabes du Comité NPA auquel appartenait Ilham, ce même comité qui était donné en modèle de « l’intervention quartier » du parti anticapitaliste. En favorisant une telle issue, le NPA montrait ainsi qu’il était incapable de se tourner vers les quartiers" (Bouteldja & Khiari 2012).

Si nous réfutions en amont les conséquences politiques que la gauche tire de l’idée selon laquelle le racisme divise les classes populaires, il y a là, par contre, une division dont elle pourrait tirer de précieuses leçons : l’organisation autonome des non-Blanc•he•s divise la majorité (Breitman 1964). La majorité blanche, dont sont partie prenante aussi bien les partis institutionnels qui soutiennent l’ordre capitaliste que le mouvement social blanc qui en remet en cause certaines de ses conséquences ou même ses fondations, est clivée par les revendications et les luttes des non-Blanc•he•s. Comme nous le disions, dans l’histoire complexe du capitalisme, les oppressions spécifiques et les identités constituent des divergences d’intérêt entre subalternes et différents espaces-temps, différentes communautés de résistance. Mais les résistances des un•e•s ne sont pas sans impact sur le combat des autres. Dans les années 2000, les luttes contre l’islamophobie sont un exemple de division portée au cœur de la majorité blanche. Elles ont ouvert la voie à la candidature d’Ilham Moussaïd, qui a scandalisé tout le champ politique blanc, tout en suscitant la confusion au sein du NPA sur son positionnement face au consensus islamophobe. Le NPA s’envisage comme un parti des classes populaires dans leur ensemble, comme un parti qui s’oppose aux partis institutionnels et à leur politique, mais il n’a pas su, d’un même mouvement, briser le consensus islamophobe en se solidarisant avec sa candidate face aux attaques de tout le monde politique.

Plus le mouvement de l’immigration gagne en cohésion et en fermeté, plus il est à même de demander des comptes, à propos de ses propres préoccupations, aux candidat•e•s, partis, syndicats et associations du monde blanc. Ces interpellations suscitent des désaccords, des polémiques, un éventail de positions dans le champ politique blanc, en premier lieu parce que ce champ politique ne peut pas faire « sans » les non-Blanc•he•s et donc, se dispenser totalement de concessions à leur égard. Si les partis institutionnels, les partis blancs qui soutiennent l’ordre capitaliste, sont incapables de concessions d’ampleur, dans la mesure où leur aile gauche n’a même plus l’ambition de faire des concessions aux classes populaires dans leur ensemble, les partis et organisations de la gauche radicale doivent bien faire avec la réalité que : « lorsque l’on regarde les chiffres officiels de la population française (…) 30 % des milieux populaires (ouvriers et employés) sont issus de l’immigration postcoloniale [3]. C’est peut-être à partir de là qu’il faut entendre le mot d’ordre de la mobilisation du 8 mai 2012 qui réunissait bon nombre d’organisations de l’immigration et des quartiers populaires : « Nous ne comptons pas sur eux et ils ne pourront plus faire sans nous ! » [4].

C’est à partir de ces éléments d’antagonismes que la minorité (raciale, en l’occurrence) cesse d’être une minorité : en devenant capable de disloquer le groupe majoritaire, l’organisation non blanche bénéficie d’une certaine marge de manœuvre, peut avoir un impact majeur et jouer un rôle prépondérant dans les rapports de force. Cette division de la majorité peut porter des bénéfices bien au-delà de la minorité. En effet, en mettant à jour les difficultés du bloc dominant, ses faiblesses et sa vulnérabilité, le combat minoritaire ouvre des opportunités de transformation et des possibilités d’alliances prometteuses sur de nouvelles bases :

"Si l’homme blanc est l’ennemi, tous les Blancs sont-ils des ennemis équivalents ? – aussi bien les Blancs qui ont le pouvoir dans ce pays, les dirigeants, que les Blancs qui n’ont pas le pouvoir, et qui sont exploités par ceux qui dirigent – pas aussi exploités que les Noirs, mais exploités aussi ? Si le Blanc est l’ennemi, y a-t-il un moyen de diviser l’ennemi, de le pousser à la séparation, de creuser un fossé au sein des Blancs, de les pousser à se battre les uns contre les autres – au bénéfice du Noir ? Si le Blanc est l’ennemi, y a-t-il un moyen de transformer la situation de manière à ce que certains Blancs soient démobilisés ou neutralisés, ou même, dans certaines circonstances, transformés en alliés ou alliés potentiels du Noir parce que ce serait dans leur propre intérêt ?" (Breitman 1967).

Ce qu’il faut entendre dans la proposition de recherche Race et capitalisme, ce n’est ni la mise en concurrence de deux systèmes, ni la subordination de l’un par l’autre, ni une articulation principielle. C’est comprendre sur le terrain de la théorie ce qui se joue sur le plan pratique dans la constitution historique de majorités blanches, leurs contradictions internes et les voies par lesquelles leur hégémonie peut être remise en cause, neutralisée, au profit de nouvelles majorités émancipatrices.



Bibliographie :

Allen Theodore, « White Supremacy in U.S. History », un discours prononcé au Guardian Forum on the National Question, le 28 avril 1973.

Bouteldja Houria & Khiari Sadri, « L’Évolution en ciseaux des champs de l’antiracisme », 2012.

Breitman George, « How A Minority Can Change Society », International Socialist Review, Vol.25 No.2, Spring 1964, p. 34-41.

Breitman George, « Myths About Macolm X », discours au Detroit Friday Night Socialist Forum, 1967.

Katznelson Ira, When Affirmative Action Was White: An Untold History of Racial Inequality in Twentieth-Century America, WW Norton, 2005.

Khiari Sadri, « À propos des mobilisations contre le CPE », http://www.indigenes-republique.fr/, jeudi 6 avril, 2006a.

Khiari Sadri, Pour une politique de la racaille, Textuel, 2006b.

Lévy Laurent, « La Gauche », les Noirs et les Arabes, La fabrique, 2010.

James Cyril Lionel Robert, Les Jacobins noirs, éditions Amsterdam, 2008.

Sayad Abdelmalek, L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité, Raisons d’agir, 2006.

Williams Eric, Capitalism & Slavery, University of North Carolina Press, 1944.



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1. Comité de soutien à Houria Bouteldja, « Le procès qui accuse Houia Bouteldja : un cas d’école », 2011.
2. "Une victoire du BDS et de la « Coalition contre Agrexco ! »".
3. « Entretien avec Saïd Bouamama : Pourquoi Sarkozy ne peut pas nettoyer la racaille au Karcher ? ».
4. Premiers signataires : Action Citoy’Aisne, Alliance Noire Citoyenne(ANC)/Brigades Anti-Négrophobie, Alternative Libertaire, Art de la paix, Association des Travailleurs Maghrébins de France (ATMF), Campagnes Civiles Internationale Pour la Protection du peuple Palestinien (CCIPPP), Coup pour Coup 31, Collectif des Musulmans de France (CMF), Déchoukaj, ETM 31 (Egalité Toulouse Mirail), Europalestine, « Ensemble à Bagnolet », Epices, Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux Rives (FTCR), Fondation Frantz Fanon, Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires (FUIQP), Génération Palestine (GP), Générations Spontanées contre le racisme et l ’islamophobie, GUPS (Union Générale des Étudiants de Palestine), Groupe Frantz Fanon, H.I.J.A.B., Les Indivisibles, Mouvement des Quartiers pour la Justice Sociale (MQJS), Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), Parti des Indigènes de la République (PIR), Printemps des quartiers, Quartiers Nord Quartiers Forts, Union Juive Française pour la Paix (UJFP), Uni'T, Vies Volées, Zone d’Expression Populaire (ZEP).

URL - http://www.contretemps.eu/fr/interventions/bonnes-feuilles-race-capitalisme-coordonn%C3%A9-par-f%C3%A9lix-boggio-%C3%A9wanj%C3%A9-%C3%A9p%C3%A9e-stella-maglian

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Message  sylvestre Mer 8 Aoû - 10:47

alibabacool a écrit:
Ce qu’il faut entendre dans la proposition de recherche Race et capitalisme, ce n’est ni la mise en concurrence de deux systèmes, ni la subordination de l’un par l’autre, ni une articulation principielle. C’est comprendre sur le terrain de la théorie ce qui se joue sur le plan pratique dans la constitution historique de majorités blanches, leurs contradictions internes et les voies par lesquelles leur hégémonie peut être remise en cause, neutralisée, au profit de nouvelles majorités émancipatrices.

Les camarades donnent accès à de nombreux textes importants sur la question, mais on voit bien qu'ils ont du mal à en tirer des conclusions, c'est à dire à faire de la théorie un guide pour l'action.
J'ai tenté de formuler une analyse plus tranchée : Black and white, unite !
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Message  Invité Mer 8 Aoû - 19:46

Oh merci pour ce texte, je le lirai plus tard.

A propos, voici le dernier de l'ouvrage, piqué sur le site des Indigènes.

Nous avons besoin d’une stratégie décoloniale

par Sadri Khiari

jeudi 21 juin 2012


"C’est la lutte qui, faisant exploser l’ancienne réalité coloniale,révèle des facettes inconnues, fait surgir des significations nouvelles et met le doigt sur les contradictions camouflées par cette réalité"(Frantz Fanon)

Parler de question raciale en France, c’est affirmer que le champ politique français est le lieu d’une lutte pour le pouvoir entre races. Je crois que, par simple pragmatisme, c’est ce qu’il faut commencer par dire. Il est vrai que cette lutte ne se manifeste pas de manière transparente pour ce qu’elle est, tant le fossé est gigantesque entre les forces en présence. Le clivage droite/gauche, absorbant les autres conflictualités, semblent être l’unique forme de structuration de l’espace politique. La prégnance du mythe d’une république qui ne tolère ni les ordres ni les castes mais seulement des individus indistincts est particulièrement forte. Les luttes des races opprimées ne se présentent officiellement ni comme luttes raciales ni a fortiori comme luttes pour le pouvoir, mais comme luttes « citoyennes » dans le cadre de la république.


Une situation bien différente de celle qui a prévalu aux États-Unis où l’oppression raciale s’est exprimée dans toute sa nudité. La résistance noire s’y est assumée en tant que telle et n’a pas craint de revendiquer le pouvoir ou sa part de pouvoir. Les mouvements nationalistes ou séparatistes exigeant le droit à constituer un État indépendant dans une fraction du territoire étatsunien ou les courants suprématistes, convaincus que l’Homme noir était destiné à régner sur le monde, ont formulé, à leurs façons, la signification réelle de la lutte des races. Mais, c’est la notion de Black power qui l’a exprimé sans doute de la manière la plus intéressante, malgré ou peut-être à cause de l’absence d’une définition précise (Carmichael/Hamilton 2009). Cette formule, qui a eu le mérite de mettre le doigt sur l’essentiel, a constitué une tentative de trouver une réponse à la question du pouvoir dans les conditions spécifiques d’une minorité raciale au cœur de la métropole impériale.

La question se pose également en France. Elle ne peut se résoudre bien sûr qu’en fonction des coordonnées propres de la situation française. Elle est au cœur des préoccupations du Parti des indigènes de la république (PIR) [1], le seul mouvement issu de l’immigration coloniale qui ait abordé frontalement la problématique raciale. Je n’en aborderai pas, ici, toutes les dimensions mais seulement quelques unes. Je me contenterai de les effleurer, pour tracer des pistes de réflexion en espérant avoir, plus tard, l’occasion d’y revenir de manière plus précise.

Les sociologues français

L’idée d’une lutte des races pour le pouvoir risque en effet de heurter de nombreux chercheurs et militants français réputés antiracistes. Elles agaceront sans doute aussi ceux, trop rares encore, qui n’hésitent plus à aborder le fait de la race comme une forme sociale. Dans les années 1970, l’intensification des luttes de travailleurs immigrés avait permis à ces derniers de gagner quelques points dans le domaine de la théorie. Colette Guillaumin défendait ainsi la nécessité de prendre en compte la réalité de groupes raciaux, socialement construits (Guillaumin 2002). Dans son sillage, quelques intellectuels [2], désormais bousculés par les révoltes dans les banlieues populaires, prennent également leur distance avec les conceptions dominantes du racisme pour affirmer la persistance d’un imaginaire raciste hérité de la période coloniale et son caractère performatif en termes de stratification raciale du corps social. Ces auteurs s’accordent pour reconnaître la réalité des races comme phénomène social ; souvent, ils n’hésitent pas à mettre en cause les politiques d’État et, pour certains, ils consacrent leurs travaux à décrypter les mécanismes et les logiques qui, dans différentes sphères de la société, produisent et reproduisent les inégalités raciales. Ils ont cependant, bien trop souvent, une tendance regrettable à penser la race sous l’angle exclusif et réducteur de l’« imaginaire » [3]. Certains sociologues, qui tentent, quant à eux, de montrer l’enracinement du racisme contemporain dans l’histoire coloniale, relèvent justement la reproduction et la persistance de dispositifs administratifs, policiers, etc. mis en œuvre initialement dans les territoires colonisés, ou alors ils soulignent l’« analogie » entre certaines pratiques coloniales et des formes actuelles de « gestion » des populations issues de l’immigration. Tout cela n’est évidemment pas sans signification mais le Pouvoir blanc est suffisamment inventif pour générer de nouvelles formes de domination raciste sans rapport, en apparence, avec les mécanismes de gouvernementabilité caractéristiques des périodes coloniales antérieures.

Malgré des démarches parfois différentes, il existe un point commun entre la plupart de ces sociologues : ils ne s’aventurent pas à reconnaître la race comme rapport social de luttes, comme rapport de forces politiques, et, encore moins, à définir l’enjeu central de cette lutte : le pouvoir. Leurs approches alimentent la représentation du « racisé » comme participe passé, simple objet d’une action racisante dont il est victime. De ce point de vue, le « remède » au racisme apparaît nécessairement comme extérieur à la relation raciale, un extérieur dont on a du mal à situer l’emplacement, sinon dans une relation que l’on espère vertueuse entre une intelligentsia « consciente », supposée s’être élevée au-dessus de l’imaginaire social du racisme, et un État régénéré, homogène enfin à son idéal républicain. Penser la race sans penser le conflit racial, sans penser l’enjeu du pouvoir - et, en son sein, le pouvoir central -, interdit à l’antiracisme de se penser comme stratégie politique.

S’ils lui reconnaissent une forme d’existence sociale, reflet pratique d’un imaginaire aussi tenace qu’une tâche de sauce tomate, la race ne doit surtout pas devenir corps politique en tant que race ni accéder à une existence historique réelle. L’hypothèse d’une lutte des races pour le pouvoir peut être effectivement embarrassante : comme toute lutte politique, elle implique l’exercice de la contrainte - rapport de forces - et la haine entre les deux pôles raciaux. Le « racisé » n’est plus simplement victime innocente. Il devient lui-même « racisant ». La haine du Blanc risque de devenir réalité. Une réalité d’autant plus désagréable que les racistes blancs ne manqueront pas de s’en emparer et de désarmer ainsi une gauche antiraciste qui exige des dominés qu’ils soient aussi propres que s’ils sortaient du pressing. Leur combat, pour être légitime, devrait être, selon eux, l’expression de l’universalisme humaniste. L’accepter comme vulgairement particulier et c’est l’universel qui explose en vol. Or, l’intellectuel blanc ne peut pas renoncer à cette idée d’universel, sans laquelle il serait immédiatement rejeté, en tant que Blanc, au cœur du conflit racial, alors qu’en tant qu’intellectuel antiraciste, il s’élève au-dessus du particulier pour être lui-même universel (ce qui est, disons-le en passant, la particularité du Blanc dominant). Être tout simplement blanc est une terrible humiliation. Ne pas être l’incarnation de l’Homme, n’est pas facile à digérer. Être reconnu comme membre du groupe oppresseur, doté de privilèges et de pouvoirs, est proprement inavalable. L’intellectuel antiraciste blanc craint comme la mort le choc qu’impliquerait la prise de conscience de sa non-universalité, figure inversée du traumatisme « métaphysique » de l’Antillais, que décrit Franz Fanon, découvrant avec effroi qu’il n’est pas blanc mais noir, un négro comme un autre (Fanon 2006). À ce stade, le militant blanc de gauche n’a pas beaucoup de choix. Comme il n’est pas question pour lui de rejoindre ses frères, les Blancs racistes et fiers de l’être, il peut tenter de conserver son « universalité », c’est-à-dire sa « pureté » d’Homme, en « trahissant » le camp des dominants et/ou en attribuant aux « racisés » un devoir de « pureté » et d’« universalité » qui lui assurerait d’être du bon côté de la barrière. Cela reste toutefois une position incommode, même si on peut y trouver un certain confort. Il y a alors une autre solution, plus banale, celle du déni. Éric Fassin a parfaitement décrit ce phénomène qui interdit de reconnaître la racialité de la société française (Fassin/Fassin 2006). On peut compléter son analyse pour y ajouter un autre processus de déni, celui qui interdit à l’intellectuel blanc de gauche, conscient de cette racialité, d’appréhender cette dernière pour ce qu’elle est : un conflit racial, une lutte pour le pouvoir.

Pour voir la lutte des races, il faut la regarder...

... et la regarder là où elle est. Non pas dans le regard plus ou moins bigleux du raciste, ni seulement dans les frontières d’un État, mais d’abord dans le territoire mondial où elle se déploie ; non pas dans la somme des petits présents locaux mais dans le grand présent de la modernité. Là, se déploie le colonialisme. On dira plutôt la colonialité des rapports de pouvoir pour en détacher le sens de l’occupation des territoires et de la subordination des peuples qui y vivent. Ces significations demeurent au cœur du phénomène impérial contemporain mais ne sauraient en épuiser le sens. On doit s’interroger aujourd’hui sur ce qu’il y a de commun et de spécifique dans les relations sociales de domination instaurées à l’échelle mondiale depuis le XVIe siècle. La réponse la plus générale se situe, me semble-t-il, dans la racialisation des rapports sociaux ou, dit autrement, dans la formation et la hiérarchisation de groupes statutaires, définis racialement, au cours du processus historique qui a vu se combiner constitution des empires coloniaux, expansion capitaliste et institution du système des États-nations modernes. Les lignes de démarcation du groupe dominant ont bougé, elles se sont construites autour de normes évolutives, inscrites dans des caractères naturels, des particularités culturelles et religieuses, une localisation géographique ou une condition socio-économique, elles ont été dites ou masquées, s’exprimant principalement dans des pratiques ; pour autant, s’est dessinée au cours des siècles une distribution raciale des êtres humains, un agencement dominé par le groupe dont les principaux critères d’appartenance, construits par l’histoire coloniale, ont été de manière indissociable d’être reconnu comme blanc, d’être d’origine chrétienne et supposé descendre de populations originaires de l’Europe, plus particulièrement occidentale (Khiari 2009).

On est amené de ce point de vue à réinterpréter comme autant de luttes raciales contre le Pouvoir blanc, les résistances des Noirs déportés en Amérique et aux Caraïbes, les guerres anticoloniales, les luttes convergentes du « Tiers-Monde » au lendemain des indépendances ou, autre exemple, les luttes anti-apartheid en Afrique du sud. Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est au retour d’un long voyage dans le monde, lorsqu’il prend conscience du caractère global de la domination coloniale-raciale et des résistances qu’elle suscite, que Malcolm X rompt avec le séparatisme suprématiste et apolitique de Nation of Islam pour envisager la stratégie des Noirs américains dans une perspective internationale. On peut se demander également dans quelle mesure la guerre impérialiste au Vietnam a eu une incidence sur la radicalisation de Martin Luther King peu de temps avant son assassinat.

Affirmer que la question raciale est inséparable de la lutte des races pour le pouvoir signifie que les races sont des rapports de forces sociaux entre race dominante et races dominées, les unes voulant préserver leur suprématie constitutive du système racial, les autres s’en libérer. Cela signifie aussi que les races, et donc les démarcations raciales, se constituent dans le processus même de leurs luttes pour le pouvoir. La résistance des races dominées est à la fois une lutte menée de front - la race dominée voulant détruire la suprématie de la race dominante ou instaurer la sienne, tandis que la race dominante cherche à conforter sa suprématie - et une lutte pour appartenir à la race dominante ou, à tout le moins, en être le plus proche, c’est-à-dire grimper les marches de la hiérarchie raciale. Et l’une des stratégies du Pouvoir blanc, c’est justement d’élargir ses propres frontières, de sélectionner qui peut les passer, ou de faire grimper l’un ou l’autre groupe dans la pyramide raciale. C’est une stratégie et c’est l’un de ses pouvoirs. Une stratégie confortée en regard par les stratégies des races dominées, tourmentées par l’ambition d’être accueillies de plein droit dans la communauté des Blancs.

Ainsi, la hiérarchie raciale se présente plus comme une pyramide que comme une opposition entre deux pôles homogènes et rigoureusement définis. Elle est à la fois bipolaire, opposant Blancs et non-Blancs, et pyramidale : face aux Blancs, ou plutôt en dessous des Blancs, s’empilent les différents groupes raciaux opprimés - par strates de couleur ou de culture, chacune selon son rang dans l’humanité ou la civilisation, ses droits et ses servitudes, les combats perdus et les combats gagnés. La stratification raciale opère également une distribution des personnes et des groupes selon les classes - et je n’ai pas besoin de préciser qui sont les principaux bénéficiaires de cette répartition. Il est facile de montrer qu’à l’échelle mondiale les races dominées sont situées aux échelons inférieurs de la division du travail. Cependant, si d’une manière générale, les races dominées sont cantonnées aux strates les plus basses des classes subalternes, elles n’en demeurent pas moins, elles-mêmes, socialement différenciées. De même, l’ensemble des pouvoirs et des honneurs (politiques, symboliques, etc.) tombent en cascade des sommets de la pyramide raciale jusqu’à ses couches les plus humbles.

La République blanche

Les luttes de l’immigration et des banlieues françaises participent de ce même combat racial, n’en déplaise à ceux qui s’obstinent à les appréhender dans les limites étroites de l’Hexagone, voire des seuls quartiers populaires. Il est bien sûr stratégiquement très important d’analyser les modalités particulières à travers lesquelles prend forme et s’exerce le racisme en France. Reste qu’il faut le saisir pour ce qu’il est : la conversion française d’un système mondial de domination raciale et non pas seulement comme un phénomène qui pourrait s’expliquer uniquement par des logiques propres à la société française contemporaine. Il est significatif qu’une telle approche globale, couramment mobilisée dans l’analyse des questions économiques et sociales, est si souvent négligée lorsqu’il s’agit de comprendre le racisme. Or, faire l’impasse sur le caractère impérial du racisme conduit à manquer une part des enjeux réels autour desquels s’agencent les luttes raciales (c’est particulièrement aveuglant en ce qui concerne la question de l’islamophobie depuis le 11 septembre 2001).

L’État français et, plus largement, les appareils de pouvoir racial en France, fonctionnent en effet comme médiation de la suprématie blanche internationale. Il n’en constitue pas pour autant un simple relais. Il a aussi ses enjeux propres, bureaucratiques, de classe et nationaux. L’État français, autrement dit l’État-nation impérial, n’est pas l’État-nation. Il est l’État-nation qui prend forme à travers la domination coloniale (Khiari 2009). Il se façonne dans la compétition voire dans la guerre contre d’autres États-nation impériaux ainsi que dans la matrice de la hiérarchie raciale des pouvoirs à l’échelle mondiale. L’hégémonie bourgeoise sur les classes subalternes dans la France républicaine s’est notamment ancrée institutionnellement dans ce que l’on peut appeler un pacte social-national-racial - le Pacte républicain - lequel s’incarne dans l’ensemble des mécanismes qui organisent la stratification et l’intégration des classes subalternes à la Nation, c’est-à-dire à l’État : dispositifs démocratiques comme le suffrage universel, dispositifs sociaux dont la forme développée a été l’État-Providence, dispositifs nationaux qui tracent des frontières statutaires entre nationaux et étrangers et dispositifs raciaux conférant un statut privilégié aux Blancs par rapport aux non-Blancs. Le Pacte républicain n’aurait pas été concevable, en effet, sans l’octroi aux classes subalternes blanches d’une position privilégiée dans la stratification du travail - mondiale et locale -, sans la redistribution à leur profit d’une part des revenus tirés de l’exploitation des peuples opprimés, sans enfin la gratification symbolique fondamentale d’appartenir à la race supérieure, maîtresse du monde, détentrice du savoir et des seules valeurs qui vaillent ¬- chose que le marxisme français semble rétif à comprendre. De même, les guerres nationales et coloniales n’auraient sans doute pas été possibles si le peuple français n’avait pas été solidarisé à travers les agencements de l’État national-racial. Ce qui fait la dignité de l’être dans l’État démocratique, c’est la citoyenneté ; ce qui fait la dignité de l’être dans l’État national, c’est de faire partie du corps national ; ce qui fait la dignité de l’être dans l’État racial, c’est d’être blanc. La République est tout cela à la fois.

Ainsi, la République a transformé les classes subalternes blanches en complices du Pouvoir blanc international. Dévolutaire de droits démocratiques et d’« acquis sociaux » - il est vrai, arrachés parfois de haute lutte -, le citoyen s’identifie impérativement comme Français et comme Blanc. Et il lui faut se battre pour le rester. Le racisme, les préjugés et les pratiques qui les accompagnent, c’est cela : un combat pour préserver des privilèges de race, privilèges qui sont au fondement de l’État racial. De ce point de vue, il paraît complètement irraisonné d’affirmer que les classes populaires blanches ne seraient pas racistes, mais simplement les réceptacles idiots du boniment des classes dirigeantes destiné à les détourner de la lutte des classes. En ces temps de crise, les classes populaires blanches défendent leurs « acquis » et l’un de ces acquis est d’être blanc. C’est aussi l’acquis le plus facile à défendre. Celui qu’on assure en cognant contre plus faible que soi. Celui qui jouit de l’appui de l’État et des principales forces politiques. On peut dire que l’hégémonie des classes dominantes sur la classe ouvrière s’exerce notamment à travers la domination politique et symbolique de toutes les classes blanches confondues sur toutes les classes non-blanches confondues. C’est ce que la gauche française pense être une simple tactique destinée à « diviser la classe ouvrière ».

Depuis le début des années 1980, en effet, de nombreux arrangements du Pacte républicain se détraquent. L’État-providence est progressivement démantelé, le modèle de l’État-nation souverain est battu en brèche (construction de l’Union européenne, mondialisation financière, etc.) tandis que de nouvelles puissances capitalistes émergent dans les pays du Sud. En France, les populations issues de l’immigration et des territoires d’Outre-mer s’imposent par leur nombre, les résistances foisonnent, notamment dans les quartiers populaires ; elles contestent les discriminations, exigent l’égalité, la reconnaissance de leur dignité, de leurs cultures et leur part du pouvoir (droit de vote pour les immigrés, suppression de l’état d’exception qui les accable, participation à la gestion des mairies et, plus généralement, à la politique). Prisonnières de leur allégeance au patronat et à la finance internationale, les composantes de droite et de gauche du champ politique ne peuvent envisager d’autres solutions pour raccommoder les dispositifs du Pacte républicain, garant du consentement des classes populaires blanches, que de conforter sa dimension raciale. Mesures répressives contre l’immigration, déploiement policier dans les quartiers, renforcement de la ségrégation urbaine, manipulations et manœuvres contre les espaces où s’organisent les non-Blancs, institutionnalisation d’un contrôle étatique des musulmans complémentaire de leur exclusion de la sphère publique, réhabilitation de l’histoire coloniale, efflorescence des discours publics racistes et islamophobes : l’ensemble de ces pratiques constituent autant de tactiques qui composent une stratégie destinée à restaurer l’hégémonie bourgeoise en consolidant la suprématie blanche, et à protéger celle-ci contre les batailles que livrent les non-Blancs. La consolidation de la fraternité blanche entre classes dominantes et classes populaires apparaît en outre indispensable à la réactivation des politiques impériales, manifeste depuis l’écroulement du bloc soviétique. L’expansion de l’islamophobie en France répond ainsi à des impératifs stratégiques internes autant qu’à la nécessité pour l’État français, engagé dans les guerres impérialistes menées en Afghanistan, en Irak et ailleurs, d’obtenir le consentement des classes populaires blanches, s’identifiant de plus en plus au monde « civilisé » et euroaméricain.

Dans cet affrontement, bien inégal encore, entre forces blanches et forces indigènes, la révolte des quartiers de novembre 2005, suivie de nombreux épisodes similaires dans différentes villes du pays, a constitué un moment décisif, bousculant rapports de forces et stratégies. Lors des élections présidentielles de 2007, elle a fort probablement contribué à la victoire électorale de Nicolas Sarkozy qui avait fait de la lutte contre l’immigration et les quartiers l’un des axes centraux de sa campagne. Cependant, la révolte de 2005 a également contribué à imposer une présence accrue des non-Blancs dans différentes sphères de la société et notamment dans l’espace médiatique et dans le champ politique. En témoigne, dans la sphère institutionnelle, le nombre important de candidats « issus de la diversité » lors des différentes consultations électorales, y compris sur les listes des partis politiques blancs. Il faut mesurer ces changements à leur juste valeur. Il ne suffit pas en effet de dénoncer la démagogie et l’instrumentalisation électorale de l’entrebâillement du champ institutionnel à la « diversité ». Sans qu’il y ait remise en cause des politiques raciales défendues et mises en œuvre depuis des années, il est incontestable que les partis blancs sont désormais contraints de prendre en compte la puissance politique indigène et d’y adapter leurs stratégies. Celles-ci s’orientent de plus en plus vers l’ouverture d’un espace de reconnaissance, de promotion sociale et d’insertion dans les institutions politiques à l’intention des « élites » et des classes moyennes indigènes, afin de prévenir leur radicalisation politique et de les dissocier du peuple des banlieues. En d’autres termes, c’est à la fois sur le terrain de classes, celui des différenciations socio-économiques au sein des populations indigènes, et sur le terrain de la race que joue le Pouvoir blanc.

On le sait d’expérience, on le voit tous les jours, une telle stratégie peut être gagnante. Elle n’est cependant guère aisée à mettre en œuvre. D’une part, en effet, elle implique une tension avec l’autre axe de la politique du pouvoir, en l’occurrence celui de la réaffirmation de la dimension blanche du Pacte républicain. D’autre part, malgré l’inclinaison des catégories intermédiaires de la race dominée à se satisfaire de l’ordre existant pourvu qu’il leur laisse une place, une frange en son sein peut au contraire, pour assurer sa propre promotion, agir à l’organisation et à la politisation de ceux qui, tant d’un point de vue de classe que d’un point de vue de race, demeurent au bas de l’échelle.

Appréhendée dans le cadre d’une stratégie indigène, l’articulation entre la lutte des classes et la lutte des races signifie, aujourd’hui en France, engager des secteurs indigènes les mieux dotés aux côtés des franges indigènes subalternes et entraver la stratégie du Pouvoir blanc visant à dissocier politiquement les différents secteurs de l’indigénat, selon des lignes de clivages socio-économiques. Cette convergence nécessaire ne saurait cependant constituer le tout d’une stratégie décoloniale. D’autres questions fondamentales devront aussi trouver leurs solutions.

L’illusion intégrationniste

L’une des plus grandes difficultés à résoudre est certainement la fragmentation des espaces de résistance indigène. Celle-ci s’explique par de nombreux facteurs. Des communautés différentes existent au sein des populations non-blanches, ayant des parcours historiques spécifiques, des cultures, des spiritualités et des attentes particulières. Par ailleurs, les formes d’occupation coloniale et les conditions dans lesquelles ont été conquises les indépendances sont multiples. Les trajectoires d’immigration, les formes d’insertions des différents groupes en France, les modalités de leur racisation, leurs conditions de classes, les techniques de gouvernementalité dont ils sont l’objet, sont dissemblables et changeantes comme se singularisent les formes et les contenus des résistances. Les antagonismes et les conflictualités se croisent indéfiniment et se brouillent les unes les autres. La lutte des races qui serpentent dans cet emmêlement de conflits affleure difficilement à la surface du champ politique. Ses enjeux demeurent confus et les moyens de les réaliser tout aussi imprécis.

Les réponses qui ont été apportées à ces questions sont multiples. Les résistances spontanées ou organisées ont été le plus souvent pensées sans outrepasser les cloisonnements historiques, communautaires, religieux, nationaux ou même de couleur qui séparent, hiérarchisent voire opposent les différents segments de la race dominée, sans non plus tenter de surmonter le fractionnement social qui la caractérise. Elles ont été pensées et menées sans franchir les bornes du cadre républicain celles de ses normes nationales et raciales ainsi que celles de sa conception de la citoyenneté. Il est vrai que les transgressions et les empiétements n’ont pas été rares. Ils suggèrent qu’un dépassement de ces expériences est concevable mais ces écarts procèdent moins d’une volonté stratégique clairement établie que d’un mouvement inné, reflet de la condition raciale commune des différents groupes constitutifs de la race dominée (Bouteldja & Khiari 2012. Voir aussi Khiari 2009 : 127-133).

La perspective intégrationniste, idéologie spontanée des indigènes, est cependant restée prédominante. Bien que nés en France et y vivant parfois depuis des lustres, ils demeurent peu ou prou convaincus de leur illégitimité. Ils n’auraient pas de droits sur la France. L’Hexagone serait la propriété des Français blancs. Certes, de plus en plus souvent, ils s’avisent de revendiquer une amélioration de leurs conditions, l’égalité et la reconnaissance culturelle ; malgré tout, ils ne disposeraient pas de la légitimité nécessaire pour vouloir remettre en cause les normes culturelles majoritaires ou les institutions historiques de la République, sauf, bien sûr, s’il s’agit d’appuyer un projet de réforme porté par des Blancs.

En tant que démarche politique, l’intégrationnisme consiste à revendiquer le droit d’être blanc, c’est-à-dire d’élargir la notion de blanc. Il s’agit de renégocier la frontière raciale de manière à pouvoir être inclus dans le groupe dominant tout en conservant ou non certaines particularités. Historiquement, la stratégie intégrationniste n’a pas toujours été inefficiente. Pour certains groupes racialement opprimées, elle n’a pas conduit à leur inclusion dans la race privilégiée mais leur a permis au moins de s’élever dans la pyramide raciale. Le plus souvent, bien sûr, elle n’a été qu’une illusion.

Le fond de l’intégrationnisme consiste donc à ne pas remettre en cause la matrice raciale coloniale. Sa forme extrême est l’assimilationnisme qui suppose une acculturation complète. Elle est cependant rarement revendiquée aujourd’hui en France. Depuis longtemps, les mouvements issus de l’immigration ont contesté les mots d’ordre d’intégration avancé par les pouvoirs publics à partir des années 1980, parce que la fonction de ce terme dans le discours public est d’occulter les inégalités. Ils y ont vu, à juste titre, la volonté de les laisser en dehors de la citoyenneté ou de les soumettre à une injonction d’assimilation, tout en leur faisant porter la responsabilité du racisme. Différentes alternatives à l’intégration ont été proposées sans pour autant parvenir à s’extraire de l’intégrationnisme. Elles s’expriment dans deux approches, parfois opposées, d’autres fois associées, que l’on retrouve également au sein des mouvements de contestation réputés radicaux. La première s’articule autour de la revendication de l’égalité (égalité des chances, égalité des droits, égalité réelle). Il s’agit là de contester les discriminations dans les différentes sphères de la vie sociale et politique. La seconde s’articule autour de la question culturelle. Il s’agit de conquérir la reconnaissance de quelques marqueurs identitaires dans le cadre d’un multiculturalisme libéral plus ou moins institutionnalisé. Il n’est bien sûr pas question, ici, de contester la pertinence des revendications particulières visant à obtenir l’égalité dans le travail, le logement, les droits politiques ou la reconnaissance culturelle. Il s’agit plutôt d’interroger la conception, trop répandue, selon laquelle le mot d’ordre général d’égalité, associé ou non à celui de reconnaissance des cultures, dans le cadre républicain, constituerait une sorte de plafond programmatique de la lutte antiraciste. Il est certain que, quoique ne sortant pas d’une perspective intégrationniste, les mots d’ordre d’égalité ou de multiculturalisme sont pourtant dotés d’un important potentiel de contestation des hiérarchies raciales. Peuvent-ils, pour autant, tels qu’ils sont énoncés aujourd’hui, ouvrir le chemin à une politique de libération, c’est-à-dire à une politique qui batte en brèche les rapports coloniaux de pouvoirs et leurs dispositifs institutionnels ?

Libération et stratégie frontalière

En France, en dehors des militants et des intellectuels qui connaissent le Parti des indigènes de la république, pas grand monde ne comprend qu’un parti français ou qu’un mouvement se donnant pour tâche la lutte antiraciste, pose la nécessité d’une stratégie décoloniale et se définisse comme un parti de libération [4]. Ces formules peuvent en effet surprendre. À tort, certains y voient la volonté d’imiter les mouvements qui ont lutté, ou qui luttent encore, contre l’occupation de leurs terres. Ce serait évidemment absurde. Pour éviter tout malentendu, je vais tenter d’expliquer pourquoi parler de « libération » et plus précisément de libération décoloniale continue de faire sens aujourd’hui.

En effet, si la condition des « colonisés de l’intérieur » et les mécanismes de leur relégation raciale diffèrent considérablement des formes d’oppression vécues par les colonisés « de l’extérieur », si l’alternative intégration/libération revêt, dans chacun des cas, un contenu singulier en termes stratégiques, la problématique qu’elle recouvre reste d’actualité tant que la colonialité des rapports de pouvoirs continue, selon de nouvelles modalités, d’organiser la société et de distribuer en races hiérarchisées différents groupes de population. L’objectif du mouvement de libération est de poursuivre la décolonisation jusqu’au délitement total de la suprématie blanche. Dans les anciennes colonies, la libération s’est dite en termes d’indépendance politique. Aux États-Unis, le nationalisme noir s’est exprimé en termes d’autodétermination noire, d’État séparé ou selon la formule polysémique de Black power (assurer notamment le contrôle politique, culturel et économique des ghettos). Au-delà des formes institutionnelles proposées, la logique est donc celle de la constitution d’un pouvoir politique autonome. Il s’agit d’un mouvement premier, incontournable, du processus de libération.

Dans la configuration française, la revendication d’un État séparé serait évidemment incongrue. La libération, comme mode de pensée, comme pratique d’organisation et de lutte, peut se concevoir, cependant, comme une tension intégrant la puissance de l’idée d’autodétermination indigène à l’impératif paradoxal de solidarités conflictuelles aussi bien au sein du corps politique indigène à construire qu’entre celui-ci et les forces populaires blanches. La libération est le mouvement même à travers lequel la pratique indigène autodéterminée et les solidarités conflictuelles avec d’autres secteurs de la population construisent les prémices culturelles et politiques, c’est-à-dire aussi les rapports de forces, susceptibles de conduire à l’émergence d’un pouvoir majoritaire décolonial. La stratégie de libération ne saurait par conséquent être une stratégie séparatiste d’affrontement entre indigènes et Blancs mais une stratégie frontalière, construite de moments et d’espaces de lutte distincts mais qui se chevauchent, incluant séparation, cohabitation et regroupement, conflits, alliances et compromis transitoires. Elle se meut sur la frontière qui sépare et relie plusieurs dynamiques décalées voire antagoniques, entre l’intégrationnisme indigène et la perspective de libération, entre l’action institutionnelle et la résistance non-institutionnelle, entre les aspirations indigènes et les intérêts blancs ou entre l’impératif de construire l’indépendance politique des « colonisés de l’intérieur » et la nécessité de tisser des alliances.

Nous ne vivons pas simultanément

Penser une stratégie frontalière décoloniale suppose de rompre avec la conception d’un champ politique unique et homogène. Forgé dans l’histoire des luttes entre progressistes et conservateurs, gauche et droite ou classe ouvrière et bourgeoisie, cette conception de l’espace-temps politique est également, quoique pas uniquement, le fruit de la colonisation. Celle-ci n’a pas seulement occupé des espaces, elle a également occupé le temps. Par la force des armes, elle a imposé une conception racialisée du temps et de l’espace, présupposant un découpage racial du monde et une histoire linéaire eurocentrée, prétendument universelle, fléchée par l’avènement de la modernité et du progrès, qui relègue les autres espaces et les autres histoires à la non-histoire ou à des stades antérieurs de l’histoire. Le démantèlement des instruments et des dispositifs de pouvoir et de savoir qui permettent aujourd’hui encore l’occupation coloniale de l’espace et du temps figurent à termes comme des enjeux majeurs de la libération. Cette perspective est étrangère à celle de l’émancipation universelle, construite elle-même dans l’idéologie de l’espace-temps unique et homogène au sein duquel prend place un champ politique unique où convergent naturellement les luttes contre les différentes formes d’oppression et où s’opposent nécessairement « réactionnaires » et « progressistes ».

Or, cet espace de conflits n’a jamais existé indépendamment d’autres espaces de luttes, organisés selon d’autres paramètres. Ainsi, dans les années 1950, les luttes de libération nationale dans les colonies françaises se déployaient dans des espaces et des temporalités qui n’étaient pas celles des luttes de classes en France ; ce qui ne veut pas dire bien évidemment qu’elles leurs étaient indépendantes. Les territoires et les institutions dans et à travers lesquels se sont développées les deux dynamiques, leurs acteurs collectifs, leurs enracinements culturels, leurs enjeux et leurs significations historiques, ne pouvaient être confondus. C’est bien pour cela du reste qu’aux yeux d’un militant eurocentriste de gauche - eurogauchiste, pourrait-on dire -, il semble paradoxal que les luttes anticolonialistes et les luttes ouvrières en France ne se soient pas spontanément tendues la main.

Si, d’un point de vue eurocentriste, il est déjà difficile d’admettre l’autonomie relative des champs politiques dans le contexte d’une guerre de libération qui implique deux territoires distincts, il est moins aisé encore de reconnaître une disjonction analogue concernant des luttes menées sur un territoire unique, le territoire français. En apparence, le champ politique y est Un, ordonné, par l’État et ses réseaux de pouvoir, structuré et clivé à la fois par le conflit entre la droite et la gauche, la première représentant la réaction et les forces de l’oppression, la seconde identifiée au progrès et au mouvement universel vers l’émancipation de l’Homme. Les luttes des populations issues de l’immigration s’inscriraient dans ce deuxième mouvement dont elles ne seraient qu’un moment particulier, circonscrit par quelques revendications spécifiques (abolition des « discriminations », suppression des « préjugés racistes »). Elles ne seraient au fond qu’une forme dérivée de la lutte contre les « idéologies réactionnaires » ou de la lutte des classes. Ce n’est pourtant là qu’une apparence, expression d’un rapport de forces particulièrement déséquilibré au sein du champ des luttes raciales. Le Pouvoir blanc est tellement prééminent que le champ politique blanc apparaît comme le seul champ de conflits, empêchant le déboîtement du champ politique structuré par le conflit d’intérêts entre Blancs et non-Blancs. En vérité, la lutte indigène n’appartient qu’en partie à la structure manifeste des rivalités politiques. La raison évidente est sûrement l’exclusion des non-Blancs en dehors de la société politique officielle - c’est-à-dire du pouvoir - sinon en position subordonnée. Parce qu’elle concerne l’accès aux lieux de pouvoir, cette éviction, constitutive du champ politique blanc, est au cœur de la complexion raciale. Mais cette raison n’épuise pas la question. Certes, par bien des dimensions certainement fondamentales comme les luttes de classe, l’action revendicative des populations issues de l’immigration s’insinue dans le champ politique blanc, mais elle s’ancre également dans un autre espace et dans d’autres temporalités, construits à travers le cheminement de la domination coloniale et des résistances qu’elle a suscitées comme à travers le mouvement de l’immigration et la multiplicité des formes de la ségrégation raciale en France. Les colonisés de l’intérieur ne sont pas insérés dans l’espace de l’État français mais vivent sur plusieurs territoires, même quand ils ne quittent pas leurs quartiers ; ils n’ont pas le même héritage historique, les mêmes références, la même mémoire des luttes, ils n’appartiennent pas au même espace culturel. Certes, ils sont socialisés en France, vont à l’école et y travaillent quand ils le peuvent, ils regardent les mêmes émissions de télévision, consomment largement les mêmes biens, mais l’ensemble est digéré, recyclé, métamorphosé, réinventé, dans la matrice de l’espace-temps auquel ils appartiennent ; non pas celui de la tradition éternelle, chère aux culturalismes, mais l’espace-temps de populations issues de sociétés broyées, mixées, par la colonisation, forgées aussi par les luttes anticoloniales, de populations transplantées en territoire ennemi, réduites à nouveau au statut racial d’indigènes, contraintes de reconstruire ses territoires de fuite, de mémoire et de résistance, c’est-à-dire, bien sûr, de pouvoir. Les classes subalternes blanches et indigènes partagent, redisons-le, des tas de problèmes qui dessinent un espace politique commun, mais les unes et les autres ne vivent pas dans le même espace d’oppressions. Plus encore, l’oppression des uns, les indigènes, garantit les privilèges raciaux des autres. La structure de vie et de résistance des indigènes, leurs imaginaires, sont déterminés par la somme des pouvoirs raciaux qui s’exercent sur eux, par les discriminations, la répression urbaine, l’oppression culturelle et religieuse, leur exclusion de la citoyenneté. Leurs revendications, leurs aspirations, les enjeux qui font sens pour eux ne recouvrent que partiellement celles des Blancs y compris lorsqu’ils partagent les mêmes conditions sociales. En bref, l’espace politique non blanc est structuré par les luttes indigènes. C’est la soupe qui fait le bol.

Il ne s’agit donc pas comme le suppose l’extrême-gauche blanche d’additionner anticapitalisme, antiracisme et anti-impérialisme, ou d’ « articuler » des luttes structurées par la finalité du progrès et de l’émancipation au sein d’un espace politique homogène, mais de prendre en compte le morcellement, l’hétérogénéité et la hiérarchisation d’espaces et de temps qui pourtant se recouvrent en partie. D’un côté comme de l’autre, une politique d’alliances ne peut donc se concevoir sur le seul terrain où se retrouvent les intérêts des uns et des autres, qui ne serait finalement que celui de l’émancipation tel qu’elle est conçue par l’imaginaire blanc européocentré. Elle ne peut que s’inscrire dans une stratégie frontalière qui reconnaisse les espaces déboités et les temps disjoints des luttes pour l’émancipation et des luttes pour la libération. Penser un « programme décolonial » procède d’une démarche similaire puisqu’il faudra consacrer la division raciale pour abolir les hiérarchies raciales qui produisent les races, conserver la nation pour dépasser la nation une et homogène (Khiari, 2006), conserver la laïcité pour dépasser la séparation bourgeoise entre le politique et le spirituel, étreindre la citoyenneté individuelle pour faire éclore une citoyenneté qui soit à la fois individuelle et collective, sociale et culturelle, garantir l’égalité des droits pour accomplir l’égalité, elle-même sociale et culturelle, emprunter le chemins de l’émancipation tout en lui opposant nos propres voies de libération, et pour commencer, forcer les barrières de l’espace politique blanc pour faire émerger l’espace indigène indépendant.

D’un côté comme de l’autre, il faudra savoir heurter et renoncer à une part de soi-même. Mais, dans cette équation, il est bon de prévenir que les Blancs auront beaucoup plus à perdre. Ils perdront le pouvoir.

Sadri Khiari, automne 2011

Références

Bouteldja Houria, « Au-delà de la frontière BBF (Benbassa-Blanchard-Fassin(s)) », juin 2011 : http://www.indigenes-republique.fr/article.php3 ?id_article=1367&var_recherche=BBF

Bouteldja Houria & Sadri Khiari, « L’Évolution en ciseaux des champs de l’antiracisme », février 2012 : http://www.indigenes-republique.fr/article.php3 ?id_article=1580

Carmichael Stokely/Hamilton Charles V., Le Black Power. Pour une politique de libération aux Etats-Unis, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2009.

Fanon Franz, « Antillais et Africains » in Pour la révolution africaine, La Découverte/Poche, Paris, 2006, p.26-36

Fassin Didier/Fassin Eric (dir.), De la question sociale à la question raciale. Représenter la société française, La Découverte, Paris, 2006.

Guillaumin Colette, L’Idéologie raciste, Folio/essais, Paris, 2002

Khiari Sadri, Pour une politique de la racaille. Immigrés, indigènes et jeunes de banlieue, Textuel, Paris, 2006

Idem, La Contre-révolution coloniale en France de de Gaulle à Sarkozy, La fabrique, Paris, 2009

Idem, « Pap Ndiaye tire à blanc », janvier 2010 : http://www.indigenes-republique.fr/article.php3 ?id_article=852&var_recherche=tire+%E0+blanc

PIR, « Principes politiques généraux », février 2010 : http://www.indigenes-republique.fr/article.php3 ?id_article=738&var_recherche=principes+politiques+g%E9n%E9raux



[1] Je rappelle que la notion d’« indigènes de la république » fait référence au statut de l’indigénat dans les anciennes colonies françaises (Khiari, 2006). Tout au long de cet article, j’utiliserais dans le même sens les termes d’indigènes, de « colonisés de l’intérieur », de populations issues de l’immigration, etc.

[2] Pour éviter d’encombrer cet article, je ne citerai personne. Le faire imposerait en outre de souligner les différences entre les différentes approches évoquées alors que ce qui m’importe ici, c’est une tendance générale, plus ou moins partagée par les uns et les autres, ceux-là mêmes qu’évoque Houria Bouteldja dans son analyse de la « frontière BBF » - Blanchard, Benbassa, Fassin et d’autres encore (Bouteldja 2011).

[3] J’ai essayé de mettre en évidence les contresens auxquels conduisait une approche en termes exclusifs d’« imaginaire » dans un article intitulé « Pap N’diaye tire à blanc » (Khiari 2010).

[4] Voir les « Principes politiques généraux » adoptés au Congrès de fondation du PIR (PIR 2010).

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Message  sylvestre Jeu 9 Aoû - 12:01

Oui, Khiari a le mérite d'exposer clairement une conception théorique à l'opposé du marxisme : celle où la lutte des races remplace, ou bien est juxtaposée à la lutte des classes. C'est un type de développement typique des moments où le mouvement ouvrier ne prend pas à bras le corps la question raciale, comme c'est le cas actuellement. Ce que je trouve d'ailleurs intéressant en ce moment c'est que le rôle objectif de ce type de théorie, qui pourrait facilement jouer un rôle réactionnaire, se limite pour l'essentiel à poser avec force la question de l'idéologie raciste en France, y compris dans la gauche, ce qui permet à Khiari de partager de nombreuses tribunes avec quelqu'un comme Saïd Bouamama, qui a une analyse fondamentalement différente, marxiste, de la place du racisme dans le capitalisme.

Mais la question, c’est aussi : « rupture pour s’isoler ou rupture pour converger » À un moment, les Black Panthers n’avaient pas de perspectives de convergence. Le bilan qu’ils tirent de leur mouvement c’est une sous-estimation du besoin de convergence avec d’autres catégories de la classe ouvrière. Mais ça ne remet pas en cause la position de rupture à un moment donné. Le débat aujourd’hui n’est plus : « Est-ce qu’il y a un héritage colonial ? » , le sujet est acquis. Dans les quartiers populaires, la question qui est posée c’est soit : « on les envoie tous balader ! », on crée notre monde à nous, on rompt pour s’isoler parce qu’ils n’y croient plus, soit : « la rupture, on ne sait pas combien de temps elle va durer, mais il faut la poser et qu’elle soit radicale. » Ca, ça peut amener à des transformations auprès de progressistes blancs qui petit à petit seront obligés de se poser la question de leur communauté de destin avec d’autres. (...) Moi de ma place, je me dis : « il n’y aura pas d’ « ensemble » si ils ne prennent pas en compte la réalité des quartiers populaires, il n’y aura pas d’ « ensemble » qui mette de côté une partie du monde du travail. Si c’est pas mûr, tant pis, mais moi je ne diminuerai pas des revendications, je ne mettrai pas sous le tapis tel aspect parce qu’il choque telle autre personne.

( http://quefaire.lautre.net/que-faire/que-faire-no05-novembre-decembre/article/entretien-avec-said-bouamama )
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Message  sylvestre Lun 24 Juin - 10:05

Tant que nous ne sommes pas tous abolitionnistes : Marx sur l’esclavage, la race et la classe.
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Message  Roseau Mar 25 Juin - 16:48

J'allai poster l'article passionnant de Kevin Anderson. Sylvestre vient de le faire ci-dessus. 
A lire et faire circuler !
Marx entre ici dans les débats de ce forum,
en soutenant sans la moindre hésitation les luttes des opprimés.
Cet article donne aussi un éclairage remarquable, celui de Marx et de la Première Inter,
sur l'histoire de la Guerre Civile aux USA.
Roseau
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Message  sylvestre Mar 25 Juin - 17:25

Eh non, l'article que j'ai posté est de Dyne Suh, mais il traite effectivement du même sujet, ce qui montre bien que les interrogations sur les apports de marx sur la question du racisme suscitent un intérêt certain en ce moments.

L'article de Kevin Anderson :
Sur la dialectique de la race et de la classe. Les écrits de Marx sur la guerre civile, 150 ans plus tard
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