Le quartier d’affaires de Francfort, haut-lieu de la finance allemande et européenne, se barricade. La banque Barclays y a démonté le sigle qui orne sa façade. L’immeuble de la Commerzbank, l’une des plus hautes tours d’Europe, est fermé. Tout autour, les agences bancaires, mais aussi la Bourse allemande et la Banque centrale européenne (BCE) se sont claquemurées. De qui ont-ils peur ? Des mouvements sociaux qui appellent à l’occupation du quartier des banques et de la BCE du 17 au 19 mai. « La manifestation du 19 mai est autorisée suite au recours déposé par Attac Allemagne contre l’interdiction des autorités. On a au moins gagné ça », lâche Verveine Angeli, membre d’Attac France et de l’Union syndicale Solidaires. « En revanche, les dizaines d’indignés qui campaient depuis octobre devant la BCE ont été délogés mercredi ».
Le 16 mai, le tribunal administratif de Francfort a décidé l’évacuation du camp « Occupy Francfort », en assurant qu’ils pourraient regagner leurs tentes à partir du 20 mai. « Les manifestants qui arrivaient à la gare ont été directement arrêtés en masse, contrôlés un à un, et se sont vus remettre un ordre d’interdiction de présence dans le centre-ville jusqu’à vendredi soir », témoigne Florent Schaeffer, du réseau altermondialiste Ipam. Par leur réaction sécuritaire et les atteintes aux libertés, les autorités allemandes semblent prêtes à tout pour protéger la BCE et les banques qui profitent de ses généreux prêts.
Des banques qui arnaquent les États avec l’aide de la BCE
Pour les mouvements sociaux, la BCE est une des trois composantes de la Troïka, avec le Fonds monétaire international et la Commission européenne, qui généralisent les politiques d’austérité en Europe « La BCE ne prête pas directement aux États mais aux banques privées, pour presque rien », explique Verveine Angeli. « Celles-ci prêtent à leur tour aux États les plus endettés à des taux prohibitifs ». Fin 2011 et début 2012, la BCE a inondé les banques privées européennes avec des prêts s’élevant à 1000 milliards d’euros sur trois ans, au taux amical de 1 %. Des sommes faramineuses qui sont en partie prêtées aux États qui payent des taux d’intérêt de 2 à 8 fois plus élevées ! « C’est un symbole, les banques ont créé la crise, mais ces banques la font payer aux peuples. »
A l’initiative de cette mobilisation, des mouvements de type Occupy, Attac Allemagne, la gauche radicale, des organisations politiques allant de l’extrême gauche à Die Linke, mais aussi des comités citoyens de lutte contre l’austérité.« Le fait que l’on assiste à une contestation du modèle allemand de l’intérieur est très significatif, ajoute Verveine Angeli, alors même qu’on essaie de faire de l’Allemagne la référence en Europe » (lire aussi notre entretien avec Birgit Mahnkopf, d’Attac Allemagne).
Pacte budgétaire : l’austérité à perpétuité
Jusque là, très peu de mobilisations ont été organisées face aux institutions européennes, grèves et manifestations prenant pour cible les gouvernements grec, espagnol ou portugais. « Cette mobilisation à Francfort est aussi une réponse à ce niveau là, renchérit Verveine Angeli. On a besoin de mobilisations nationales fortes s’articulant à des mobilisations européennes, y compris pour que les gens se rencontrent. » Au niveau européen, seule la Confédération européenne des syndicats (CES) avait marqué dès janvier 2012 sa désapprobation au nouveau traité européen, également appelé « Pacte budgétaire », mais sans un grand appui populaire. « Ce Traité rassure peut-être les amis politiques de la Chancelière Merkel, mais sûrement pas les millions de chômeurs, de travailleurs pauvres et précaires en Europe, qui attendent en vain un véritable soutien de la part des institutions européennes. C’est pourquoi nous y sommes opposés », explique Bernadette Ségol, secrétaire générale de la CES.
En quoi consiste cet obscur Pacte budgétaire ? Le 1er mars dernier, 25 chefs d’États sur 27 [1] ont signé un nouveau traité, le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de l’Union économique et monétaire (TSCG), qui devrait entrer en vigueur au début de l’année 2013. Ce traité, dénommé « Pacte budgétaire », est présenté comme un remède à la crise par les gouvernements européens et la « Troïka ». Il prône la discipline budgétaire et un contrôle plus étroit des finances publiques via l’introduction dans les pays membres de la « règle d’or ». Le Pacte budgétaire impose ainsi aux États signataires d’engager des réformes immédiates pour réduire leur « déficit structurel » [2] sous la barre de 0,5 %. Un concept fortement controversé qui n’a de sens que dans une optique néolibérale.
L’équivalent de dix réformes des retraites en France
Le Pacte budgétaire met l’accent sur la réduction des dépenses, comme s’il s’agissait de la seule méthode envisageable. Ce n’est pas nouveau. En mars 2011 déjà, les gouvernements européens adoptaient le Pacte pour l’euro qui stipule que l’« équilibre des finances publiques » présuppose des coupes drastiques dans les retraites, les dépenses de santé et allocations sociales (lire notre analyse). « Ce pacte budgétaire représente un moyen de contraintes a priori sur les politiques de dépenses des États, et du coup sur toutes les politiques publiques, relève Verveine Angeli. Il pèse de façon importante et sur le long terme sur ces politiques. » Ou comment tirer une croix sur tout levier budgétaire pour financer une transition écologique et sociale.
Pour la France, le déficit total était prévu à 5,7 % du PIB en 2011, pour un déficit structurel calculé à 3,8 % du PIB. En application du Pacte budgétaire, il faudrait donc réduire le déficit de 3,3 points, soit 66 milliards d’euros ! En comparaison, selon le projet de budget du gouvernement, la réforme des retraites aurait permis de réduire les dépenses publiques à hauteur de 7 milliards en 2012. Il s’agirait donc approximativement d’effectuer l’équivalent d’une dizaine de réformes des retraites. Les États qui ne s’y soumettraient pas devront payer des amendes significatives, à hauteur de 0,1 % du PIB (ce qui représente pour la France 2 milliards d’euros environ). Ce Pacte budgétaire s’articule avec le Mécanisme européen de stabilité (MES), antidémocratique et jouant le jeu des marchés et de la spéculation financière (lire notre analyse du MES).
La croissance, pour quoi faire ?
François Hollande réclame une renégociation du traité de discipline budgétaire, pour y ajouter des mesures de croissance. « Qu’elle soit fondée sur la dépense publique et la demande ou sur la compétitivité par l’abaissement du coût du travail et les "réformes structurelles" (selon la vision d’Angela Merkel), la croissance en soi n’est aucunement un gage de progrès social et encore moins environnemental », souligne Attac France. « La croissance est un problème, pas une solution », affirme de son côté Pierre Rabhi, paysan-philosophe. « Notre modèle de société montre son inadéquation, son incapacité à continuer. Si nous nous y accrochons, ce sera le dépôt de bilan planétaire. »
Cette « croissance » ne serait par ailleurs en rien suffisante pour résorber les dettes publiques. Plusieurs organisations prônent notamment l’engagement d’une réforme fiscale de grande ampleur et le besoin de sortir les États de la dépendance des marchés financiers en leur permettant d’emprunter directement à la BCE à des taux faibles. « Une croissance est possible, souligne Verveine Angeli, celle de la reprise du fonctionnement des services publics en Grèce pour remettre le pays à flots ».
De la Grèce à l’Irlande, la contestation progresse
Un appel d’air pourrait venir de l’Irlande. Les Irlandais sont invités à se prononcer par référendum sur le traité le 31 mai. Or, le Pacte budgétaire n’entrera pas en vigueur tant que 12 des 17 États de la zone euro ne l’auront pas ratifié. Et le « oui » n’est pas sur de l’emporter en Irlande. D’après un sondage du 17 mai, un tiers des électeurs irlandais n’ont pas encore fait leur choix, et 37 % des personnes interrogées prévoient pour le moment de voter « oui ». Par le passé, l’Irlande a rejeté à deux reprises des traités européens, Nice en 2001 et Lisbonne en 2008.
A l’autre bout de l’Europe, en Grèce, le succès remporté par Syriza, coalition de mouvements politiques de gauche, lors des législatives du 6 mai constitue également un événement de taille face aux politiques de la Troïka. « A la faveur de ce qui se passe en Grèce, et des reculs de Merkel au niveau électoral, il y a semble t-il une ouverture dans le débat public qui n’existait pas jusqu’à maintenant, analyse Verveine Angeli. Désormais on peut interroger l’efficacité de l’austérité appliquée en Grèce. » L’ouverture d’un débat, inimaginable il y a quelques mois, est désormais envisageable. Mais cela suppose d’établir des passerelles entre l’ensemble des mouvements. Pour Verveine Angeli, « malgré le changement de gouvernement en France, notre sort ici est tout autant lié à ce qui va se passer en Grèce demain, qu’à ce qui se joue strictement en France dans les prochaines semaines. »
Sophie Chapelle