Le Point piégé : « Ça peut arriver à n'importe quel journaliste »
Le Point piégé : « Ça peut arriver à n'importe quel journaliste »
Par Zineb Dryef | Rue89 | 01/10/2010 | 18H24
Le numéro de l'hebdomadaire Le Point du jeudi 30 septembre promet de briser les tabous et de tout dire sur l'immigration, les allocations, les Roms etc. Un super dossier sur « ce que l'on n'ose pas dire » dans lequel on trouve un article intitulé : « Témoignage : rencontre à Montfermeil avec des familles polygames ».
Jean-Michel Décugis, enquêteur sérieux, fait le portrait de Bintou, une Malienne de 32 ans, troisième épouse d'un Français d'origine malienne. Il la décrit comme une « jeune femme au joli visage légèrement scarifié de chaque côté des yeux ». Le lieu :
« Cité des Bosquets, à Montfermeil (Seine-Saine-Denis), bâtiment 5. Dans le F4, au troisième étage, s'entassent une douzaine d'enfants et deux femmes qui partagent le même mari, un Malien d'une soixantaine d'années. A l'étage au-dessous vit la plus âgée des épouses, avec quatre enfants. »
Bintou raconte son inquiétude pour ses enfants - « A l'école, ça va pas, et maintenant, il fait des bêtises. Des fois, il veut me donner de l'argent, je sais que ça a été volé » -, sa volonté de partir (mais comment ? ).
Bintou s'appelle en réalité Abdel et travaille avec des journalistes
Bintou n'existe pas, le journaliste du Point ne l'a pas rencontrée. Il lui a seulement parlé au téléphone. De l'autre côté du fil, c'était Abdel, « fixeur » (assistant de journaliste, défricheur) originaire de Clichy-sous-Bois, qui a parlé au reporter en prenant une voix haut perchée et un sacré accent. Interrogé par Arrêt sur Images, le jeune homme explique sa démarche :
« Dans mon entourage, nous sommes plusieurs à être outrés de la façon dont on parle de Clichy-sous-Bois dans les médias.
On n'entend que les histoires de voitures volées, et que l'on soit en Bretagne, dans le sud de la France ou n'importe où ailleurs, quand on pense à Clichy, on pense à la violence.
Les médias nous ont mis une étiquette sur le dos. » (Voir la vidéo)
Dans un communiqué publié sur le site du Point, Jean-Michel Décugis raconte comment il a essayé plusieurs plusieurs pistes avant de tomber sur Abdel, un fixeur recommandé par Sonia Imloul, auteure d'un rapport sur la polygamie en 2009 pour l'Institut Montaigne. Contacté par Rue89, le journaliste précise qu'il se sentait en confiance :
Jean-Michel Décugis : « J'ai fait ça par téléphone et on s'est fait piéger. Mais ça fait vingt ans que j'écris sur la banlieue, que je fais des reportages. »
Faites-vous régulièrement des interviews par téléphone ?
« Ça ne m'arrive pas souvent non. Je fais des reportages mais là je n'avais pas d'autres moyens. Je parcours les cités depuis vingt ans.
La polygamie est illégale, c'est tabou donc difficile. Ce sont des femmes souvent tenues par leurs maris… C'est la raison pour laquelle j'ai fait appel à Sonia.
Avant, je suis allé à Montreuil où j'ai rencontré le frère d'une femme polygame mais elle n'a pas voulu témoigner. »
Si vous « parcour[ez] les cités depuis vingt ans », vous devez connaître des hommes et des femmes polygames…
« Vous pouvez travailler vingt ans dans les cités, vous n'allez pas trouver une femme de polygame comme ça, en trois jours. Mon erreur est d'avoir fait ça par téléphone. »
Vous avez été piégé mais vous décrivez quand même la femme et l'appartement.
« Ce n'est pas une description. Je mets en image ce qu'Abdel m'a dit. Je mets un témoignage en images. Ce témoignage est crédible… »
Crédible ou caricatural ?
« Crédible. Les gens qui travaillent sur ce sujet, les chercheurs… racontent des choses qui vont dans ce sens-là.
En général, les familles polygames n'ont pas deux enfants. Le frère de la femme polygame que j'ai rencontré m'a raconté des situations hallucinantes. C'est une réalité.
Abdel peut continuer à affirmer qu'il m'a dit ce que je voulais entendre, lui-même connaît très bien la situation. C'est un sujet que je connais aussi.
Mon erreur… j'aurais dû préciser que c'était fait par téléphone. Aujourd'hui, je me suis fait piéger. Mais ça pouvait arriver à n'importe quel journaliste, quelqu'un de Rue89 même. Etes-vous sûre de parler à Jean-Michel Decugis ? »
Je connais votre voix.
« Bref. Je ne suis pas un escroc. Je travaille, j'enquête depuis des années. Je ne donne pas de leçon. C'est vrai que je n'aurais pas dû le faire par téléphone mais tous les jours, on a des témoignages par téléphone. Je suis allé sur le terrain avant. »
Qu'est-ce que vous pensez de la démarche d'Abdel ?
Son surnom, c'est « Abdel-la-tchatche ». Il dit : « Le journaliste, je l'ai piégé, il n'a pas pris le temps de venir… » Ça l'amuse, il est sur Internet, bien sûr que ça fonctionne.
Mais je ne crois pas que ce soit un geste politique, son discours n'est pas très construit. Je pense que c'est un pied-de-nez, il s'est vengé des journalistes. Bon, je ne sais pas. Je ne suis peut-être pas très objectif. »
Vous le comprenez ?
« Ça ressemble à un gros gag. Il rigole. Je suis catastrophé et assez atteint. Ça m'est tombé sur la tête cette histoire. »
Vous allez refaire un article sur le même sujet puisque celui-là tombe à l'eau ?
« On va réfléchir. C'est encore tout frais. »
gérard menvussa- Messages : 6658
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Re: Le Point piégé : « Ça peut arriver à n'importe quel journaliste »
Polygamie : le Point en flagrant délit de bidonnage
La "femme de polygame" s'appelait Abdel !
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Il habite Clichy-sous-Bois et a grandi à Montfermeil. Il désespère de la mauvaise image de ces deux communes voisines de Seine-Saint-Denis, qu'il estime amplifiée à tort par les médias. Il a donc décidé de piéger Le Point, en se faisant passer, au téléphone, pour une épouse de polygame dont le fils serait au bord de la délinquance.
Son faux témoignage constitue le pilier d'un des articles publiés cette semaine par l'hebdomadaire dans son dossier "Immigration Roms, allocations, mensonges… Ce qu'on n'ose pas dire". Dans l'article, les journalistes laissent croire qu'ils ont rencontré la femme en question. Pourquoi cette imposture ? Abdel raconte.
Bintou, 32 ans, est la troisième femme d'un Français d'origine malienne. Elle "est arrivée du Mali il y a quatorze ans", écrit l'hebdomadaire. "Depuis, elle a eu huit enfants, cinq garçons, trois filles. Bintou a accepté de raconter au Point son histoire."
Mais Bintou n'existe pas. Elle est le fruit de l'imagination d'Abdel, qui a décidé de raconter au Point ce qu'il pensait que le magazine souhaitait publier, dans le cadre d'un dossier sur l'immigration et "ce qu'on n'ose pas" en dire : l'histoire d'une femme prisonnière de sa situation, et dont le fils de 14 ans commence à déraper, peut-être à cause de la polygamie de son père.
"Cité des Bosquets, à Montfermeil (Seine-Saine-Denis), bâtiment 5. Dans le F4, au troisième étage, s'entassent une douzaine d'enfants et deux femmes qui partagent le même mari, un Malien d'une soixantaine d'années. A l'étage au-dessous vit la plus âgée des épouses, avec quatre enfants." On s'y croirait. Mais selon Abdel, qui a contacté @si pour raconter son imposture, cette description est fictive, principalement. Le bâtiment est celui où il a passé une partie de son enfance. "J'ai décidé de piéger un journaliste, explique-t-il. Dans mon entourage, nous sommes plusieurs à être outrés de la façon dont on parle de Clichy-sous-Bois dans les médias. On n'entend que les histoires de voitures volées, et que l'on soit en Bretagne, dans le sud de la France ou n'importe où ailleurs, quand on pense à Clichy, on pense à la violence. Les médias nous ont mis une étiquette sur le dos."
Pour "se venger", lorsque l'occasion s'est présentée, Abdel n'a pas hésité. En fin de semaine dernière, il apprend qu'un journaliste du Point cherche le témoignage de membres de familles polygame. Une requête pas trop compliquée à satisfaire pour ce webmaster, qui indique avoir travaillé à plusieurs reprises avec des journalistes français et étrangers, ainsi qu'avec la réalisatrice Yamina Benguigui, pour "préparer les reportages et les films sur le terrain". Ancien, et "déçu" de l'association AC le feu, montée dans la foulée des émeutes de 2005 par des habitants des cités du 93, il assure faire partie d'un groupe d'une quinzaine de personnes faisant donc régulièrement office de "fixers" (le terme qui désigne habituellement les aides et accompagnateurs des journalistes à l'étranger, notamment dans des pays dangereux) à Clichy-Montfermeil.
Mais cette fois, Abdel ne va pas trouver de femme de polygame. Il tient là l'occasion de prouver que les médias travaillent mal sur la banlieue, et décide de piéger le journaliste : "Pendant les émeutes de 2005 à Clichy, j'ai vu de mes propres yeux des journalistes, surtout étrangers c'est vrai, payer des enfants pour qu'ils jettent des pierres devant les caméras", assure Abdel, pas mécontent "d'avoir eu un média".
La démonstration est réussie. Dans l'article, Abdel témoigne "à visage découvert" à trois reprises. Se présentant comme membre de l'association Au-delà des mots, créée pour soutenir les familles de Zyed Benna et Bouna Traoré, les deux ados morts électrocutés dans un transformateur de Clichy-sous-Bois en octobre 2005 dont le décès avait déclenché les trois semaines d'émeutes, il assure connaître plusieurs familles polygames, dont celle de Bintou. Il ne fait pas partie d'Au-delà des mots et il est censé s'occuper de soutien scolaire, alors que l'association ne travaille pas sur ce terrain-là, mais personne ne vérifiera la crédibilité de ses affirmations.
Quant à son faux témoignage, il est la pièce-maîtresse de l'article. Les phrases de la jeune femme fictive entrent parfaitement dans l'angle de l'article : "Je peux pas partir, j'ai pas de travail, pas de maison, pas de famille" ; "Je suis inquiète pour le grand. A l'école, ça va pas, et maintenant, il fait des bêtises. Des fois il veut me donner de l'argent, je sais que ça a été volé." A propos de ce fils de 14 ans, l'article peut donc se demander tranquillement : "Est-il en train de tourner mal parce qu'il vit dans une famille polygame ? C'est la question qui immanquablement tourne dans la tête."
Le journaliste du point "catastrophé"
Contacté par @si, l'auteur de l'article, Jean-Michel Décugis, tombe des nues et se déclare immédiatement "catastrophé" à l'annonce de la manipulation. "Je travaille depuis vingt ans sur la banlieue, rappelle-t-il. C'est la première fois que ça arrive et c'est tout à fait désolant.J'ai passé trois jours à chercher des contacts, j'avais plusieurs pistes pour rencontrer des membres de familles polygames, et je me suis notamment rendu à Montreuil, mais cela n'a pas abouti. A Montfermeil, j'étais en contact avec Sonia Imloul, la présidente de l'association Respect 93, que je connais depuis longtemps (et qui est une habituée des médias). C'est elle qui m'a parlé d'Abdel, qu'elle a présenté comme un ami."
Décugis est un journaliste à la réputation solide, qui cosigne régulièrement des investigations fouillées avec ses deux collègues Olivia Recasens et Christophe Labbé (nous avions invité ce dernier sur notre plateau pour parler de leur enquête collective sur les carnets d'Yves Bertrand). L'article du Point est d'ailleurs signé de leurs trois noms. Le jour de la fatale interview téléphonique, le vendredi 24 septembre, le journaliste indique être monté dans sa voiture pour se rendre à un rendez-vous fixé par Sonia Imloul. Il pensait y rencontrer soit Abdel, soit une jeune femme qui pourrait témoigner. "On m'avait déjà proposé de parler à une jeune femme par téléphone, ce que j'avais refusé. Mais ce rendez-vous en direct a été annulé, et j'ai donc dû accepter de parler à mon témoin par téléphone. Je pensais que c'était Abdel qui me l'avait passée." Le lendemain de cette vraie-fausse interview, il a longuement rappelé Abdel, pour l'interroger au titre de sa prétendue association. "Je lui avais même proposé de faire des photos d'ambiance et de me les envoyer, je l'ai rappelé à ce sujet durant le week-end, mais je n'ai plus eu aucune nouvelle d'Abdel."
Mais une phrase pose problème dans la défense du journaliste, qui n'a "pas pensé un instant" s'être fait avoir : sans avoir jamais rencontré Bintou, il s'aventure pourtant dans une rapide description de cette "jeune femme au joli visage légèrement scarifié de chaque côté des yeux". Il assure que c'est Abdel lui-même, sous son vrai visage, qui lui a fait cette description, ce que le jeune homme dément.
Autre point d'opposition entre les deux protagonistes, Abdel assure avoir touché de l'argent, quelques centaines d'euros, pour son travail. La somme aurait été remise via une association. Là encore, Decugis dément formellement : "Je lui ai simplement dit qu'on pourrait le payer pour les photos qu'il nous ferait, ce qui serait un moyen de le rémunérer, explique-t-il. Mais je n'ai jamais vu les photos." Le journaliste est amer : "C'est, hélas, tellement facile de balader un journaliste comme ça. Et le fait d'en parler fait de la pub à ce type de pratiques…" Depuis 14 heures, le site du Point annonce : "Comment nous nous sommes fait piéger." "Nous avons appris vendredi matin par des journalistes contactés que ce fameux Abdel était en fait un imposteur qui voulait régler ses comptes avec les médias, écrit le site. Les premières victimes de ce coup monté sont les lecteurs auprès desquels nous nous excusons. Le Point se fait un devoir d'enquêter sur les raisons de cette manipulation et de mettre à jour les intérêts qu'elle sert."
Si vous souhaitez écouter l'intégralité de l'étrange entretien entre le journaliste et le jeune homme, en voici les 30 minutes. Abdel était aussi sur notre plateau ce vendredi midi. Voici son intervention, que vous retrouverez aussi
dans notre émission de la semaine :
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sylvestre- Messages : 4489
Date d'inscription : 22/06/2010
Re: Le Point piégé : « Ça peut arriver à n'importe quel journaliste »
Le malheur, c'est que si ce petit salopard du Point s'est ridiculisé professionnellement, tout comme Cathy Sanchez "réalisatrice" de La Cité du mâle, une bonne partie de leur public n'y voit que du feu et les préjugés racistes sont tout de même renforcées par ces opérations grossières.
__
1) Soyons justes, il y a aussi des journalistes qui bossent vraiment, et sérieusement, par exemple ceux qui ont réalisé le formidable docu, sans concession, sur le scandale de l'amiante. Mais c'est évidemment plus facile et plus rentable de bidonner...
verié2- Messages : 8494
Date d'inscription : 11/07/2010
Re: Le Point piégé : « Ça peut arriver à n'importe quel journaliste »
Le Point se fait un devoir d'enquêter sur les raisons de cette manipulation et de mettre à jour les intérêts qu'elle sert.
sylvestre- Messages : 4489
Date d'inscription : 22/06/2010
Re: Le Point piégé : « Ça peut arriver à n'importe quel journaliste »
Polygamie : la fabrication sociologico-médiatique d’une panique morale
04 Octobre 2010 Par Eric FassinC’est Arrêt sur images qui l’a révélé, le 1er octobre : au moment de « briser le tabou » de la polygamie, Le Point vient d’être pris « en flagrant délit de bidonnage ». Dans un dossier choc, en couverture de son numéro du 30 septembre (« Immigration, Roms, allocations, mensonges : ce qu’on n’ose pas dire »), le magazine consacre une double page à la polygamie. L’article (« Un mari, trois épouses ») repose pour l’essentiel sur le témoignage de Bintou, la troisième épouse d’un Malien de Montfermeil naturalisé français. Or Bintou n’existe pas : c’est un certain Abdel qui lui a prêté sa voix au téléphone, en imitant (mal !) un accent de femme noire, pour piéger un journaliste pressé de confirmer les clichés sur les banlieues. Et Abdel le prouve en filmant l’entretien, petit bijou comique diffusé par Arrêt sur images. Faute d’autres familles polygames sous la main, le reporter tombe dans le piège : après un simple entretien téléphonique, il n’hésite pas à décrire « la jeune femme au joli visage légèrement scarifié de chaque côté des yeux ».
Quand la fausse Bintou soupçonne son fils, qui « sèche les cours », de voler de l’argent, l’article ne recule pas davantage devant le lien de causalité : « Samba est-il en train de mal tourner parce qu’il vit dans une famille polygame ? C’est la question qui immanquablement trotte dans la tête. » Pourquoi ? La phrase suivante donne la réponse, que les analyses développées sur ce blog laissaient attendre : « Dans son livre “Le Déni des cultures”, le sociologue Hugues Lagrange pointe une surdélinquance chez les jeunes d’Afrique sahélienne, où 30% des chefs de famille sont polygames. Une situation qu’il explique notamment par l’absence du père, les tensions au sein du foyer générées par les rivalités entre épouses et la promiscuité qui pousse les enfants dans la rue. Le chercheur dit tout haut ce que les policiers disent tout bas depuis des années. »
Il y a quelques mois, Brice Hortefeux accusait de polygamie un commerçant nantais musulman, Lies Hebbadj, dont la femme portait le voile intégral, allant jusqu’à le menacer de déchéance de nationalité. Toutefois, la formulation du problème se cherchait encore : fallait-il le chercher dans l’islamisme du commerçant nantais, dans son escroquerie aux allocations familiales, ou dans ses violences à l’égard d’une de ses compagnes ? Aujourd’hui, le discours a pris forme, en passant des Maghrébins aux Noirs – soit d’Abdel à Bintou : le problème de la famille polygame, c’est qu’elle serait cause de délinquance.
Manipulations médiatiques
Informé de la supercherie par Arrêt sur images, le journaliste du Point, Jean-Michel Décugis, se déclare « catastrophé » : « Je travaille depuis vingt ans sur la banlieue. C’est la première fois que ça arrive et c’est tout à fait désolant. » « Ça » ? Le manque de rigueur du journaliste, ou sa révélation publique ? Loin de plaider coupable, en effet, il contre-attaque bientôt : s’il reconnaît dans Libération s’être « fait piéger comme un débutant », il menace en retour : « on va attaquer en diffamation » ! Le communiqué que publie le site du Point est sur la même ligne : « Nous avons été victimes d’un coup monté par ce que l’on appelle un “ fixeur”. Un “ fixeur” est une personne qui permet aux journalistes de récupérer des témoignages dans les cités. Celui-ci voulait visiblement régler ses comptes avec les médias. » Et de conclure sur une note inquiétante : « Le Point se fait un devoir d’enquêter sur les raisons de cette manipulation et de mettre à jour les intérêts qu’elle sert. »
Arrêt sur images s’était déjà intéressé à l’importation du « fixeur » dans la pratique journalistique en banlieue, et son journaliste Dan Israel en rappelle aujourd’hui l’origine : « le terme qui désigne habituellement les aides et accompagnateurs des journalistes à l’étranger, notamment dans des pays dangereux ». Les cités seraient donc des zones périlleuses, comme le suggère d’ailleurs le journaliste du Point pris en défaut : « Cela fait vingt ans que je me rends dans les cités, que je fais du terrain, que je prends des risques ». Sa mésaventure lui donne raison : l’enquête sur la polygamie, clé de la délinquance, était certes périlleuse … mais le danger inattendu de cette enquête téléphonique est venu du « fixeur » lui-même – Abdel. Ce jeune webmaster de Clichy a en effet choisi, pour une fois, de renverser le regard, en prenant le journalisme pour objet. Et de révéler ainsi « ce qu’on n’ose pas dire », soit, pour retourner le titre de la longue analyse du Point, « tabous et clichés » médiatico-sociologiques.
Faut-il s’en étonner ? Jean-Michel Décugis n’est guère sensible à cette démarche : « le système médiatique est critiquable, je suis le premier à le critiquer, mais là, il [Abdel] fait son gag, mais il n’y a aucun discours derrière pour étayer ce qu’il entend dénoncer. » Voire. Abdel déclare en effet, le même jour : « J’ai décidé de piéger un journaliste. Dans mon entourage, nous sommes plusieurs à être outrés de la façon dont on parle de Clichy-sous-Bois dans les médias. » Bref, « les médias nous ont mis une étiquette sur le dos. » C’est pourquoi, ajoute Abdel, « quand j’ai appris que le journaliste cherchait des familles polygames, ça m’a rendu fou. Quoi, après toute l’histoire du voile, on allait nous sortir le coup de la polygamie ! » Du coup, « je lui ai pondu une histoire basique, complètement dans le cliché. » Et de préciser son intention : « Je veux montrer que les médias ne font plus leur travail d’investigation, mais ils filtrent et créent l’info. »
L’autorité du terrain
Abdel a donc fait œuvre de journaliste en prenant pour objet, non pas la banlieue, mais la construction médiatique de son image. Grâce à lui, on comprend mieux comment se fabrique l’information. En effet, le journaliste du Point met en avant, pour se dédouaner, le rôle d’une autre intermédiaire, Sonia Imloul, présidente de l’association Respect 93 : alors qu’il cherchait à rencontrer une femme de polygame, « c’est elle qui m’a parlé d’Abdel, qu’elle a présenté comme un ami. » De même, le patron de l’hebdomadaire, Franz-Olivier Giesbert, évoque dans Le Nouvel Observateur un « contact recommandé par une personne faisant autorité. » Pourquoi Sonia Imloul fait-elle autorité – du moins sur ce sujet ? L’hebdomadaire le rappelle, elle est « l’auteure d’un rapport sur la polygamie pour l’Institut Montaigne ». Ce think tank patronal avait organisé une réflexion aboutissant à un colloque, le 4 décembre 2009 : « Qu’est-ce qu’être Français ? » C’était pendant le « grand débat » sur l’identité nationale lancé par le ministère de l’immigration, Éric Besson, qui y avait d’ailleurs remplacé le président de la République. Or l’Institut Montaigne venait de publier en novembre cette note sur la polygamie.
Revendiquant déjà de briser un « tabou », Sonia Imloul y mettait en garde contre ce « danger ». Mais ses neuf pages ne révélaient aucune information nouvelle. Au contraire, la responsable associative dénonçait le manque de données : « personne ne peut dire aujourd’hui, même avec une marge d’erreur importante, combien il y a de familles polygames en France. » Elle ajoutait même : « En l’absence de données fiables, on ne sait pas si la fin des regroupements familiaux pour les familles polygames décidée par la loi d’août 1993 a marqué un coup d’arrêt à ce phénomène ou si il a retrouvé une nouvelle vitalité depuis. » Sans doute citait-elle Jean-Christophe Lagarde, maire Nouveau Centre de Drancy : « autre idée fausse, répandue de façon nauséabonde par certains, notamment pendant les émeutes de 2005 : les enfants de ces familles polygames généreraient plus de violence, de délinquance que les autres. C’est faux et c’est absurde ».
Mais c’était seulement pour appeler à de vraies enquêtes : « On aimerait suivre l’élu de Seine-Saint-Denis, mais là encore nous n’en savons pas assez sur les comportements individuels et collectifs induits par la polygamie. » On aurait pu penser qu’à défaut de données statistiques, Sonia Imloul disposait d’un savoir de terrain. Or dans cette note, pour éclairer ses remarques générales, elle s’appuyait exclusivement sur des témoignages déjà publiés par ailleurs, en particulier dans la presse – à l’exception peut-être d’une anecdote qui ne correspond guère à l’expérience de la polygamie : « Témoignage d’un magistrat demandant à un enfant comment s’appelle sa mère : “laquelle?”, lui répond l’enfant. » Depuis quand les enfants d’hommes polygames ne savent-ils pas qui est leur mère ? Si Sonia Imloul connaissait la polygamie africaine, elle s’abstiendrait de cette citation…
Et c’est ici que l’ingénieuse supercherie d’Abdel sert de révélateur. Le Point publie en effet sur son site l’explication de Sonia Imloul, sans doute sommée de rendre des comptes : « J’avais besoin, lorsque je préparais mon rapport sur la polygamie, d’entrer en contact avec des familles polygames, notamment sur Montfermeil (Seine-Saint-Denis). » On découvre donc qu’elle n’en connaissait pas. « Dans ce cadre-là, on m’a mis en contact avec Abdel (un “ fixeur” qui permet de récupérer des témoignages dans les cités). » Sonia Imloul, l’autorité sur laquelle se fonde le journaliste, a les mêmes méthodes de travail que lui. « Lorsque j’ai su que Le Point travaillait sur le sujet, j’ai proposé au magazine de le mettre en contact avec une famille polygame à Montfermeil. » Mais en réalité, c’est avec Abdel qu’elle propose le rendez-vous : autrement dit, elle ne connaît toujours pas de famille polygame. Bref, de la polygamie, Sonia Imloul ne semble rien connaître que ce qu’on en dit dans les médias – ou que lui raconte son « fixeur »; elle sait seulement que c’est un grave problème.
On voit ainsi se constituer « l’effet de réel » qui fonde l’autorité du récit médiatique. Le journaliste s’autorise du « terrain » ; mais pour recueillir ses témoignages, il dépend d’un « fixeur ». Comment savoir alors qu’il s’agit d’un informateur autorisé ? C’est qu’il le rencontre par l’intermédiaire d’une « autorité » en matière de polygamie. Celle-ci s’autorise pour sa part du « terrain » associatif, mais son savoir semble surtout fondé sur la lecture de la presse ; en tout cas, son contact avec la réalité est médiatisé par le même « fixeur ». Du moins jouit-elle d’une autorité médiatique, qui tient sans doute à sa reconnaissance par l’Institut Montaigne… Pour que le cercle de l’illusion autorisée se referme, il manque encore une pièce dans le dispositif : les terrains associatif et journalistique sont en effet confortés par le terrain sociologique, qui sert à légitimer par son expertise cette construction si détachée de la réalité.
La légitimation sociologique
En matière de polygamie, sans doute Le Point peut-il citer Christian Saint-Étienne : la France attire selon lui trop d’immigrés qui « viennent y chercher une protection sociale inconditionnelle ». Les conséquences en seraient inquiétantes : « De véritables réseaux amènent ainsi sur notre territoire des femmes africaines qui, après avoir accouché, pourront, de proche en proche, faire venir une tribu polygame [sic]. » Le phénomène n’aurait rien de marginal : « C’est le principal moteur de l’immigration d’Afrique noire depuis une quinzaine d’années. Or notre système social n’est pas construit pour intégrer ces familles parfois illettrées. Elles vont alors vivre dans des ghettos tandis que leurs enfants connaîtront souvent l’échec scolaire et la relégation, source de violence. » Toutefois, on pourrait douter de la compétence, sur ce sujet, du titulaire de la chaire d’économie industrielle au CNAM. C’est ici qu’intervient l’expertise sociologique d’Hugues Lagrange, qui est le pivot du dossier du Point : en dehors de l’entretien d’une page qui lui est consacré, il est cité maintes fois – y compris, on l’a vu, dans l’article sur Bintou, qui lui attribue le constat d’une « surdélinquance chez les jeunes d’Afrique sahélienne, où 30% des chefs de famille sont polygames. »
Sans revenir sur l’ensemble des thèses du Déni des cultures, il n’est pas inutile de reprendre les divers propos de ce sociologue sur la polygamie. Le chiffre que cite Le Point provient semble-t-il d’une enquête sur des hommes de la vallée du Sénégal vivant en France dans des foyers, publiée par l’OCDE en 1983 (pp. 172-3)… En fait, sans s’attacher à de tels chiffres, l’ouvrage s’attache plutôt aux corrélations : un tableau le donne à lire, les enfants de familles polygames auraient, de loin, les résultats scolaires les plus bas, et les taux de délinquance les plus élevés (pp. 134-5). Comment ces familles polygames sont-elles repérées par le sociologue ? Dans un entretien que publie Le Nouvel Observateur le 30 septembre, celui-ci répond à la question – et le passage mérite d’être cité dans son intégralité :
N. O. - Vous faites aussi un lien direct entre la polygamie et la délinquance. Comment pouvez-vous le démontrer, alors que nous ne disposons d’aucune donnée fiable sur ce phénomène ?
H. Lagrange. - C’est vrai, mais je donne une estimation. J’ai fait un choix d’échantillonnage qui comprend tous les élèves de 6e. Nous leur avons demandé combien ils ont de frères et sœurs. Nous disposions aussi des dates de naissance de ces derniers. Alors quand nous constations plusieurs naissances séparées de moins d’un an dans une famille, nous supposions de la polygamie.N. O. - Vous n’avez quand même pas fondé vos résultats sur des suppositions ?
H. Lagrange. - Quand vous avez plus de douze enfants, des naissances qui arrivent en même temps, ce qui se passe assez fréquemment parmi les enfants issus de l’immigration malienne... C’est un critère de repérage qui fonctionne sans coup férir.N. O. - Sur 4 439 adolescents, combien sont issus d’un père polygame ?
H. Lagrange. - Environ 65. Mais prenons les choses dans l’autre sens. Au Val-fourré à Mantes, on compte à peu près 80 familles polygames (toutes ne figurent pas dans mon échantillon). La moyenne d’enfants par famille étant de 15, ça fait à peu près 1 200. Sur 3 500 collégiens, ça représente donc un tiers.
Il y a de quoi s’étonner : l’échantillon donne 65 enfants issus d’un père polygame pour 4439 adolescents – soit moins d’1,5%. Pourquoi prendre « les choses dans l’autre sens », sinon pour gonfler les chiffres et arriver à « un tiers », au prix d’une approximation grossière (15 enfants par famille) ? D’autant plus, comme l’a fait remarquer le sociologue Laurent Mucchielli dans France-soir, que ce résultat « ne peut pas être vrai car, que je sache, tous ces enfants ne sont pas des collégiens. Ils peuvent avoir entre 0 et 18 ans. » Il ne s’agit pas seulement d’une erreur de calcul, mais bien plutôt d’une volonté de grossir le problème.
Les chiffres peuvent-ils ainsi être manipulés, au gré des besoins ? Comment déterminer alors si la polygamie est un problème, ou non ? La comparaison avec l’entretien que donne Hugues Lagrange à 20minutes, publié le même jour que celui du Nouvel Observateur, laisse songeur : le discours change ici du tout au tout.
En parlant de «la polygamie» dans ces familles et de leur lien avec les émeutes urbaines de 2005, ne craignez-vous pas de les stigmatiser?
Au cours de mon enquête, conduite sur le terrain pendant dix ans, j’ai seulement constaté que les villes où l’installation de familles originaires du Sahel était traditionnellement plus forte étaient celles où les incidents ont éclaté. Par ailleurs, la polygamie n’est pas le problème, c’est un aspect très secondaire. Elle concerne une famille pour 10.000.
Vous pointez aussi la taille des fratries, plus importante que celles des familles issues de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb…
C’est en effet le premier problème. Il faut consacrer beaucoup de temps à chaque enfant pour qu’il réussisse à l’école. La différence d’âge entre les époux est aussi problématique puisqu’elle nuit à l’autorité parentale, plaçant les époux dans des places asymétriques. L’autoritarisme des pères, enfin, a une incidence sur le reste de la famille. Méprisés en France, ils reportent sur leurs femmes leurs frustrations et mettent les fils aînés au-dessus des mères. Cela fait des catastrophes éducatives.
Pourquoi ce changement d’ordre de grandeur, et en conséquence d’argument ? Une famille pour 10 000 ? Pas dans l’échantillon étudié, à l’évidence ; mais dans quelle population ? Et comment le sait-on ? Peut-être Hugues Lagrange, qui ne s’en explique pas, s’appuie-t-il cette fois sur la note déjà citée de Sonia Imloul : « Ainsi une étude de l’INED, fondée sur une grande enquête sur les populations immigrées en France datant de 1992, estima-t-elle le nombre de familles polygames à 8 000, pour 90 000 personnes concernées, soit 11 à 12 personnes par famille environ. Un rapport de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme s’est risqué en mars 2006 à une estimation de 16 à 20 000 familles, soit jusqu’à 200 000 personnes. » En tout cas, il abandonne son échantillon, censé fonder sa « démonstration ».
Dans Le Point du même 30 septembre, Hugues Lagrange dénonce « l’idéologie » qui présiderait au discours sur l’immigration, en opposant à « l’angélisme » supposé de la gauche son « réalisme » : « J’ai choisi de me confronter aux réalités du terrain, en m’appuyant sur des données inédites concernant 4500 adolescents en échec scolaire dans les collèges de région parisienne et autour de Nantes, que j’ai moulinées avec les données judiciaires concernant les mineurs mis en cause. C’est le genre de travail que vous ne faites qu’une fois dans votre vie. » Mais on le voit, en tout cas lorsqu’il s’agit de polygamie, Hugues Lagrange abandonne ses propres résultats. C’est ce qui lui permet de passer de passer d’1,5% (dans son échantillon) à 1/3, ou au contraire à 1/10 000.
Un effet de réel
En réalité, au-delà des aspects techniques du calcul, on comprend surtout, grâce à Abdel, comment fonctionne la construction médiatique des « banlieues » : à défaut d’être fondée en réalité, elle se réclame d’un terrain – celui du reportage ou de la pratique associative, voire de l’expérience policière ; autrement dit, elle s’autorise d’un effet de réel. Les enquêtes de la sociologie pourraient contredire cette illusion, comme un retour du réel. Mais il n’en est rien : le chercheur qui inspire aujourd’hui le discours médiatique sur la polygamie revendique justement de réagir contre la sociologie telle qu’elle se fait, en l’accusant de « déni ». Et s’il a tant d’autorité en dehors du champ scientifique, c’est bien sûr que cette rupture permet de renouer avec le sens commun, soit de briser les tabous pour renouer avec les clichés.
Or c’est devant les images télévisées des émeutes de 2005 qu’Hugues Lagrange a trouvé la clé des enquêtes qu’il menait déjà depuis 1999, comme il le confie au Nouvel Observateur : « Pendant les émeutes de 2005, j’ai regardé la télévision. C’était peut-être un biais mais j’ai vu beaucoup de visages noirs, plus que leur proportion dans la population. Tout le monde le sait, 70% des villes de plus de 50 000 habitants qui ont connu des émeutes possèdent une ZUS (Zone urbaine sensible)... Et qui habite dans ces zones ? En Seine-Saint-Denis, on compte environ quatre Maghrébins pour un Noir. Alors, si en 2005 je voyais autant de Noirs sur les images, ça valait le coup de se demander pourquoi ils étaient à l’avant-garde des émeutiers ? » Dans son livre, il ne se contente plus de ce constat : il en fait un principe d’interprétation, et la question devient une réponse. Au-delà des images, il rejoint ainsi les discours politiques, de Bernard Accoyer à Gérard Larcher, qui en 2005 expliquaient les violences des jeunes par les dysfonctionnements des familles polygames. L’image fait preuve.
La démonstration est inconséquente, et Hugues Lagrange peut tour à tour minimiser ou maximiser l’importance de la polygamie ? Peu importe. On en retient la réalité (supposée) d’un problème. Car l’autorité de son discours, il la puise dans l’évidence d’un sens commun de droite – qu’il contribue en retour à légitimer, y compris à gauche. Pour rompre ce cercle vicieux, ce que fait aujourd’hui Abdel, quand il prend la parole et se filme lui même, c’est introduire le doute sur pareilles logiques d’autorité. Le « fixeur » nous invite ainsi à prendre le faux bon sens d’un « nouveau réalisme », avide de briser les « tabous », non pour la vérité, mais pour ce qu’il est – une construction médiatico-politique, qui vient de se trouver, avec le livre d’Hugues Lagrange, une légitimation sociologique providentielle. Au lieu de le dénoncer, Le Point devrait donc le remercier, et avec lui, les médias devraient ensemble célébrer la contribution d’Abdel à la critique démocratique de l’opinion.
sylvestre- Messages : 4489
Date d'inscription : 22/06/2010
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