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La pornographie comme discours

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Message  gérard menvussa Jeu 1 Sep - 12:21

Signes, sexe and linguistique 5. Que « fait » exactement le discours pornographique ?
31 août 2011 Par Marie-Anne Paveau

Il existe un débat important dans les études féministes et en philosophie morale sur les effets de la pornographie sur ses lecteurs, spectateurs, consommateurs. La question est double : y a-t-il des effets ? et si oui en quoi consistent-ils et sont-ils nuisibles ou non ? Cette question n’est pas propre à la pornographie et s’est toujours posée à des époques diverses à propos de produits culturels considérés comme dangereux : ainsi le roman a-t-il été considéré comme nocif pour les jeunes filles (danger qui n’est pas éteint, si l’on en croit ce très récent post d’un site belge sur les questions de santé). Et l’on sait que les jeux vidéo font l’objet de ce type d’interprétation, régulièrement relancée par des affaires de violence mettent en cause des jeunes gens exposées à la culture du gaming : de Columbine à Winnenden pour finir par Utoeya tout récemment, les jeux vidéo sont souvent accusés de produire de la violence réelle, en particulier chez les jeunes. Il commence à y avoir de nombreux travaux sur la question, en particulier chez les psychanalystes (par exemple : Yann Leroux, Vincent Lecorre, Michael Stora, Benoît Virole) qui permettent de relativiser et de refroidir quelque peu une question qui se transforme souvent en débat de société caricatural, exprimant plus une technophobie viscérale qu’une véritable réflexion socio-psychologique.

Qu’il s’agisse des jeux vidéo ou de la pornographie, d’un point de vue linguistique et discursif, la question est celle de la performativité du discours, à partir de la célèbre proposition de J. Austin dans How to do Things with Words (1975 [1962]) : dire des choses, c’est faire des choses. Je me propose d’exposer les réponses disponibles à cette question du « faire » du discours pornographique (pour une synthèse plus générale sur la question, je renvoie à un bon billet de Mathieu Lahure sur le blog Implications philosophiques).

– La réponse à la première question : est-ce que le discours pornographique fait quelque chose ? est donnée par la définition même de la pornographie, qui, même sous sa forme la plus extensive et la plus prudente (par exemple chez le minimaliste Ruwen Ogien dans Penser la pornographie), attribue à la pornographie, qu’elle soit textuelle ou iconique, au moins un effet d’excitation sexuelle (merci au twami pour la référence). Une fois cette première question réglée, il faut répondre à la seconde : la pornographie fait-elle autre chose (en même temps) que l’excitation sexuelle, de quelle manière, et ce qu’elle fait est-il nuisible ?

– La réponse pornophobe. Je reprends le terme pornophobe de R. Ogien parce qu’il me semble désigner de manière assez exacte une approche de la pornographie où entre beaucoup plus de subjectivité, d’idéologie, de conviction personnelle et parfois de haine, que de réflexion et d’examen raisonnée du phénomène. C’est une réponse assez monolithique de condamnation de la pornographie, appuyée sur une conception de la sexualité relevant de ce que Norbert Campagna appelle « la conception de la nature des anciens », que l’on trouve par exemple chez Saint Paul et Saint Augustin : l’acte sexuel n’étant accepté que dans l’objectif de la procréation, toute autre activité, et a fortiori la pornographie, qui compte à peu près tous les « crimes de la chair selon la nature » et les « crimes de la chair contre la nature » répertoriés par la morale chrétienne, est condamnée. Cette conception est de moins en moins défendue explicitement, mais on en trouve des traces assez manifestes dans des discours qui reprennent la rigueur de ce type de condamnation en transposant les interdits en dangers pour la personne, en particulier pour l’enfant : si les représentations sexuelles que l’on nomme généralement pornographiques sont considérées comme dangereuses, c’est en partie parce qu’elle dévient d’une « bonne » norme, qui est, sans que ce soit forcément dit, la norme naturelle. Une proposition de loi récente déposée par un groupe de députés autour de Christian Vanneste, étudiée par Fred Pailler dans une série qu’il consacre actuellement à la question sur son blog Politique des affects, constitue à cet égard un texte emblématique de ce type de pornophobie à substrat religieux et idéologique. Le texte demande l’interdiction de la pornographie pour les mineurs, en déployant une rhétorique pamphlétaire appuyée sur une normativité forte et une argumentation pseudo-scientifique : on y trouve un vocabulaire hyper-normatif et axiologisé (tentation, perversité, pernicieuse, fléau, etc.), une pseudo-argumentation appuyée sur le on-dit et le sens commun (« un enfant de 6 à 7 ans (comme on en rapporte beaucoup de cas) »), des assertions non étayées et surtout une référence déformée à une étude scientifique : le texte signale en effet qu’une étude de l’INSERM menée par Marie Choquet en 2004 montre que les filles font deux fois plus de tentatives de suicide quand elles visionnent des films pornographiques alors que l’étude en question signale seulement que les filles qui regardent de la pornographie ont, parmi leurs caractéristiques biographiques, l’expérience d’une TS, ce qui est, on en conviendra, un peu différent. L’idée est alors de présenter comme une position scientifique un discours plutôt émotionnel et idéologique.

– La réponse libérale américaine appuyée sur le Premier Amendement. On en trouvera une description très documentée dans l’ouvrage de Marcela Iacub, De la pornographie en Amérique (2010). Il existe plusieurs théories et des variations assez fines, mais, pour aller vite, le discours pornographique ressortit à la liberté d’expression, il s’agit d’un discours politique et il doit être reçu comme tel. Dans un article sur la performativité du discours pornographique, Bruno Ambroise cite la description qu’en font Rae Langton et Carolyn West (2003) :

Inspirés par l’idée que la pornographie est un discours, et inspirés par une certaine idée libérale concernant la question du discours dans la vie politique, plusieurs théoriciens disent que la pornographie contribue à cet idéal libéral : la pornographie, même la plus violente et misogyne, et même la plus nuisible, est un discours politique qui entend exprimer certaines conceptions de la vie bonne, entend convaincre ses consommateurs de certaines opinions politiques – et parvient jusqu’à un certain point à les persuader (Langton, Vest 2003 : 303).

– La réponse féministe anti-pornographique. Opposées à la position précédente, des féministes comme Catharine McKinnon, Andrea Dworkin, Rae Langton ou Jennifer Hornsby proposent une réponse non morale mais politique et juridique à la pornographie, dan le but de son interdiction. Pour C. McKinnon, la pornographie est performative, ce qui veut dire qu’elle réalise, au sens propre, la sexualité dans la réalité et définit la femme comme réduite à un objet sexuel exploité par les hommes. Selon J. Austin, parler constitue un acte, qui peut être de nature perlocutoire, c’est-à-dire avec réalisation effective de quelque chose dans la réalité, les exemples princeps étant le mariage ou le baptême, ou illocutoire, c’est-à-dire produisant un effet dans la réalité, en particulier sur la personne à laquelle s’adresse l’énoncé, ce qui est par exemple le cas de l’ordre, de l’injure ou du compliment. C. McKinnon applique à la lettre la notion de performativité, comme l’explique B. Ambroise :

McKinnon dit ainsi que la pornographie n’est pas représentation, ni symbolisme, ou prétention à quoi que ce soit, mais qu’elle est « la réalité sexuelle ». C’est même une véritable pratique d’inégalité sexuelle en ce qu’elle donne sens (construit) le genre et la sexualité afférente (c’est donc bien un problème de domination ou de pouvoir). C’est très important pour McKinnon, ce fait que la pornographie construit comme sexualité légitime un rapport de force et qu’elle réalise ce rapport de force comme sexualité (Ambroise 2003 : 172).

Il propose un échantillon des affirmations de McKinnon 2000 qui éclaire sa position :

La pornographie peut inventer les femmes car elle a le pouvoir de rendre la vision qu’elle en propose réelle, qui passe alors objectivement pour la vérité. [...] C’est l’idéologie régulatrice. [...] La pornographie esclavagise librement le corps et l’esprit des femmes inséparablement, normalisant la terreur qui renforce l’incapacité de la voix des femmes à se faire entendre. [...] La pornographie dépossède les femmes du pouvoir que, du même acte, elle confère aux hommes : le pouvoir de définir la sexualité, et donc le genre. [...] La pornographie entend définir ce qu’est une femme. [...] La pornographie déshumanise. [...] La pornographie construit les femmes et la sexualité et définit ce que signifient “femme” et “sexe” dans les termes l’un de l’autre. » (McKinnon 2000 : 178-184).

« Bref, conclut B. Ambroise, l’action propre de la pornographie est de conférer une identité sexuelle dégradante aux femmes et, ce faisant, de la réaliser. Dans les termes austiniens, elle serait une définition performative – c’est-à-dire, qui réalise ce dont elle parle » (p. 84). Cette position va loin puisqu’elle lie la production du discours pornographique et la violence faite aux femmes, donc le discours et le crime, et cette radicalité lui a valu de très nombreuses et parfois violentes réfutations (par exemple Rubin 1993 signalé par F. Pailler dans son dernier billet).

La réfutation de ce point de vue par la théorie linguistique d’Austin est assez facile : B. Ambroise montre bien en effet que pour qu’un énoncé soit performatif, qu’il « réussisse » (qu’il soit « felicitous » selon le terme d’Austin), il faut que, dans le contexte de sa profération, ses récepteurs le reconnaissent comme tel et que la réalité en soit alors modifiée. Or, explique-t-il, puisque C. McKinnon conteste cette réalité, c’est qu’elle n’est pas effective et que la performativité de la pornographie est donc un échec.

– La réponse butlérienne du côté de l’injure. Il paraît alors plus pertinent de mettre la pornographie du côté de l’injure, qui n’est pas perlocutoire mais illocutoire. J. Butler propose en effet dans Le pouvoir des mots une critique de la position radicale anti-pornographique en expliquant que le discours pornographique ne détient pas l’autorité qui lui permettrait de configurer la réalité de manière perlocutoire, mais qu’il a une force illocutoire sur cette réalité. J. Butler a une conception positive de l’injure, dans la mesure où elle considère que tout récepteur d’une injure a le pouvoir de la retourner, de deux manières. Sur le plan sémantique d’abord, et il s’agit alors du processus de resignication dont témoigne le mot queer, ancienne insulte devenue terme positif revendiqué, par exemple ou le mot slut qui tend actuellement à une récupération féministe dans le cadre des slutwalks :

Le nom utilisé pour nous appeler ne nous fige pas purement et simplement. Recevoir un nom injurieux nous porte atteinte et nous humilie. Mais ce nom recèle par ailleurs une autre possibilité : recevoir un nom, c’est aussi recevoir la possibilité d’exister socialement, d’entrer dans la vie temporelle du langage, possibilité qui excède les intentions premières qui animaient l’appellation. Ainsi une adresse injurieuse peut sembler figer ou paralyser la personne hélée, mais elle peut aussi produire une réponse inattendue et habilitante (Butler 2004 [1997] : 25).

Elle parle un peu plus loin de la « remise en scène [restaging] » et de « la resignification des énoncés offensants », puis d’une « contre-appropriation ou remise en scène du discours offensant » (p. 38).

Et sur le plan pragmatique, social, grâce la fameuse « agency« , ou puissance d’agir, par lequel le sujet peut répondre (et non échapper) à son assujettissement, comme le montre ce passage dans lequel J. Butler emploie le vocabulaire de la résistance :

L’injure peut être le point de départ d’une mobilisation en retour. Elle subordonne en même temps qu’elle nous rend agents, en produisant une scène de pouvoir pour le sujet à partir de cette ambivalence d’un ensemble d’effets qui excèdent les intentions qui animent l’injure. Le mot qui blesse devient un instrument de résistance dans le redéploiement qui détruit son premier champ d’action. Un tel redéploiement implique d’employer ces mots sans autorisation préalable et de mettre en danger la sécurité de notre vie dans le langage, le sentiment de notre place dans le langage (Butler 2004 [1997] : 163).

Il existe plusieurs critiques possibles à cette conception de la pornographie comme injure, et au premier chef une critique linguistique assez évidente, que mène B. Ambroise parlant à juste titre de « variabilité du caractère offensant » : comme de nombreux types d’énoncés illocutoires ou à effet illocutoire (on trouve le même fonctionnement dans l’ironie par exemple), le discours pornographique n’est injurieux que si le récepteur l’interprète comme tel. L’énoncé ne fonctionne comme injure que si l’ensemble de l’environnement, englobant non seulement les protagonistes de l’échange mais également les paramètres historiques, culturels, politiques, cognitifs, moraux, etc. en produisent une interprétation injurieuse. Une autre critique, que je ne développerai pas ici, est menée par Elise Domenach dans un très bel article où elle propose de penser le discours pornographique en termes de responsabilité et de rapport à l’autre, dans le cadre de la philosophie de Stanley Cavell, dont elle cite la remarque suivante :

Ce qui est nécessaire quand vous vous confrontez à une autre personne, ce n’est pas que vous l’aimiez, mais que vous soyez disposé, pour quelque raison que ce soit à tenir compte de sa position (standing), et à en supporter les conséquences (Stanley Cavell, Les voix de la raison, p. 471).

– La réponse post-porno. C’est sans doute la moins visible actuellement mais l’une des plus intéressantes. Elle consiste à investir les espaces pornographiques de manière à les subvertir et en particulier à défaire les normes hétérosexistes qui y règnent. C’est une position qui émane à la fois des milieux du cinéma pornographique (les actrices Annie Sprinkle, Ovidie), des milieux féministes et des milieux queer. Elle interroge plus l’image que le discours, mais ses présupposés sont transposables aux données verbales. Jean-Raphaël Bourge, fondateur du site Post-Ô-Porno, en donne une définition qui insiste sur cette fonction subversive. On peut citer aussi le post-porno féministe et lesbien, tel qu’il est présenté par exemple par Virginie Despentes : une pornographie féministe et lesbienne défait, par définition, la domination masculine et la normativité hétérosexiste, et permet à la pornographie de mettre en jeu d’autres données sexuelles. Mais il existe également une pornographie féministe plus « généraliste », que représente par exemple la réaliste suédoise Mia Engberg, souhaitant dans son film Dirty diaries présenter le point de vue féminin, comme une version pornographique de la stand-point theory.

Pour conclure, la question de savoir ce que fait le discours pornographique n’est pas bien différente de celle de savoir ce que fait le discours tout court. Toute profération de parole se jouant dans un environnement situé, toute parole « fait » quelque chose, qui varie considérablement selon la disposition des éléments qui constituent cet environnement. En ce sens, interdire certains discours pornographiques revient à interdire la possibilité du discours tout court, en ce qu’il produit des effets négatifs, ce qui semble assez peu raisonnable. Il n’est pas sûr en effet que le discours, qu’il soit pornographique ou non, puisse se constituer en question juridique ; il est sûr en revanche qu’il constitue une question pleinement sociale, au sens très large de l’environnement humain, où se joue la relation humaine, et en particulier la manière dont on rencontre l’autre, à tous les sens du terme, c’est-à-dire également cet autre soi qui nous est souvent inconnu.

Références

Ambroise B., 2003, « Quand pornographier, c’est insulter : théorie des actes de parole, pornographie et féminisme », Cités, 2003/3 n° 15, p. 79-85
Butler J., 2004 [1997], Le pouvoir des mots. Politique du performatif [Excitable Speech], Paris, Éditions Amsterdam.
Campagna N., 2011, Éthique de la sexualité, Paris, La Musardine.
Domenach E., 2003, « Quels sont nos droits et nos responsabilités face à l’expression pornographique ? », Cités 2003/3, n° 15, p. 97-109.
Hornsby J., 1995, « Speech Acts and Pornography », in The Problem of Pornography, ed. S. Dwyer, Belmont, Wadsworth.
Iacub M., 2010, De la pornographie en Amérique: la liberté d’expression à l’âge de la démocratie délibérative, Paris, Fayard.
Langton R., 1993, « Speech Acts and Unspeakable Acts », Philosophy and Public Affairs, 22-4 : 293-330.
Langton R., West C., 1999, « Scorekeeping in a pornographic language game », Australian Journal of Philosophy, vol. 77, no 3 (cité par Ambroise 2003).
McKinnon C., 1993, Only Words, Cambridge, Mass., Harvard University Press.
McKinnon C., 2000, « Not a Moral Issue », in D. Cornell (éd.), Feminism and Pornography, Oxford, Oxford Readings in Feminism, Oxford University Press (cité par Ambroise 2003).
Ogien R., 2003, Penser la pornographie, Paris, PUF.
Rubin G., 1993, « Misguided, Dangerous ans Wrong : an Analysis of Anti-Pornographic Politics », in A. Assiter & A. Carol (eds), Bad Girls and Dirty Pictures : the Challenge to Reclaim Feminism, London : Pluto.

Crédits

« Khajuraho 27, 13 et 20 – Kama Sutra », 2011, Ben Beiske, galerie de l’auteur sur Flickr, CC.

Mardi 20 septembre. Signes, sexe and linguistique 6. Anthropornonymie : de « Justine » à « Clara Morgane », les noms des pornstars
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Mots clefs : Discours, féminisme, idéologie, illocutoire, performativité, perlocutoire, pornographie, post-porno, sexe, sexualité, Théorie du discours

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Message  Gauvain Ven 2 Sep - 1:54

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